Il partage sa vie entre la Grèce, l’Espagne et la France, dans les luttes : de l’occupation de l’Ecole Polytechnique d’Athènes à celle d’immeubles appartenant à des banques à San Lucar en Andalousie, de la reconstruction du squat Can Vies à Barcelone à celle de lieux saccagés par les néo-nazis grecs, de la résistance qui s’étend dans les montagnes de Crète à celle de la ZAD du Testet contre le barrage de Sivens dans le Tarn. Yannis Youlountas plonge à la fois son regard et ses bras dans la rébellion active et mesure la distance entre théories et pratiques. Il participe, mais aussi témoigne, plume aux doigts ou caméra au poing, de la façon dont se réinvente un monde nouveau sur les territoires en lutte.
Dans le cadre de ce dossier, nous l’avons rencontré pour tenter de dégager les convergences et les différences de perspectives quant à la façon dont la pensée anarchiste est très concrètement mise "à l’épreuve du réel " sur ces territoires et dans nos vies.
Le Monde Libertaire : L’anarchie à l’épreuve du réel, tu as pu la voir sur tous les terrains de lutte où tu t’es rendu ces dernières années. Qu’est-ce que cela implique selon toi, d’agir concrètement pour l’anarchie ?
Yannis Youlountas : L’anarchie à l’épreuve du réel pose deux problèmes à distinguer. Tout d’abord, la façon dont on intervient concrètement sur le terrain, en testant et en complétant notre boîte à outils théorique. C’est une réinvention permanente et une consolidation indispensable, au plus près de la vie qui souffre et s’insurge. C’est ce qui fait de l’anarchie une utopie en mouvement plus que jamais actuelle et porteuse d’avenir pour sortir de l’impasse mortifère du capitalisme, du productivisme et du hiérarchisme.
L’autre problème de l’anarchie à l’épreuve du réel me semble dans sa rencontre avec les personnes qui la méconnaissent et, en particulier, sa confrontation avec celles qui partagent un autre point de vue, utilisent des outils parfois différents des nôtres et qui, bien souvent, n’ont tout simplement pas traversé le même type d’itinéraire que celui qui nous a conduit à plus de radicalité sur la question du pouvoir. Croyants, votants, réformistes, partisans de la non-violence absolue ou, à l’inverse, d’une violence révolutionnaire sans limite : les positions comme les nuances sont infinies. Sur le front des luttes, nous sommes fréquemment entourés de personnes qui, pour la plupart, ne sont pas sur la même longueur d’ondes, bien qu’actives, généreuses ou déterminées dans un projet commun. Ce qui pose le problème des limites de notre acceptation d’autrui et réciproquement. Où les poser ? De quelle façon ? Et que signifie une limite ? Comment ne pas tomber dans la compromission et le fourvoiement, ni, à l’inverse, basculer dans le sectarisme et le clanisme d’une énième avant-garde éclairée ?
Bien sûr, je ne nie pas la nécessité de se regrouper par affinités, mais je regrette certaines formes de frilosité et, en particulier, la tentation de rester sagement entre nous en attendant que tous les autres se rendent compte spontanément, un beau jour, de leurs erreurs passées et nous rejoignent miraculeusement. D’une part, c’est stérile parce que ça nous maintient dans une marginalité dont s’amuse le pouvoir. Et, d’autre part, c’est en totale contradiction avec les projets d’éducation populaire et de lutte aux côtés des plus démunis contenus dans la pensée anarchiste.
Combien de nos compagnons libertaires, aussi dévoués et sumpathiques soient-ils, reproduisent sans s’en rendre compte des comportements élitistes, hautains, parfois même intolérants et malveillants à l’écart de certaines luttes et initiatives pas ou peu orthodoxes. Non contents de s’exclure du reste du “mouvement social”, ils vont parfois jusqu’à se déchirer entre eux pour savoir qui “pisse le plus noir”. Pourtant, à quoi peut bien servir un petit club anonyme de trois personnes qui détient l’absolue vérité anarchiste et qui propose brutalement la conversion ou l’ostracisme à tous ceux qui s’en approchent ? On ne peut pas cultiver le jardin de l’utopie sans se salir les mains, expérimenter et oser prendre le risque de faire des erreurs.
ML : Est-ce que c’est forcément du sectarisme ? On peut juger, par exemple, les "initiatives en acte", amaps et autres scop, plus destructrices que bénéfiques dans l’optique d’une révolution libertaire, parce qu’elles sont trop bien digérées par le capitalisme ou les courants non-libertaires qui les vident de leur sens.
Y.Y. Mettre la pensée libertaire à l’épreuve du réel, c’est prendre en compte que ledit réel dans lequel nous agissons reste, malheureusement, une parcelle du vieux monde, ce qui rend bien difficiles les créations d’alternatives. Autrement dit, le nouveau monde que nous désirons ne pourra pas pleinement s’établir tant qu’il sera bridé par les conditions matérielles et symboliques de l’ancien monde : la propriété, le rapport à l’argent, les contraintes bureaucratiques, les rapports de domination, toutes les cultures sous-jacentes dans ces domaines, les répétitions qu’on produit, les harcèlements qu’on subit. Il est donc difficile de désobéir à tout, partout, tout le temps. C’est précisément pourquoi on ne pourra pas changer le monde uniquement en se changeant soi-même, contrairement à ce qu’affirment des proverbes naïfs, ni même au creux d'une communauté qui n'en reste pas moins exposée, où qu'elle soit, au bon vouloir des dirigeants du vieux monde et de leurs valets. Un rapport de force est également nécessaire avec eux. On ne peut pas faire sans défaire. La transformation me semble indispensable sur les deux plans à la fois : agir sur soi et autour de soi, mais aussi agir plus globalement sur tous les cadres qui nous aliènent et nous oppriment.
Cependant, être lucide n’empêche pas d’être indulgent. N’oublions pas que la capacité à désobéir n’est pas seulement le fruit de notre expérience, mais aussi de notre environnement, des situations, et qu’il faut parfois plus de temps à certains qu’à d’autres, dans tous les chantiers de la vie. Les projets communs du genre Sels ou Amaps sont surtout l’occasion d’aller à la rencontre de personnes différentes et d’échanger avec elles. On n’y construit pas un monde nouveau, mais on essaie modestement de l’imaginer ou, au moins, de décoloniser une partie de l’imaginaire préfabriqué. Ces projets ne sont pas révolutionnaires, mais ils créent, même modestement, les conditions nécessaires à cette remise en question qui seule peut permettre d’ouvrir des perspectives révolutionnaires. Car c’est quoi la révolution ? Définir ce qu’on entend par révolution et comment on désire la faire est encore une mise à l’épreuve du réel de la pensée libertaire, par-delà les formules galvaudées, car cela nous rappelle qu’on doit partir du monde et de ses habitants tels qu’ils sont, et non pas seulement tels qu’on les désire.
ML : De notre côté, on a l’impression que la révolution a déjà commencé en Grèce. Tout cela évidemment dans le plus grand silence médiatique : sur les récents événements de décembre, nous n’avons eu, au moment où cela se passait, quasiment aucun écho. Ce n’est qu’après coup qu’on a lu des entrefilets où se disait que « les émeutes s’étaient calmées ». Comment analyses-tu ce qui s’y passe ?
Y.Y. Ce que j’observe en Grèce me paraît plus, pour l’instant, un phénomène de transition qu’un phénomène révolutionnaire à proprement parler. Mais l'un peut mener à l'autre très rapidement. Le point de basculement n'est peut-être pas très loin. Chaque semaine, les initiatives se multiplient, tantôt pour survivre, tantôt pour défier le pouvoir. Les rapports de force se répètent, notamment dans la rue : des occupations et des manifestations, pas toujours très denses mais néanmoins régulières et intenses, parfois marquées par des conquêtes. Par exemple, le récent soulèvement de décembre a permis à Nikos Romanos, qui était en grève de la faim depuis 31 jours en prison, de poursuivre ses études1.
Cette transition se situe surtout au niveau de l’imaginaire social : la désillusion à l’égard du pouvoir, dont le masque est enfin tombé aux yeux de beaucoup, favorise la décolonisation de l’imaginaire au sujet dudit pouvoir et balaie tous les présupposés distillés dans l’éducation, l'information et la tradition. Même s'il est très difficile de mesurer l'ampleur du phénomène, cela me semble présager d’une possibilité révolutionnaire dans les temps qui viennent. On n'est peut-être pas loin d’une révolution en Grèce, mais, comme je le disais dans mon texte Athènes sur un volcan2, c’est uniquement à certaines conditions et il reste encore des points d’interrogation pour savoir jusqu’où ça ira.
ML : Tu vas régulièrement en Espagne, notamment en Andalousie et en Catalogne. As-tu remarqué de grandes différences ?
Y.Y. J'ai l'impression qu'en Espagne, on se situe beaucoup plus, actuellement, dans la lutte pour la survie, bien que la chute des revenus, salaires comme retraites, soit moins vertigineuse qu'en Grèce. Notamment parce que le nombre d'expulsions quotidiennes (plus de 150 par jour) est plus important en Espagne qu'en Grèce, toute proportion gardée. Pareil pour le nombre de suicides, souvent liés à ces expulsions, parfois spectaculaires et choquants pour le reste de la population. Je ne connais pas en Grèce de mouvement d'occupation aussi populaire et massif que celui de Sanlúcar, au sud de l'Espagne. Dans cette petite ville d'Andalousie, 150 familles expulsées de leur domicile (à cause de la forte hausse des crédits immobiliers à taux flottants) ont choisi de s'organiser et d'occuper 16 immeubles, vides depuis 7 ans, qui appartiennent à l'une des principales banques d'Espagne. Là-bas, ce sont principalement des femmes, parfois avec des enfants dans les bras, qui font barrage aux huissiers et aux policiers, et qui médiatisent l'affaire pour gagner le soutien de l'opinion publique, ce qui commence à réussir en Espagne.
Les solidarités s'étendent également à d'autres domaines. Il y a quelques mois, à Barcelone, des pelleteuses sous escorte policière ont détruit une partie de Can Vies, un célèbre squat libertaire qui était occupé depuis 17 ans. Plusieurs nuits d'émeutes ont suivi dans le centre de Barcelone. Cependant, ce qui a le plus marqué les esprits et étendu la solidarité, c'est le chantier de reconstruction immédiate qui a rassemblé quotidiennement des centaines de personnes de tous âges du quartier et des alentours (au total plusieurs milliers ont participé, dont des enfants parfois très jeunes) formant une chaîne humaine pour sortir les gravats, les trier, les retailler et reconstruire aussitôt.
Ces luttes ont pour points communs d'être simples, ancrées dans une réalité immédiate et puissantes symboliquement. Ce n'est pas l'idéologie qui est présente au premier plan, mais la nécessité, la dignité et la solidarité. L’action directe des anarchistes s'y déploie souvent en synergie avec d’autres personnes et mouvements pas toujours libertaires. Par exemple, à Sanlúcar, j’ai vu les anarcho-syndicalistes de la CNT-AIT soutenir les occupations aux côtés des marxistes autogestionnaires du SAT, le syndicat andalou des travailleurs, connu pour ses positions séparatistes et ses coups d'éclats médiatiques, notamment avec la participation de Diego Cañamero, emprisonné plus de 50 fois.
Il s'agit aussi et surtout de luttes ciblées qui portent presque exclusivement sur la question sociale et la défense des conditions d’existence, et beaucoup moins sur la remise en cause du pouvoir, qui pourtant a été centrale dans le mouvement des indignés, mais qui s'est finalement essoufflée, justement parce qu'elle n'est pas allée jusqu’à sa logique ultime : l'abolition pure et simple du pouvoir et, par conséquent, le débat sur les moyens pour y parvenir. En Grèce par contre, cette question du pouvoir me paraît plus électrique, brûlante, explosive. Elle s'intensifie ici ou là, selon les circonstances. Elle revient, repart, se réveille, sans qu’on sache où cette palpitation intense va mener. C’est pour ça que j’ai comparé la Grèce à un volcan. On sent que la terre tremble, on observe régulièrement des flammes et des cendres, on entend la colère partout, mais on ne peut pas savoir si une grande éruption va avoir lieu.
ML : Et la France, dans tout ça ?
Y.Y. La grande différence avec la Grèce et l'Espagne, c'est surtout le niveau des revenus et la présence de minimas sociaux qui permettent à l'État de domestiquer et de contrôler la misère, chose rare ou inexistante au Sud. C'est pourquoi, les terrains de luttes les plus mobilisateurs en France sont les ZAD, dont les préoccupations sont en premier lieu écologiques. Au Testet comme à Notre-Dame-des-Landes, le dénominateur commun, le point de compatibilité qui relie chacun des luttants, c'est la défense de l'environnement. Ce n’est que progressivement que s'est mise en place, sur le terrain et dans l’organisation de la lutte, une réflexion plus profonde sur la démocratie et la suppression éventuelle du pouvoir, comme l'a confirmé la création d'un second collectif au Testet3, sans hiérarchie ni porte-parole, et comme c’est également le cas sur une partie de Notre-Dame-des-Landes.
Durant les semaines où j'ai vécu sur la ZAD du Testet, j'ai pu vérifier qu'il y avait d'un côté les occupants, pour la plupart anarchistes ou antiautoritaires, et tous les autres, militants de passage ou à distance, familles entières venant en soutien par centaines durant les fêtes du dimanche, dont le principal point commun n’était pas le refus du pouvoir, mais uniquement l'usage, bon ou mauvais selon eux, qui en était fait. Les premières discussions montraient souvent l'ampleur de la décolonisation de l'imaginaire à accomplir. A la différence des Zadistes4, beaucoup des nombreux visiteurs se fichaient complètement d’avoir un président et un premier ministre, un président du conseil général ou un maire. De toutes façons, il ne pouvait pas en être autrement. C'était une évidence. Les échanges se limitaient donc à la façon dont le pouvoir s’exerce et à l'urgence de réformer certaines lois ou leurs conditions d'applications. Beaucoup réduisaient même tout ça à des problèmes de personnes : certains de nos chefs n'étant simplement pas de bons chefs. Comme si le problème du Testet venait uniquement du problème Carcenac, le président du Conseil général du Tarn, maître d'œuvre têtu, hautain et autoritaire. Heureusement, nos rencontres, luttes et créations ont provoqué par la suite des prises de conscience.
ML : Tu penses que ces différences témoignent de niveaux de conscience différents ?
Y.Y. Absolument. Combattre le productivisme sans combattre le capitalisme ou proclamer l'égalité sans remettre en question le hiérarchisme relève de la même naïveté. Mais les idées reçues continuent à défier la logique aussi durablement que la pensée n'est pas examinée. Sauf quand il s'agit de mauvaise foi, c'est-à-dire quand l'intérêt produit l'opinion. L'intérêt de classe notamment. C'est ce qu'on essaie d'expliquer aux gens sur les différents terrains de lutte, au moyen de débats, chansons, graffitis, articles, films et toutes sortes d'initiatives. Par exemple, faire venir Noël Godin, Raoul Vaneigem, Sergio Ghirardi ou l'Église de la Très Sainte Consommation sur la ZAD du Testet durant la semaine Grozad, c'était exactement dans ce but : faire de l'éducation populaire, bousculer les idées reçues et ouvrir des perspectives de réflexion pour aller plus loin, tout en remontant le moral des occupants et en attirant également du monde de l'extérieur, sans oublier d'aller à la rencontre des lycéens qui faisaient la grève pour nous soutenir, devant leur bahut. L'imaginaire est le carburant du désir, c'est-à-dire de la capacité à se projeter, qui à son tour produit la volonté, la ténacité, le courage et la joie de lutter et de s'émanciper. C'est l'antidote contre la résignation. Sans décoloniser et élargir son imaginaire, on ne choisit pas, ou en apparence seulement : on subit, en spectateur de sa vie et du monde. On reste assis, donc à genoux, esclaves modernes d'un pouvoir qu'il nous revient de désacraliser. Parce que nos chaînes sont d'abord dans nos têtes.
Les anarchistes, dans leur radicalité, proposent d'aller à "la racine" du problème, de remonter à "la cause des causes", formule malheureusement récupérée par des gourous confusionnistes qui veulent nous faire croire que Le Pen ou Soral sont des résistants et qu'il suffirait de tirer au sort nos chefs au lieu de les élire pour être libres. Alors que nous prétendons, au contraire, que c'est le pouvoir qui corrompt, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, et que le hasard ne fait rien à l'affaire : quand on est chef, on est chef. Si les libertaires ne veulent pas que des imposteurs maniant le verbe et la souris se prévalent de nos idées pour les mélanger à n'importe quoi et en faire des contresens, il est urgent d'agir directement, à l'épreuve du réel, en descendant dans les catacombes enfumées de la société, mais aussi en étant plus présents sur internet. Face aux virus de la confusion, c'est à nous d'être les rétrovirus du choix sibyllin qui se présente à nous : soit continuer à nous soumettre dans la servitude volontaire à un pouvoir toujours plus répressif, soit nous préparer à reprendre nos vies en main, tout en rejetant les fabriques de boucs-émissaires et leurs collaborateurs.
En Grèce, cette lutte contre la confusion est, depuis longtemps, l'une de nos priorités, au sein du "mouvement social" par-delà les divergences politiques. L'antifascisme n'est pas devenu un mot péjoratif comme en France, bien au contraire. Il est indissociable de l'anticapitalisme. Notamment, en dévoilant le rôle supplétif du fascisme au service du capitalisme qui l'instrumentalise pour se maintenir au pouvoir, comme l'histoire l'a montré en Grèce et ailleurs.
Outre l'amplitude de l'action directe antifasciste en Grèce, le dénominateur commun des luttes, là-bas, ne me semble ni la préoccupation écologique ni même sociale (contrairement aux ZAD en France et aux occupations habitables en Espagne), mais plutôt la question du pouvoir qui témoigne d'un profond ras-le-bol et d'une immense corruption. D'autant plus que le gouvernement grec est carrément une coalition PS-droite depuis 4 ans, à la différence des exemples espagnols et français où les mêmes jumeaux politiques jouent encore le spectacle de l'alternance perpétuelle.
L'exemple le plus éclatant est bien sûr dans le quartier d'Exarcheia à Athènes, où tous les membres de collectifs ne sont pas forcément du même avis sur la façon de construire un projet de société qui permettrait de vivre autrement, mais où, néanmoins, tout le monde s’accorde sans ambiguïté sur le fait que l’important désormais, c’est de ne plus obéir qu’à nous-mêmes et de refuser d’accepter plus longtemps de baisser la tête, dans la recherche d'une façon de vivre plus autogestionnaire, égalitaire et libertaire.
En France, ce "dénominateur commun" des luttes, que ce soit sur des fronts de combat multicolores comme au Testet ou dans des expérimentations alternatives souvent superficielles, est rarement la question du pouvoir, tout au moins pas d’emblée, hélas pour les anarchistes. Dès lors, à chaque fois, la question se pose : participer ou pas ? Et si oui, de quelle façon ?
Le plus court chemin vers l’utopie n'est pas de tourner en rond dans son coin en attendant le grand soir ou l'aube noire, mais de faire autant de pas que possible vers elle, au rythme d'une société minée de longue date par un passif monstrueux, stupide, inégalitaire et liberticide. Il n'y a pas de miracle. La décolonisation de l'imaginaire social ne tombera pas du ciel. Elle n'interviendra qu'au fur et à mesure de la découverte, du désir et de la réflexion, en progressant vers l'utopie et en savourant les avancées qu'elle procure.
De même, nous ne changerons pas le monde uniquement au moyen de petits groupes aussi éclairés soient-ils. Bien sûr, certains épisodes révolutionnaires ont été déclenchés par une poignée de personnes aux rôles décisifs. Mais que sont devenus ces grands moments historiques ? Ce qui a fait échouer chaque révolution n'est pas seulement la contre-révolution aussitôt lancée contre elle, mais aussi, plus profondément, la faiblesse de l'imaginaire social, distillé et institué au bon vouloir des puissants qui n'ont eu aucun mal, par conséquent, à éradiquer "la canaille" en levant aisément des troupes réactionnaires et assassines, puis, plus récemment, un cortège d'électeurs effrayés en juin 1968. Un fruit qui n'arrive pas à maturité ne peut être que stérile. Toute révolution qui devance trop largement l'imaginaire social est condamnée à échouer, sinon dans les premiers jours, du moins dans les suivants.
Par conséquent, cela suppose que préparer la révolution, c'est d'abord contribuer aux mouvements sociaux, parmi les gens qui en ont assez ou qui rêvent d’autre chose. On ne perd pas son "identité libertaire" parce qu’on va à la rencontre de "voisins politiques" avec lesquels on diffère sur un ou plusieurs sujets majeurs. De surcroît, si on désire un horizon véritablement démocratique au sens libertaire du terme, il est nécessaire de faire preuve de vigilance, mais aussi d'ouverture et d’écoute. Il est, par exemple, intéressant d'entendre les doutes et les réserves qu’expriment les gens qui s'intéressent à l'anarchie et de pouvoir y répondre. Par exemple, quand je présente Ne vivons plus comme des esclaves dans des associations comme Attac ou d’autres associations proches de la gauche critique, de l'écologie ou de l’altermondialisme, je découvre, d'une part, beaucoup de choses intéressantes même si je ne partage pas certains points de vue et, d'autre part, je peux mesurer le chemin qui reste à parcourir avant d’oser plus radicalement changer le cours des choses et les bases de la société. Je peux également vérifier à quels points certaines choses que nous proposons séduisent de plus en plus des gens qui croyaient autrefois que l'anarchie ne pouvait mener qu'au désordre arbitraire et au chacun pour soi. Dans ce genre de circonstances, par exemple, il m'arrive de faire observer que la devise "Liberté, Égalité, Fraternité", pure abstraction républicaine clouée froidement aux frontispices des monuments publics, devient enfin concrète et agissante dans l'utopie libertaire, au point de la résumer parfaitement.
ML : La fraternité serait donc une composante de la solution ultime pour faire aboutir nos luttes ?
Y.Y. L’anarchie commence par la lettre A, tout comme son synonyme : l’amour. Être anarchiste, c'est faire le pari de l'humain. C'est ne pas céder à la résignation et se dire qu'on mérite tous mieux que la vie dans laquelle on se fourvoie trop souvent, et dans laquelle beaucoup étouffent, souffrent, renient leur capacité à choisir leur pensée et leurs actes. Être anarchiste c'est exiger les conditions de liberté et d'égalité sans lesquelles il n'y a pas de fraternité possible. Être anarchiste, c'est se dire qu'on ne détient pas plus la vérité qu'un autre, mais pas moins non plus, et que l'échange d'égal à égal est donc nécessaire, dans le respect mutuel. Être anarchiste, c’est essayer de construire une société basée sur la vision la plus aimante qui soit de l’humain. C’est reconnaître ce dernier à la fois en tant qu’individu unique et en tant que membre de la communauté humaine universelle.
C'est pourquoi, la démonstration est à faire. Nous devons montrer autour de nous, dans l’action directe, dans notre rapport au réel, ce que c’est qu’être anarchiste, c’est-à-dire ce que c’est que penser un projet qui vise et propose parmi ses bases la fraternité. Il ne s'agit pas, bien sûr, de réduire l'anarchie à l'idéal hippie et à son fameux "peace and love". Car dans l’amour, il peut y avoir aussi de la violence. La violence, étymologiquement, n’est rien d'autre que la force de vie (la violence s'écrit "bia" en grec et se prononce "via"). Pareil au niveau des idées : la confrontation, le débat et même le conflit sont des temps parfois nécessaires pour construire un monde commun.
ML : Certains anarchistes te semblent-ils parfois dans une démarche un peu trop brutale, voire hautaine vis à vis des gens qui pourraient s’intéresser à ce qu’on a à leur proposer ?
Y.Y. Oui, c'est dommage. Peut-être parce qu'ils ne distinguent pas assez l'attitude qui convient face au pouvoir et celle à privilégier aux côtés des opprimés même s'ils nous exaspèrent parfois. Quand je vais sur des territoires en lutte où les gens ont un niveau de culture politique relativement limité et, en particulier, toutes sortes de préjugés sur l’anarchie, il ne suffit pas de citer Bakounine ou Louise Michel et de parler de liberté ou d’égalité pour les convaincre. Il faut surtout leur montrer ce qu’est l’anarchie dans notre façon d’être à l’écoute, d’accepter les différences et de faire de la propagande par l’exemple. Non pas de la propagande au sens que nous serions parfaits, mais en montrant simplement que nous savons faire preuve d’amour, c’est-à-dire en l’occurrence de fraternité, dans un monde qui en manque terriblement, de même que nous sommes capables de mordre, de lutter et de créer obstinément.
ML : Tu parles d’acceptation de la violence. Ce point cristallise l'une des causes de division des mouvements libertaires. Au regard de ce que tu as pu voir en Grèce, en Espagne et en France, quel constat peux-tu faire sur les moyens de lutte choisis ?
Y.Y. Tout d'abord, n’oublions pas que la violence n'est jamais une fin en soi pour les anarchistes, en Grèce comme ailleurs. Ce débat sur la violence ne concerne que les moyens de sortir de la situation actuelle, c'est-à-dire de mettre fin à des rapports de domination particulièrement violents et meurtriers à tous les niveaux, depuis la violence institutionnelle de l'État qui perpétue et défend arme au poing un ordre social au service des plus riches, jusqu'aux violences quotidiennes générées par le machisme, le racisme, l'homophobie et l'anthropocentrisme. Si certains considèrent vraiment la violence comme une fin en soi, c’est-à-dire s'ils souhaitent une société violente, dans ce cas-là, effectivement, ils n’ont rien à faire avec nous, puisqu'il s'agirait par conséquent d'une société autoritaire voire fasciste.
Par contre, deux questions agitent partout le débat sur la violence parmi les moyens de lutter. D'abord, la violence est-elle légitime ? Ensuite, est-elle efficace ? La première question se pose beaucoup moins en Grèce qu'en France. La légitimité de recourir à des moyens violents pour détruire un rapport de force inégalitaire qui est extrêmement violent et dévastateur ne souffre d'aucune hésitation pour la plupart des compagnons d'Héraklion à Thessalonique. Il s'agit de légitime défense, tout simplement. Par contre, il y a débat quant à l'efficacité de cette option. Durant les années 2000, le mouvement antiautoritaire (AK), composé d'anarchistes et d'antiautoritaires a parfois utilisé la violence, puis il a choisi d'y renoncer. Certains mouvements anarchistes en Grèce ne se gênent pas pour continuer à battre le pavé avec des sacs entiers de cocktails Molotov et d'éclats de marbre, pendant que des groupuscules caressent même l'espoir d'atteindre physiquement les hauts-responsables. A l'inverse, d'autres groupes libertaires refusent toute forme de violence, mais usent souvent de violences verbales quand il s'agit de qualifier leurs homologues de hooligans et de sous-estimer exagérément leur nombre et leur impact durant les nuits d'émeutes à Exarcheia ou ailleurs. Car même chez les non-violents, il existe des rapports de force et des coups en douce dignes de ceux qu'ils prétendent infréquentables. Bref, la violence divise parfois, mais heureusement assez peu. Car on ne sait jamais, en réalité, ce qui va faire changer le cours des choses. Chacun s’exerce, agit là où il peut, selon ses convictions, et cherche le point de rupture qui va peut-être faire basculer une situation.
On peut observer, par exemple, que sur le Testet, c’est finalement suite à un rapport de force violent que la situation a été retournée et que les travaux ont été suspendus sine die. Plus précisément, c’est parce qu’il y a eu des combats plus intenses qu’à l’accoutumée5, avec des conséquences dramatiques, que s’est démasqué le pouvoir dans sa toute-puissance et sa violence démesurée. Je ne dis pas que la violence est une solution pour autant, mais je dis simplement que, selon les territoires et les époques, des façons d’agir très diverses ont permis de retourner les situations. On ne peut pas balayer d'un revers de la main toute l'histoire des luttes sociales et des combats pour la liberté. De plus, la violence matérielle (briser les vitres d'une banque, chose courante en Grèce et en Espagne) n'a rien à voir avec la violence physique sur autrui. Chaque degré porte une signification très différente, contrairement à ce que prétend le pouvoir qui entretient volontairement la confusion, tout en s'octroyant le droit de violenter quotidiennement de ses bras armés les populations soumises qu'il a symboliquement amputées.
ML : Parmi les formes de luttes anarchistes actuelles, tu as une préférence ?
Y.Y. J'aime particulièrement les moyens qui manient l'humour pour déstabiliser les détenteurs du pouvoir et qui, sous une apparence anodine, sont souvent beaucoup plus efficaces pour faire chavirer l'opinion qu'une action violente. Par exemple, le procédé de "l'anarcho-pâtissier" Noël Godin qui tend des guet-apens avec ses tartes à la crème. Il vise directement les mégalos du pouvoir, les traque, les débusque et les défait de leur impunité (en Grèce, on projette plus souvent du yaourt que des tartes). Ce type de mise en cause directe est tout sauf anodin : il désacralise le pouvoir, décolonise l'imaginaire et montre symboliquement notre capacité à atteindre les puissants.
Dans la même veine, la caricature du pouvoir interprétée par l'écolo-libertaire Alessandro Di Giuseppe et l'Église de la Très Sainte Consommation6 est une autre forme d'entartage des puissants, mais avec pour tarte un miroir. Un miroir global de la religion du Fric qui règne sur la planète et dont la devise est : "travaille, obéis, consomme !" Un miroir qui nous montre ce que nous sommes ("de braves petits moutons") et qui nous propose tout à l'envers : "résignez-vous !" Un miroir en guise d'éducation populaire par l'humour (noir) qui aurait sans doute bien fait marrer nos aînés, même les plus sérieux. J'imagine Mikhaïl et Louise, un verre à la main, assistant en souriant au théâtre satirique d'Alessandro, tout en observant l'effet provoqué sur la foule. Et si le pouvoir n'était qu'une baudruche et l'humour la meilleure des aiguilles ?
Et si la révolution libertaire commençait par un grand éclat de rire ?
Propos recueillis par
Pola
Groupe Béthune
de la Fédération anarchiste
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