Source : Nouvel Obs
C’est une des magies d’Internet. Un historien décédé en 1992, lointain souvenir des baby-boomers et inconnu des jeunes générations, fait un carton sur YouTube. Mises en ligne il y a juste trois ans, les conférences d’Henri Guillemin...
C’est
une des magies d’Internet. Un historien décédé en 1992, lointain
souvenir des baby-boomers et inconnu des jeunes générations, fait un
carton sur YouTube. Mises en ligne il y a juste trois ans, les
conférences d’Henri Guillemin atteignent des dizaines voire des
centaines de milliers de vues, soit plus de quatre millions de vues pour
ses quatre principales chaînes.
L’étendue des sujets traités
impressionne : de la Révolution française à la Seconde Guerre mondiale
en passant par une étude exhaustive du XIXe siècle avec des incursions
jusqu’à Jeanne d’Arc, Léon Tolstoï et ou les révolutionnaires russes
(Lénine, Staline). Aux centaines d’heures déjà publiées par plusieurs
« youtubeurs », une nouvelle série de vidéos a été mise en ligne Il y a
quelques semaines : parmi lesquelles « La Révolution de 1848 » et « Georges Bernanos, témoin de notre temps ».Comment expliquer ce succès post-mortem sur Internet ? Un média que Guillemin, un homme de lettres avant tout, né en 1903, n’a pas connu, probablement jamais imaginé et dont les codes divergent si radicalement de la forme de ses conférences et de ses livres.
L’homme seul, assis à son bureau
A l’heure des formats courts et des temps de paroles réduits, ses conférences télévisées, diffusées principalement dans les années 60, mettent en scène un homme seul, assis à son bureau, dans un cadre minimaliste et s’adressant directement à la caméra.Internet présente toutefois l’avantage de pouvoir arrêter et reprendre à toute heure le visionnage – à l’époque, un épisode manqué était irrattrapable. Par ailleurs, si Guillemin occupait une place médiatique importante dans la presse écrite (Le Monde, Témoignage chrétien, Le Nouvel Observateur, Le Figaro, L’Humanité) et l’édition dans quelques grandes maisons (Gallimard et le Seuil), il était, d’après ses proches, censuré par la télévision française sous Georges Pompidou puis sous Valéry Giscard d’Estaing.
Snobé par la télé française
Henri Guillemin, installé en Suisse après avoir fui l’Occupation en 1942, y jouira d’une forte popularité, grâce à l’émission périodique devenue culte « Les Chemins de l’Histoire », sur la Télévision suisse romande (TSR). Il restera par la force des choses éloigné du grand public français.Les vidéos qui circulent sur Internet ont ainsi été principalement enregistrées et diffusées par des médias francophones mais étrangers (la TSR mais aussi la RTBF belge et la télé canadienne SRC). Média libre par essence et sans frontière, Internet aurait sans doute plu à Henri Guillemin, qui tenait plus à sa liberté de ton qu’aux honneurs. Poussé par Mauriac à se présenter à l’Académie française, il avait motivé son désintérêt pour l’institution en reprenant Bernanos :
« Il y a des vérités qu’on ne peut plus dire en costume de carnaval. »
Un incontestable talent de conteur
Henri Guillemin semble avoir conquis un nouveau public, qui découvre parfois l’infatigable écrivain (une soixantaine de livres) après le conférencier. Jean-Marc Carité, directeur de la maison d’Edition Utovie, explique :« Nous touchions encore les lecteurs fidèles au Guillemin de l’époque. Depuis la mise en ligne de ses conférences, on assiste à un effet de relais, avec un public plus jeune, souvent étudiant. »
« Alain Decaux raconte »
Alain
Decaux, qui se livrait à un exercice similaire des années 60 aux années
80 et à qui l'on prêtait aussi un talent de conteur historique, ne
rencontre pas le même succès sur la Toile.
Seuls quelques extraits de son émission « Alain Decaux raconte », diffusée sur l'ORTF puis Antenne 2, atteignent plusieurs milliers de vues sur YouTube.
Seuls quelques extraits de son émission « Alain Decaux raconte », diffusée sur l'ORTF puis Antenne 2, atteignent plusieurs milliers de vues sur YouTube.
« Ma conférence préférée est celle de la Commune de 1871. Son récit, les larmes aux yeux, des élites françaises pactisant avec l’Allemagne et de la féroce répression des Communards parisiens est proprement passionnant. »
L’écrivain avait travaillé l’« oralité » de son discours, tant dans ses livres que dans ses exposés, notamment sur les conseils de son ami Maurice Chevallier, vedette du music-hall des années 30 aux années 60. Il devient progressivement maître en la matière. Jean-Marc Carité, l’éditeur désormais exclusif d’Henri Guillemin, se souvient :« Je me rappelle d’ambiances proprement folles, avec des audiences de mille personnes parmi lesquelles de véritables groupies. »
Une Histoire de France « très différente »
Au-delà du charme que le personnage exerce sur son public, la marque d’Henri Guillemin tient surtout à sa démarche historique, qui a parfois créé la polémique. Normalien et agrégé de littérature classique, il va progressivement appliquer sa méthode de critique littéraire à l’Histoire. Il confesse ainsi à la télévision suisse en 1971 :« Je me suis rendu compte en grandissant qu’on m’avait rempli la tête d’idées fausses. Ça m’a rendu fou furieux. »
Sa thèse sur Lamartine l’amènera à redécouvrir la Révolution de 1848, ses travaux sur Victor Hugo à se passionner pour le coup d’Etat de 1851, ceux sur Zola à l’affaire Dreyfus… Son entreprise de « démystification » le conduira à (ré)-écrire une Histoire de France parfois à mille lieux de celles des historiens « historiques » comme Michelet et Bainville. Pour Grégoire, jeune kinésithérapeute perpignanais, qui a découvert Guillemin en 2013 :« Son Histoire de France est très différente de celle que j’ai apprise dans les manuels scolaires, des éditions Nathan. Sa méthode me paraît rigoureuse et scientifique et je le conseille à tout mon entourage. »
De grands personnages « déconstruits »
Sa popularité actuelle semble également tenir de sa vision populaire de l’Histoire. Sa défense inconditionnelle de la « cariatide » (le peuple prolétarien selon Victor Hugo) face aux traîtrises d’une certaine bourgeoisie et du « grand affairisme » trouve rapidement un écho sur l’espace contestataire d’Internet, dans un contexte de désenchantement politique et de grondes sociales.Son plus grand succès en ligne est d’ailleurs son Robespierre et la Révolution française. Loin de l’image répandue du « tyran sanguinaire », Guillemin dresse un portrait à contre-courant d’un « Incorruptible » qui, en 1792, instaure pour la première fois le suffrage universel (seulement censitaire après 1789), abolit l’esclavage (rétabli en 1802), interdit les guerres d’agression et la spéculation sur les matières premières (« l’agiotage »), essayant même d’enrayer la « Terreur », qu’on lui a longtemps attribué.
Guillemin n’hésite pas à « déconstruire » plusieurs grands personnages historiques : il montre des facettes jusqu’alors méconnues de :
- Napoléon, décrit comme un sinistre arriviste,
- Jules Ferry, comme un colonialiste assumé des « races inférieures »,
- Voltaire, comme un oligarque esclavagiste…
« Henri Guillemin était un travailleur acharné. Son Robespierre et sa Commune sont entièrement documentés. Il suffit d’aller aux Archives nationales et à la Bibliothèque nationale pour le vérifier. Mais il y a des mythes auxquels on ne veut pas toucher. »
Il démontrera encore la dimension politique de Victor Hugo ou de Léon Tolstoï, s’attachera à redorer le blason de Rousseau, qu’il appelle affectueusement « Jean-Jacques » et se passionnera pour Jean Jaurès et Paul Claudel.Méprisé par Pompidou, cité par Mitterrand
Ses auditeurs se passionnent également pour l’homme qu’était Henri Guillemin, ses convictions politiques et religieuses – la question de Dieu lui est centrale – mais aussi pour la France qu’il a connue, étrangère aux jeunes générations, qui reprend vie par le « style Guillemin ».L’historien raconte ses amitiés avec Jean-Paul Sartre – qu’il dépeint comme dilettante et amuseur de galerie à l’Ecole normale –, avec François Mauriac et l’abbé Pierre ou sa rencontre avec Pierre Mendès-France qui, sous pression en pleine guerre du Vietnam, se confie longuement à lui. La pensée de Guillemin, difficilement classable, a laissé place à certaines interprétations.
Dans cette entreprise d’une vie, Henri Guillemin ne s’est pas fait que des amis. A l’époque, il s’attire les foudres des libéraux – quand il montre un Benjamin Constant indicateur de police –, des catholiques après son Jeanne d’Arc ou ses positions anticléricales, et même du président Georges Pompidou qui le traitera de « fouilleur de poubelles » après son Napoléon.
Il était en revanche très apprécié de François Mitterrand, qui conseillera notamment son « Nationalistes et nationaux » à Marguerite Duras lors de leurs entretiens. On doute fort de pouvoir réconcilier François Hollande avec Henri Guillemin sur Jean Jaurès. Le discours présidentiel à l’occasion du centenaire de sa mort l’an dernier et « l’Arrière-pensée de Jean Jaurès » de l’historien semblent en effet en totale contradiction. Pour Alexis, 28 ans, chercheur en biologie à Montpellier, qui suit l’écrivain-conteur depuis 2012 :
« On ne peut pas faire plus actuel que son analyse de la révolution française : on retrouve exactement les mêmes camps, problématiques et combats. La question sociale reste entière. »
« Aucun doute sur ses options politiques »
L’actualité de ses analyses expliquerait que Guillemin soit repris et parfois récupéré par une vaste partie du spectre politique sur la Toile. Jean-Luc Mélenchon le cite à plusieurs reprises, notamment pendant la présidentielle, Etienne Chouard, pourfendeur du régime représentatif, lui porte une grande estime et un élu conservateur de Neuilly se voit contraint de retirer un texte de Guillemin sur Internet qu’il s’est attribué.La reprise de plusieurs vidéos par le site controversé Egalite et réconciliation d’Alain Soral contribuera à le faire connaître et à embarrasser une partie du « clan Guillemin ». Jean-Marc Carité tranche :
« On ne peut pas empêcher sa récupération ni faire la chasse aux gens qui l’utilisent. Il y a une fidélité de Guillemin au camp républicain qui ne laisse planer aucun doute sur ses options politiques. »
Jugez vous-mêmes...
Dans les médias, Edwy Plenel (Mediapart) et François Ruffin (Fakir) sont aussi des inconditionnels de Guillemin. France Culture a également rediffusé plusieurs de ses conférences suite à son retour en grâce sur Internet (Verlaine et Rimbaud, Victor Hugo).Parmi les intellectuels, sa lecture historique du paysage politique français se rapproche de l’analyse du philosophe Jean-Claude Michéa, également très populaire sur Internet. Sa démarche critique, sa défense presque romantique du « camp des opprimés » et sa méfiance du parisianisme peuvent aussi rappeler Michel Onfray, sa « Contre-histoire de la philosophie » et son Université populaire de Caen.
Une chose est sûre, Henri Guillemin qui doutait de tout, disait se méfier de sa propre subjectivité et passait l’essentiel de son temps à fouiller la source, aurait ici probablement souhaité une chose : que chacun le juge par lui-même. A travers ses conférences, et ses livres.
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