samedi 24 février 2018

L’action du gouvernement à Bure est-elle légale ? Rien n’est moins sûr

Source Reporterre

23 février 2018 

Jeudi 22 février, à l’aube, les gendarmes ont lancé l’expulsion des occupants du bois Lejuc, opposés au projet Cigéo de poubelle nucléaire. Si le gouvernement argue vouloir faire respecter une décision de justice, les avocats des opposants estiment, eux, que l’intervention est frappée d’illégalité. Reporterre fait le point sur ces arguments juridiques.
500 gendarmes pour déloger 15 opposants. C’est une opération de gendarmerie de grande ampleur qui a eu lieu hier jeudi 22 février dans le bois Lejuc, à Mandres-en-Barois, dans la Meuse. Les habitants des quelques maisons installées dans la forêt, qui occupaient le terrain pour s’opposer au projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo, ont été expulsés. L’intervention a démarré aux environs de 6 heures du matin, puis s’est poursuivie dans le village voisin de Bure, à la Maison de résistance, siège du mouvement d’opposition. Selon les personnes jointes sur place par Reporterre, puis d’après notre journaliste arrivée à Bure dans la matinée, la quarantaine de personnes qui s’y étaient regroupées ont été évacuées une à une du bâtiment. Certaines ont été placées en garde à vue et réparties dans différentes gendarmeries de la Meuse.
« Nous ne voulons plus en France qu’il y ait des lieux de non-droit, où nous pouvons nous installer en dehors de toute règle, disait, quelques heures après le début de l’intervention, le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, devant les micros et les caméras. Sur ce lieu, une ordonnance avait été prise par le tribunal d’instance de Bar-le-Duc, qui avait permis d’utiliser la force pour expulser ceux qui étaient présents indûment. Donc, nous avons fait exécuter ce matin cette mesure. »
Les opposants ne s’attendaient pas à cette opération de gendarmerie. Ils s’étaient presque habitués à la présence très importante des forces de l’ordre sur place. Et les conditions juridiques ne leur paraissaient pas réunies pour une expulsion. S’est-elle déroulée dans la légalité, comme l’affirment le gouvernement et l’Andra ? Rien n’est moins sûr.

L’ordonnance d’expulsion est-elle valide ?

Première interrogation, l’ordonnance évoquée par Gérard Collomb pouvait-elle s’appliquer pour cette expulsion ? Il s’agit d’une ordonnance du tribunal d’instance de Bar-le-Duc, délivrée il y a plus d’un an, en janvier 2017. « Elle n’est plus valable, estime Me Étienne Ambroselli, avocat des opposants. Elle a été prononcée contre des gens qui n’habitent plus dans le bois ! »
Par ailleurs, cette ordonnance justifiait le recours à une « procédure non contradictoire » : l’huissier de justice n’ayant pu identifier les habitants du bois Lejuc, le tribunal a estimé qu’il pouvait prononcer l’expulsion sans les entendre. Voilà pourquoi les forces de l’ordre ont pu débarquer hier matin sans que personne n’ait été prévenu. Mais depuis la délivrance de l’ordonnance, une association d’élus, l’Eodra, a installé son siège dans l’une des maisons construites dans le bois Lejuc. « Elle a déclaré ce domicile en préfecture, et pourtant, il ne lui a été notifié aucune procédure d’expulsion », dit Me Ambroselli. Le droit prévoit, quand quelqu’un est menacé d’expulsion et peut être identifié, qu’il soit prévenu… « L’association a subi une violation de domicile. Des gens ont été expulsés en plein hiver sans aucun respect des règles de base ! La raison d’État permet de violer allègrement l’État de droit », poursuit l’avocat.
Orée du bois Lejuc, jeudi 22 février.
« Le gouvernement applique une décision de justice », a estimé de son côté, dans l’après-midi, le secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique Sébastien Lecornu. « Ces occupants illégaux ne bénéficient pas de la trêve hivernale puisqu’aucun occupant illégal n’était installé à temps plein sur le site. Il s’agissait de relais organisés par les squatteurs dans des bivouacs précaires.Tout est fait pour empêcher la constitution d’une Zad, c’est-à-dire des constructions en dur. Et je le dis clairement, l’État reviendra autant de fois qu’il le faudra. »

Le titre de propriété du bois Lejuc contesté

Pour exiger une expulsion, il faut que le propriétaire revendiqué ait un titre de propriété valable. Or, la saga judiciaire autour de la propriété du bois Lejuc est loin d’être terminée : la contestation devant les tribunaux est toujours en cours. L’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) estime être la propriétaire du bois : le maire de Mandres-en-Barois a effectivement signé l’acte faisant de l’agence le maître des lieux. Mais cet acte est fondé sur une délibération du conseil municipal du village qui a été annulée par la justice. Si une deuxième délibération du conseil municipal a bien validé, à nouveau, le fait que l’Andra devienne propriétaire des lieux…, aucun nouvel acte de propriété, appuyé sur cette nouvelle délibération, n’a encore été signé par le maire. « Cette expulsion repose sur un acte de propriété de l’Andra qui est illégal et atteint d’une nullité absolue », estime Me Étienne Ambroselli.
De son côté, l’Andra affirme s’inscrire dans la légalité et cite les décisions de justice lui ayant donné raison. « L’intervention des gendarmes dans le bois Lejuc fait suite à plusieurs décisions de justice de 2017 qui reconnaissent le caractère illégal de l’occupation du bois Lejuc, bois dont l’Andra est pleinement propriétaire », a déclaré l’agence dans un communiqué, hier jeudi dans l’après-midi.

« Violation de domicile » à la Maison de résistance à Bure

Le contexte de l’intervention à la Maison de résistance de Bure est aussi fortement contesté par le réseau Sortir du nucléaire, propriétaire des lieux avec l’association Bure zone libre. Le premier a déposé plainte hier jeudi pour violation de domicile. « Fracassant les portes et fenêtres, [les gendarmes] ont forcé avec brutalité les personnes qui s’y étaient réfugiées à sortir. Ils ont ensuite procédé à une perquisition des lieux, tout cela sans l’assentiment des habitants de la maison, sans décision du juge des libertés et de la détention et hors la présence des habitants, de représentants de ceux-ci ou de témoins », a justifié l’association dans un communiqué. À noter qu’une perquisition demande habituellement la présence des personnes dont le domicile est perquisitionné.
Devant la Maison de résistance, à Bure, jeudi 22 février.
Le procureur de la République de Bar-le-Duc, Olivier Glady, a expliqué à l’AFP que la perquisition était « commandée par les événements de la matinée, des violences sur les gendarmes et la mise en place d’obstacles sur la voie publique à Bure. Les gendarmes sont entrés dans la Maison de résistance à la recherche de suspects ».

Les recours contre Cigéo ne sont pas encore épuisés

Enfin, cette opération a lieu alors que plusieurs procédures judiciaires menacent toujours l’avenir du projet Cigéo. Par exemple, la cession du bois Lejuc à l’Andra, les négligences concernant le potentiel géothermique du sous-sol de Bure, ou le coût annoncé du projet (voir la liste des procédures dans l’encadré ci-dessous).
Les opérations de jeudi matin ont même ravivé l’énergie des avocats des opposants, qui ont lancé, et vont continuer de lancer, de nouvelles procédures. Outre la plainte pour violation de domicile dont nous vous parlions ci-dessus, l’association réseau Sortir du nucléaire va contester dès aujourd’hui, vendredi 23 février, l’ordonnance ayant servi de fondation juridique aux expulsions, ou encore le titre de propriété de l’Andra sur le bois Lejuc devant le juge civil (il doit déjà passer devant le juge pénal le 10 avril prochain). Et, afin de souligner que l’Andra elle-même a du mal à respecter le droit, le réseau Sortir du nucléaire compte bien demander une citation directe du directeur général de l’Andra, Pierre-Marie Abadie, devant le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc, afin qu’il réponde « personnellement et pénalement » d’infractions que le réseau reproche à l’agence : défrichement illégal du bois Lejuc, destruction illégale d’espèces protégées, et construction sans autorisation d’urbanisme d’un mur, toujours dans ce même bois.
En bordure du bois Lejuc, jeudi 22 février, en début de matinée.
À fleurets mouchetés, la bataille juridique s’intensifie autant que celle qui se mène sur le terrain. Malgré cette intervention surprise, les opposants estiment avoir encore du temps devant eux. En effet, en juin 2017, une décision de l’Autorité environnementale a contraint l’Andra à reprendre à zéro toutes les procédures pour les travaux dans le bois Lejuc. « Ils doivent faire une étude d’impact et une enquête publique, ils sont très loin de pouvoir légalement faire quoi que ce soit dans ce bois », assure Me Ambroselli. Les « hiboux » peuvent encore espérer quelque répit.

LES ACTIONS JURIDIQUES TOUJOURS EN COURS CONTRE CIGÉO

  • Un recours contre la deuxième délibération du conseil municipal de Mandres-en-Barois cédant le bois Lejuc à l’Andra attend encore d’être jugé sur le fond ;
  • le recours reprochant à l’Andra d’avoir négligé le potentiel géothermique de Bure doit passer devant la Cour de cassation (or, aucun projet d’enfouissement de déchets radioactifs ne doit être fait sur un site pouvant susciter un intérêt pour la géothermie) ;
  • le recours contre l’arrêté pris par Ségolène Royal fixant un coût pour Cigéo inférieur à ce qu’a calculé la Cour des comptes est également en attente d’une audience ;
  • les recours contre l’arrêté préfectoral actant le changement de propriétaire du bois Lejuc attendent encore une décision de justice ;
  • les recours contestant le fait que le bois Lejuc ait été remis par l’Andra dans le régime forestier courent encore ;
  • enfin, une plainte contre l’Andra pour défrichement illégal, destruction d’espèces protégées et construction d’un mur sans autorisation d’urbanisme doit aussi être instruite.

On a 20 ans pour changer le monde : sortie du film en avril...


SNCF : Vers l’épreuve de force

Source : Politis

publié le 21 février 2018

Le sort de la SNCF se jouera, comme en 1995, dans l’opinion publique. En cas de coup de force du gouvernement, c’est l’aptitude des syndicats à faire comprendre et partager leur cause qui sera décisive.
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Tout porte à croire que nous sommes à la veille d’un conflit de grande ampleur dont l’enjeu ne sera pas seulement le sort de la SNCF, mais un peu de l’avenir de notre philosophie sociale. Le chamboule-tout suggéré par Jean-Cyril Spinetta est d’une telle violence que la perspective d’un affrontement est aujourd’hui bien plus qu’une hypothèse [1]. Confrontées à l’offensive libérale, les grandes nations capitalistes ont toutes connu leur heure de vérité. Aux États-Unis, on se souvient de la grève des contrôleurs du ciel en 1981, et au Royaume-Uni, du bras de fer entre les mineurs et Margaret Thatcher, en 1984 et 1985. Il n’est pas impossible qu’une opposition à ce qu’il est convenu d’appeler « la réforme de la SNCF » ait, chez nous, cette portée historique. Vous me direz que la comparaison n’est pas très encourageante pour nos cheminots.
En août 1981, Ronald Reagan avait viré sans autre forme de procès près de 12 000 agents du contrôle aérien. Toute une profession rayée d’un trait de plume, et remplacée par l’armée, comme dans une bonne vieille dictature. Et plus dramatique encore fut la grève des mineurs britanniques. Le conflit dura un an et tourna à la guerre civile quand l’irascible Margaret Thatcher fit donner la troupe contre les piquets de grève. Dans les deux cas, les affrontements entre les syndicats et l’État avaient comme caractéristiques de toucher des secteurs stratégiques de l’économie. Et leur issue a conditionné le rapport de force sans doute pour des décennies. La victoire du couple diabolique Reagan-Thatcher a même emporté le monde dans le tourbillon libéral que l’on sait. Les mots « concurrence » et « déréglementation » ont envahi l’espace médiatico-politique. Inversement, les concepts de conflictualité sociale ont disparu durablement de notre vocabulaire. Le monde a changé, et pas dans le meilleur sens du point de vue du rapport capital-travail. Ce qu’on appelle improprement « la réforme » a aujourd’hui ses dévots jusque dans le monde syndical. La CFDT jouera cette fois encore un rôle décisif et ses dirigeants sont loin d’être acquis à l’idée d’une confrontation. Malgré cela, les chemins de fer français peuvent-ils tout de même être au cœur d’un conflit d’envergure ? Oui, sans doute.
Personne n’a oublié qu’une tentative de réforme de la SNCF avait déjà entraîné le pays dans la paralysie en 1995. La victoire avait été au rendez-vous parce que le mouvement s’était étendu à tous les services publics, et que l’opinion avait suivi. On avait parlé à l’époque d’une grève par procuration : ceux qui avaient encore le pouvoir d’agir allaient se battre au nom de ceux, souvent travailleurs du privé, qui n’en avaient plus les moyens. Si les conditions ont changé depuis 1995, il n’en reste pas moins vrai que le sort de la SNCF se jouera, comme cela avait été le cas à l’époque, dans l’opinion publique. C’est l’aptitude des syndicats à faire comprendre et partager leur cause qui sera décisive. Et leur capacité à montrer que l’affaire dépasse de beaucoup les limites d’une entreprise, fût-elle l’un des principaux employeurs du pays. À l’inverse, le gouvernement fera tout pour ramener l’affaire à un débat sur la gestion d’une entreprise. Il fait déjà feu de tout bois dans la presse.
Une logique apparemment irréfragable est à l’œuvre : trois milliards d’euros de déficit chaque année, des trains express régionaux aux trois quarts vides, un réseau vieillissant, des pannes et des retards à répétition… J’en passe et de pires. Et, bien sûr, ces cheminots, tellement privilégiés et qui coûtent si cher à la collectivité. Comme on le voit, le prélude à la bataille est d’abord médiatique. L’autre argument, qui n’est pas sans portée, c’est évidemment l’Europe. Le changement de statut de la société qui s’apparente, qu’on le veuille ou non, à un processus de privatisation nous est dicté par « Bruxelles ». Plus rien ne peut ni ne doit échapper à la concurrence. Nous n’avons donc plus le choix. C’est l’invitation au fatalisme. Face à cet argumentaire, il ne s’agit évidemment pas de nier les défaillances actuelles de la SNCF, ni de s’arc-bouter sur un conservatisme d’un autre âge, mais de se demander si les « solutions » préconisées dans le rapport Spinetta n’aggraveraient pas la situation, tout en condamnant l’idée même de service public.
D’autant plus que la menace de suppression de 120 000 postes de fonctionnaires arrive au même moment, comme la promesse de les remplacer par des « contractuels », forcément précaires. Le capitalisme libéral avance inexorablement. C’est cette dimension globale que les syndicats auront à donner. Ils devront parler aux citoyens quand le gouvernement s’adressera à l’usager. Et ils auront besoin pour cela des maigres forces de la gauche politique. Si le conflit prend de l’ampleur, chacun pourra au moins nous dire qui il est. On peut donc imaginer qu’un conflit d’envergure, s’il a lieu, aura aussi des conséquences sur le paysage politique à gauche.
[1] Voir l’article d’Erwan Manac’h ici.

Burn Aout !


Réforme de la SNCF (1) : premiers tirs de barrage médiatiques. Article d'Acrimed

 
Réforme de la SNCF (1) : premiers tirs de barrage médiatiques
Jeudi 15 février 2018, Édouard Philippe recevait le « Rapport sur l’avenir du transport ferroviaire » de Jean-Cyril Spinetta, ancien PDG d’Air France. Au programme de ce document, qui doit servir de base de travail pour une future loi sur les « mobilités » : mise en concurrence du rail, remise en cause du statut de cheminot, plans de départ volontaires, suppression des petites lignes jugées non rentables… Un cocktail drastique de mesures libérales qui, pour les syndicats, remettent en cause le service public ferroviaire au profit du secteur privé. Et qui n’a pas manqué de susciter l’approbation (presque) unanime des grands médias. En témoigne cet état des lieux de la presse et des journaux télévisés, premier volet d’une série sur le traitement médiatique du projet de la libéralisation du rail.

***

Depuis la remise du rapport Spinetta, le jeudi 15 février 2018, la presse s’est emparée de la question de la libéralisation du rail préconisée par l’ancien PDG d’Air France. À commencer par le Journal du dimanche. La rédaction de l’hebdomadaire semble attendre avec impatience ce qu’elle nomme… « la bataille du rail ». Une mise en scène guerrière qui, au mépris des salariés concernés et mobilisés, privilégie la personnalisation des conflits sociaux avec, d’un côté, les membres du gouvernement et, de l’autre, les dirigeants syndicaux. Le JDD ne pouvait donc s’empêcher d’afficher en Une du 18 février ce qu’il perçoit comme le premier round d’un match de catch entre Élisabeth Borne, la ministre des Transports, et Philippe Martinez :
SNCF 1 20180224Et au moment de s’attaquer au fond, le JDD choisit clairement son camp. Le 17 février, il donne la parole à Élisabeth Borne qui, dans une interview ponctuée de questions plus impertinentes les unes que les autres, introduit le refrain qui inonde colonnes et chaines de télévision et radio depuis une semaine : « “Le statu quo n’est pas possible” ». En d’autres termes, c’est le grand retour de la nécessité de la réforme [1]. Au gré de ce que l’on pourrait appeler des « questions-boulevard » ou questions rhétoriques, l’interview du JDD se fait le relais du gouvernement en lui offrant sur un plateau un pur entretien de communication. Extrait de cette effronterie journalistique :
– « Les réformes se sont succédé sans résultat. Pourquoi celle que vous portez peut-elle réussir ? »
– « Le rapport Spinetta va-t-il inspirer le gouvernement ? »
– « Que répondez-vous au leader de la CGT, Philippe Martinez, quand il parle de “casse du service public” ? »
– « Le rapport Spinetta propose un changement de statut pour SNCF Réseau, qui deviendrait une société anonyme (SA). Quel est l’intérêt ? »
– « Quel va être votre calendrier ? »
Dans un article du même numéro intitulé « Comment le gouvernement compte réformer la SNCF », le JDD redonne à nouveau largement la parole au gouvernement en toute complaisance. À l’inverse, les propos – directs ou rapportés – de la CGT et de son dirigeant, Philippe Martinez, sont accueillis plus fraîchement sous la plume du journaliste :
Le leader de la CGT Philippe Martinez a donné le ton dès vendredi (sur France Inter) en dénonçant d’avance [2] une “casse sociale”. Sans attendre la discussion avec le gouvernement, son syndicat appelle à la grève pour le 22 mars – et lui-même brandit cette menace explicite : “Si les salariés de la SNCF sont en grève, il n’y a pas de train et on ne peut plus se déplacer”. […] La mise en scène d’un face-à-face avec une CGT arc-boutée sur la défense de dispositifs présentés (et ressentis par une partie des Français) comme des privilèges corporatistes ne semble pas pour lui déplaire. “Nous sommes face à ce qui a été diagnostiqué par le Président pendant toute la campagne : un corps intermédiaire conservateur et bloquant”, souligne-t-on à l’Elysée, où un conseiller qualifie la relation avec Philippe Martinez de “dialogue poli, mais dialogue de sourds”.
La rédaction du journal dominical ne manque pas d’arguments pour légitimer la « nécessité de la réforme ». À commencer par l’exposé de l’état de déliquescence de la SNCF (un diagnostic du reste partagé par nombre de salariés et de syndicats… qui n’en tirent pourtant pas les mêmes conclusions politiques !). Ainsi d’un reportage pseudo-embarqué intitulé « Pourquoi la SNCF va mal », publié le 20 février sur le site Internet, dont la caricature prêterait à rire si elle n’était pas le reflet d’une vaste campagne de la rédaction en faveur du rapport Spinetta [3] :
Jeudi 15 février, quai du RER C, station Pereire-Levallois. Au moment précis où l’ancien président d’Air France, Jean-Cyril Spinetta remet son rapport au gouvernement sur l’avenir du transport ferroviaire, les haut-parleurs annoncent la couleur. “En raison d’un incident technique survenu à la station Porte-de-Clichy, les trains doivent circuler en alternance sur une seule voie. Nous nous excusons de la gêne occasionnée…” Les voyageurs prennent leur mal en patience en guettant des rames bloquées dans d’autres gares du parcours. La galère, la routine : les incidents de ce type sont innombrables sur le réseau francilien géré par la SNCF. La lecture du rapport Spinetta en donne la vraie mesure.
Sans commentaire…

Pour Le Monde ? C’est inéluctable.

Le JDD n’est pas le seul journal à acclamer les projets de libéralisation du rail du rapport Spinetta. Le Monde a également décidé de se jeter lui aussi dans la fameuse « bataille du rail ». Le « journal de référence » reprend une rhétorique qui lui est chère – la réforme est « inéluctable » – et répartit d’ores et déjà les bons et les mauvais points, selon que les protagonistes sont « lucides » ou entêtés.
L’entrée en matière de l’interview de Jean-Cyril Spinetta publiée le 15 février [4] donne le ton : « Pour l’auteur du rapport sur la SNCF commandé par le gouvernement, la situation est préoccupante et le système doit se réformer “dans l’intérêt de tous” ». Étonnant !… Comme le JDD, Le Monde livre un entretien tout en complaisance, comme en témoigne la première question : « Comment ressort-on de presque trois mois d’immersion dans le ferroviaire ? »
L’interview est suivie d’un article qui, sous couvert « de synthèse », introduit la philosophie générale avec lequel Le Monde appréhende cette grande réforme, que l’on perçoit dans les commentaires que le journaliste accole aux différents points du rapport :
L’heure du grand chamboule-tout approche pour la SNCF. Une étape décisive a été franchie, jeudi 15 février, avec la remise du « Rapport sur l’avenir du transport ferroviaire » de Jean-Cyril Spinetta au premier ministre Edouard Philippe. Hormis les retraites, tout est sur la table et l’ensemble des préconisations du texte de 120 pages constitueront, si elles sont mises en œuvre, la plus grande transformation qu’ait connue le rail français depuis la création de la SNCF en 1937. […] Inéluctable, l’ouverture à la concurrence est une obligation légale de la France qui est tenue de transposer dans sa loi, au plus tard à la fin de cette année, les directives européennes.
« I-né-luc-table » vous dit Le Monde !
Un parti-pris qui sera assumé sans discrétion deux jours plus tard dans l’éditorial du journal, prônant la responsabilité :
Le rapport Spinetta sur « l’avenir du ferroviaire » est-il la première étape d’une réforme de la SNCF différée depuis plus de vingt ans ou bien un nouveau ballon d’essai lancé par le gouvernement avant qu’il se résolve, comme ses prédécesseurs, à reculer devant de probables mouvements sociaux ? En tout cas, le document remis le 15 février par l’ex-patron d’Air France au premier ministre décrit avec lucidité une situation que nul ne peut plus ignorer, celle d’un système ferroviaire à bout de souffle, maintenu sous oxygène par un Etat qui n’en a décemment plus les moyens.
Comme à l’accoutumée, le quotidien – qui fait mine de découvrir l’eau tiède – use d’un ton solennel pour justifier la suite de son argumentation : puisque « nul ne peut plus ignorer » cet état de fait, il faut réformer. Mais réformer selon ce que dit le gouvernement : il n’y a pas d’autre voie… Et de brandir l’étendard de la dette et de la dépense publique (nous y reviendrons également) comme autant d’arguments d’autorité qui justifient qu’« il-ne-peut-en-être-autrement » :
Comment ainsi justifier 10,5 milliards d’euros de concours publics, alors que chaque année la dette continue de gonfler de 3 milliards ? Comment celle-ci, qui a déjà atteint 46 milliards, pourrait-elle passer à 62 milliards en 2026, sans que l’on entrevoie une quelconque sortie de ce cercle vicieux ? Comment continuer à dépenser 1,7 milliard d’euros chaque année pour des lignes qui transportent seulement 2 % des voyageurs ? Pour résoudre cette équation devenue impossible, le rapport propose deux principes de bon sens – qualité qui a justement fait cruellement défaut ces dernières décennies : la « cohérence des choix publics » et la « responsabilisation des acteurs. »
La « lu-ci-di-té » et le « bon sens » vous dit encore Le Monde !
Rien d’étonnant à ce que de telles évidences, mobilisées par la rhétorique d’un journalisme aux ordres, débouchent sur autant de prescriptions que de louanges envers un Président qui « risque » et « ose », lui :
Emmanuel Macron prend le pari que la France de 2018 a changé, et que les propositions de réforme qui avaient conduit, il y a vingt-trois ans, aux fameuses « grèves par procuration » d’une partie de la population ont fini par infuser dans les esprits. C’est un pari risqué, mais s’il n’est pas tenté, c’est notre système ferroviaire qui pourrait être le grand perdant.
Rideau !

Les syndicats peuvent-ils bloquer la France ?

Le Parisien n’est pas en reste, mais dans un autre registre : la crainte des mobilisations. On se souvient, au moment du mouvement de 2016 contre la Loi Travail, de toute la bienveillance du quotidien envers les grévistes et les manifestants. Petit piqûre de rappel en images :SNCF 2 20180224Si le quotidien se montre pour l’instant plus discret, les articles qu’il consacre au projet de réforme de la SNCF nous laissent dire… que son approche n’a pas changé ! En témoigne sa « une » du 20 février 2018 :SNCF 3 20180224La rédaction, visiblement plus préoccupée par les déboires de grands bourgeois se chamaillant pour un héritage, réussit tout de même à bien « angler » le sujet consacré à la SNCF : « Les syndicats peuvent-ils bloquer la France ? » (20 février). Une angoisse que l’on retrouve dès l’entame du papier dans les pages intérieures :
Les syndicats de cheminots ont-ils les moyens de mettre leurs menaces de grève à exécution ?
Et de poursuivre :
Les quatre organisations syndicales représentatives de l’entreprise publique – les plus dures, la CGT et Sud-Rail, comme les plus réformistes – la CFDT et l’Unsa – ont adopté un ton martial : haro sur le gouvernement en cas d’application de ce rapport. Certaines prédisent même un nouvel automne 1995. […] Le gouvernement compte bien, en tout cas, s’appuyer sur l’opinion publique pour faire céder les cheminots. Les syndicats pourront-ils y remédier ?
Le Parisien croise les doigts… Si le journaliste cite un syndicaliste de Sud-Rail, son témoignage est contrebalancé par « un fin connaisseur des relations sociales de l’entreprise » (sic), dont on ne connaît pas l’identité ni la profession exacte – si ce n’est qu’il est « fin connaisseur » – et dont les propos sont cités en exergue [5] :
Certains rêvent de répéter l’histoire, mais le contexte est différent. Les cheminots avaient le soutien de l’opinion publique en 1995. Pas en 2018 !
Sur le web, le ton est à l’identique. Ainsi qu’en témoigne l’introduction de l’article « Risque maximum de conflit social à la SNCF » (6 février) :
Attention, bombes sociales à la SNCF. Si vous avez prévu de voyager en train dans les prochains mois, méfiez-vous : l’agenda social 2018 de la compagnie ferroviaire s’annonce explosif et risque de déclencher des grèves d’ampleur.
Si l’on ajoute à cela deux autres articles respectivement publiés les 15 et 16 février [6], Le Parisien offre un bon exemple de journalisme gouvernemental ânonnant, toujours sous couvert de « rendre compte » du rapport de façon neutre, la reprise in extenso – et sans les questionner – des arguments marchands et de l’arsenal langagier néolibéral. En plus de témoigner d’une certaine obsession pour… le statut des cheminots. Florilège de citations issues de ces deux articles :
– « Une manière de faire sauter le tabou du sacro-saint statut des cheminots qui alourdit automatiquement la masse salariale de la SNCF 2,4 % chaque année contre 2 % chez un transporteur sans statut. Pour en finir avec charge supplémentaire, plusieurs scénarios sont possibles. » (sic)
– « Les deux plus gros tabous de la SNCF vont-ils sauter ? »
– « [Le statut des cheminots est] une vraie bible sociale qui a un coût. Selon le rapport, le statut, couplé aux frais de structure importants et à un excédent de personnel, provoquerait “un écart potentiel de compétitivité d’au moins 30 % par rapport aux règles du marché”. »
– « Le statut sacro-saint du cheminot »
– « Le rapport insiste sur la nécessité de soulager SNCF Réseau de sa dette colossale. »
Ad libitum.
Nous nous contenterons, pour boucler le panorama de la presse écrite, de quelques exemples d’articles se joignant au concert des précédents. Aux Échos  :
Nous reviendrons très prochainement sur le cas de Pascal Perri, un « expert » surexploité par les médias au cours des derniers jours…
Et à l’Opinion :

Et dans les JT ? Un même concert à l’unisson !

Le jour même de la remise du rapport Spinetta, le 20h de France 2 du 15 février ouvre sur la « révolution » qui s’annonce pour la SNCF. Un premier sujet revient rapidement sur les grandes lignes du « big bang » préconisé par l’ancien patron d’Air France. Puis un reportage enthousiaste est dédié à l’exemple allemand de privatisation des petites lignes.
Le journaliste évoque des trains « spacieux, modernes », une clientèle « soignée » par des sociétés privées qui reprennent même l’exploitation des lignes non rentables (par altruisme, on imagine). Les témoignages des passagers interrogés sont unanimes, et livrent un bel échantillon de pédagogie libérale : « quand il y a de la compétition, ça marche mieux parce que chacun fait plus d’effort ! » explique une première dame. Un second passager : « et comme ça les prix restent abordables car quand il y a un seul opérateur, il peut fixer les prix comme il l’entend ». Le journaliste témoigne : « les prix restent raisonnables, le service ne change pas ». En ce qui concerne les cheminots, explique la voix-off, c’est également le cas. Le conducteur interrogé est catégorique « il y a jamais eu de problème […] en général les conditions de travail dans le privé ne sont pas moins bonnes ».
Mais, s’émeut le journaliste – car il y a un mais – « l’Allemagne est loin d’avoir libéralisé totalement ses chemins de fer, sur les grandes lignes la Deutsche Bahn est toujours en situation de quasi-monopole ». Et d’interroger le patron d’un opérateur privé qui s’en indigne. On apprend tout de même, à la fin du reportage, que l’Etat allemand verse tous les ans 8 milliards d’euros aux régions pour subventionner les opérateurs privés, sans quoi ces derniers ne pourraient pas être rentables.
Le « modèle allemand » de privatisation du rail a décidément du succès auprès des journalistes de télévision. Le JT de TF1 du 19 février lui dédie également un reportage. Cette fois-ci, c’est la dimension comptable qui l’emporte. « La Deutsche Bahn a renoué avec les bénéfices » annonce Gilles Bouleau non sans admiration. De manière fort originale, le reportage se déroule… dans un train. On y vante les mérites de l’ICE [7], « un train rapide sur une ligne entièrement nouvelle ». Rien de bien nouveau sous le soleil pourtant, puisque l’ICE allemand n’est autre que l’homologue du TGV français… Mais l’information la plus importante, ce sont les résultats de la Deutsche Bahn, et ses bénéfices quatre fois supérieurs à la SNCF, « le résultat d’une profonde mutation ».
SNCF 4 20180224
Le porte-parole de la compagnie confirme, enthousiaste : « Notre objectif est de faire du profit […] nous devons gagner de l’argent avec nos activités commerciales ». Cependant – à la différence du reportage de France 2 – le syndicaliste interrogé évoque des conditions de travail plus difficiles pour les cheminots. Enfin, apprend-on en fin de reportage, la Deutsche Bahn demeure en dessous de la SNCF pour ce qui est du nombre de passagers. En d’autres termes, la SNCF transporte plus de personnes pour moins de profit. La différence entre une logique privée et (ce qu’il reste d’) une logique de service public peut-être ?
Outre l’émerveillement des journalistes de France 2 et de TF1 pour le « modèle allemand », on peut s’étonner de leur absence de curiosité pour les autres exemples de privatisation du rail. Car le modèle britannique, par exemple, est au moins tout aussi évocateur. D’autres émissions, comme C dans l’air sur France 5, n’ont pourtant pas manqué d’évoquer son bilan catastrophique : accidents multiples – plus de 70 morts entre 1995 et 2005 – retards fréquents, suppressions d’effectifs, coût exorbitant et particulièrement pour les passagers avec l’augmentation des prix (jusqu’à 300 € par mois pour un abonnement mensuel sur une ligne régionale contre 90 € auparavant).
Avançons une explication bienveillante quant à la cécité des journalistes de France 2 sur les problèmes posés par la libéralisation du rail : peut-être est-ce simplement qu’ils n’ont pas su trouver les bons « experts » ? Car le choix des intervenants auxquels la chaîne publique fait appel pose une grave question de pluralisme, voire de légitimité. Ainsi pour évoquer le « totem » du statut des cheminots, les journalistes font-ils appel à Agnès Verdier-Molinié. Cette dernière est présentée comme une économiste alors que sa légitimité scientifique, ainsi que celle de l’IFRAP, le think-tank qu’elle dirige, sont largement contestées – comme nous l’évoquions dans un précédent article.
Autre exemple à l’occasion d’un reportage sur la disparition des petites lignes de chemin de fer préconisée par le rapport Spinetta. Cette fois, c’est (l’omniprésent) Pascal Perri qui est interrogé. Ancien journaliste et chef d’entreprise, titulaire d’une thèse en géographie et auteur de deux livres sur les « scandales » des monopoles d’EDF et de la SNCF, celui qui est présenté comme « économiste » livre son sempiternel message : la libéralisation est nécessaire, les petites lignes coûtent trop cher pour quelques passagers, leur suppression est justifiée et il faudrait privilégier les transports routiers. « Privilégier le car plutôt que le train, c’est ce que préconisent certains, avec un argument écologique : sur ces petites lignes régionales circulent encore des locomotives diesel » conclut la journaliste. Elle oublie de préciser que c’est précisément un des arguments… de Jean-Cyril Spinetta. Pour le pluralisme des « experts », on repassera…

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Cette revue rapide des journaux télévisés des grandes chaînes ainsi que de plusieurs grands quotidiens témoigne de l’accueil favorable, voire du soutien affirmé, qu’ont reçu les propositions du rapport Spinetta dans de nombreux médias. Et pourtant, ce n’est qu’un début : pour rendre compte de l’intensité des « tirs de barrage » médiatiques en faveur de la libéralisation du rail, nous nous pencherons également, dans de prochains articles, sur les débats et interviews télévisés et radiophoniques. Avec une attention toute particulière pour le rôle des « experts » qui, à l’instar de Pascal Perri, n’ont de cesse de répéter sur toutes les ondes et à toute heure le mot d’ordre : la réforme est nécessaire !
Frédéric Lemaire et Pauline Perrenot

L’aveuglement de la FNSEA est responsable de la crise agricole

Source : Reporterre


Michel Berhocoirigoin, ancien Président de la chambre d’agriculture alternative du Pays Basque, est un témoin privilégié de la crise agricole. Il pointe du doigt la manipulation des récentes manifestations et accuse la FNSEA d’avancer toujours plus aveuglément dans une politique responsable de cette crise.
- Actualisation - Lundi 15 février 2016 - La crise agricole se continue : les prix du lait et de la viande de porc, notamment, ne suffisent plus à couvrir les frais d’exploitation de nombreux agriculteurs. Lundi 15 février, des agriculteurs bloquent la ville de Vannes, dans le Morbihan.

• Michel Berhocoirigoin est ancien secrétaire général de la Confédération Paysanne nationale, Président de la chambre d’agriculture alternative du Pays Basque, de 2005 à 2015.

L’actualité agricole que nous connaissons depuis plusieurs semaines se caractérise par une grosse manipulation ! Je pèse mes mots, et j’affirme de suite que je ne suis pas dans la critique des paysans qui manifestent. La douleur et le désespoir sont bien réels dans les campagnes, même si ce n’est pas la situation de tous ceux qui descendent dans la rue, car, il faut le dire aussi : les disparités en agriculture sont scandaleuses, ce qui rend la crise encore plus insupportable !

Un jour, l’apologie du libéralisme, le lendemain, la quête des aides publiques

Mais ici, je veux simplement, mais vigoureusement, dénoncer le fait que les principaux animateurs des manifestations de cet été sont les instigateurs des mécanismes qui nous ont entrainés dans la situation actuelle. Le mal est profond, il est dans la structure même du processus de production agricole. Il mérite un débat de fond qui exclut tout double discours entre les positions défendues auprès des pouvoirs publics et celles assumées publiquement. Il n’est pas possible de revendiquer du matin au soir et tous les jours, davantage de libéralisme et de compétitivité, puis, avec le même aplomb, d’exiger des soutiens publics des aides pour faire face aux conséquences entrainées par ce qui a été revendiqué et obtenu…
La FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et ses satellites ont une grande responsabilité dans la situation actuelle. Leurs mots d’ordre se rejoignent dans une trinité infernale :
- Plus de compétitivité, c’est-à-dire plus de capacité de vendre moins cher que les concurrents, ce qui suppose des prix inférieurs aux coûts de production, des charges externalisées et payées par d’autres, et l’injection permanente de nouvelles aides dans la chaîne de production.
- Plus d’exportations, c’est-à-dire une part croissante de la production vendue sur les marchés mondiaux qui ne représentent que 7 % de la production mondiale globale, et qui, sauf exception, sont constitués par des prix de braderie.
- Plus de « modernisation et d’innovation » qui, sous l’apparence d’une sonorité positive, représente toujours plus d’investissements insupportables, plus d’industrialisation et d’artificialisation de l’agriculture, plus de déshumanisation et de perte d’emplois, plus d’élimination des petites fermes qui pourtant, de nombreuses études le démontrent, sont les plus efficaces en emplois, en biodiversité, en paysage, en valeur ajoutée.

Jamais les bonnes questions

L’une des situations dénoncées dans les récentes manifestations a été la baisse du prix du lait, suite à la suppression des quotas qui régulaient la production. Mais, quel était le discours de la FNSEA lorsque les quotas étaient en place ? J’ai siégé durant quatre ans au côté de leurs représentants au Conseil de direction de l’Office national du lait (ONILAIT). Combien de fois ne sont-ils pas intervenus pour déplorer que la France ne puisse exporter davantage, à cause de la limitation de la production par les quotas ? Combien de fois n’ont-ils pas déploré que tout ceci entravait la compétitivité de la filière laitière ? Combien de fois ne leur ai-je pas dit que leur discours préparait le terrain à la sortie des quotas ?
1700 tracteurs à Paris... 3 septembre 2015
De même, pour la production porcine, les a-t-on entendu une seule fois revendiquer une maîtrise de la production qui pourrait stabiliser le prix de la viande porcine ? Non ! Ils revendiquent moins de contraintes et plus de souplesse dans l’agrandissement des ateliers de production pour être plus compétitifs que les Allemands ou que les Espagnols… La filière porcine est le bout du bout de l’agriculture libérale, et elle représente le bout du bout de l’impasse agricole !
La FNSEA et sa section Jeunes Agriculteurs occupent le terrain agricole en ne posant jamais les bonnes questions. Elles n’ont jamais un mot sur une répartition plus équitable des aides et des productions, jamais un mot sur la limitation des tailles d’ateliers ou sur les fermes-usines. Toujours les mêmes pseudos boucs émissaires, les contraintes administratives ou environnementales, présentées comme responsables de tous les maux.
Toujours la contradiction absolue qui consiste à demander plus de soutien aux exportations et plus de protection aux importations. Toujours la contradiction entre les discours démagogiques qualifiant notre agriculture de « compétitive », « performante », « moderne », « innovante », et la réalité de cette agriculture qui se met en éruption tous les six mois et qui perd le quart de ses emplois paysans tous les dix ans.

Puits sans fond

La FNSEA demande au Président de la République un plan de trois milliards d’euros pour « des mesures de court terme » : allégement des charges sociales et fiscales, et mise en place d’un plan de désendettement, et pour « des mesures structurelles à moyen terme » : soutien à l’investissement et à l’allégement des normes ! Autrement dit : aide au désendettement pour le court terme, et aide à l’endettement pour le moyen terme !
Ainsi, l’agrandissement des tailles d’ateliers et l’accaparement des productions sont financés par les fonds publics. Voilà l’efficacité économique et sociale de l’agriculture industrielle qui est un puits sans fond, et qui n’est plus capable de payer ses charges sociales ou fiscales !
L’essentiel des problèmes de l’agriculture vient du fait qu’elle s’enlise dans le libéralisme et l’industrialisation. Il faut changer de cap. Et plutôt qu’aller encore plus loin dans le libéralisme et l’industrialisation, aller vers la maîtrise et la répartition des productions, le soutien à la qualité, la relocalisation des filières.