vendredi 5 février 2016

Pourquoi les quartiers populaires sont-ils stigmatisés par les médias ?

Source : L'Humanité
 
http://www.humanite.fr/pourquoi-les-quartiers-populaires-sont-ils-stigmatises-par-les-medias-594519 
Des caméras du monde entier à la cité Belle Paule à Toulouse pendant l'affaire Merah en mars 2012.
 
Photo : Lionel Bonaventure /AFP
 
Par Julie Sedel, sociologue 
du journalisme, Nordine Idir, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes et Soufyan Heutte, éducateur spécialisé 
à Montpellier.
  • La loi du marché guide les formats journalistiques par Nordine Idir, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes
321750 Image 1D’abord, il est important de qualifier les choses. Les quartiers populaires sont désignés avant toute chose comme les cités HLM : ce sont les cités chaudes, les quartiers sensibles. On ne parle pas ici des villes populaires dans leur intégralité, de certaines zones rurales, ou même de quartiers de Paris. C’est un archipel de villes et de quartiers symboliques : Seine-Saint-Denis, Marseille, Villiers-le-Bel, Vaulx-en-Velin et quelques autres noms. Ces noms font l’actualité des violences dites urbaines depuis des décennies. Ce sont souvent les territoires de la politique de la ville. Ils ne sont pas montrés de façon insatisfaisante mais scandaleuse et discriminante. Scandaleuse parce qu’il a été prouvé à de multiples reprises que les médias déforment la réalité pour répondre à des besoins d’audimat et valider une vision préconçue de la vie sociale dans les quartiers populaires. C’est une information spectacle qui participe du climat de peur dans lequel les quartiers populaires sont inscrits comme une menace.
Discriminante car elle justifie et valide les discours et politiques répressives, antisociales faites à l’égard de ceux qui habitent ces territoires. Ils ne sont plus perçus comme des individus en bas de l’échelle sociale mais sont racialisés, présentés comme une zone hors de la République. Ce n’est pas la République fragilisée par l’absence de service public, les inégalités mais celle qui se retrouve assaillie par l’islam, la criminalité, « les parents démissionnaires ». Ce ne sont pas des formules exagérées tant l’approche s’inscrit dans un climat de guerre : les intermédiaires sont d’ailleurs appelés fixeurs comme dans les zones de guerre…
Est-ce que les journalistes, rédacteurs suivent le doigt sur la couture les instructions des états-majors des partis réactionnaires ? Non, bien évidemment. C’est la loi du marché avant tout qui guide les formats journalistiques pour aller suivre les opérations policières chocs plutôt que la famille ou l’association de quartier de la ville qui dénonce les conditions sociales, les violences policières…
S’il existe un regard parfois positif, ce sera bien sûr autour des valeurs qui font la promotion du marché : l’entrepreneur du quartier qui a fait fortune en faisant tout seul. À cela s’ajoute une distance sociale : combien en effet de ces journalistes viennent des quartiers populaires ? Ce traitement médiatique est le condensé des contradictions et du décalage démocratique puisque ceux d’en haut sont incapables d’analyser une réalité sociale beaucoup trop lointaine pour eux : quid de l’abstention de masse, du chômage endémique, des violences qui rongent le quotidien ? Des éléments trop difficiles à cerner en un reportage. C’est un racisme de classe qui se pose ici. On voit depuis quelques années une volonté d’en changer : il existe un tissu militant que beaucoup ont encore du mal à appréhender mais qui saisit les nouveaux modes de communication pour exiger des contenus autrefois invisibles. Il y a surtout une volonté de ne plus se laisser parler : pour tout militant progressiste, c’est un phénomène auquel il faut être attentif. Celui qui pose l’idée de construire un contre-discours pour se faire respecter, montrer la pluralité des situations.
L’action menée par des associations à Vitry, à la Villeneuve pour construire des reportages par les habitants, les plaintes dont la dernière menée par les Jeunes communistes de Bobigny montrent que l’image est aussi enjeu de bataille pour imposer les thématiques réelles.
C’est bien le format qui pose aussi problème et la manière dont fonctionnent les médias : une problématique qui dépasse le cadre des seuls quartiers en question et interroge l’idée d’une information publique au service du débat citoyen, respectueuse des principes républicains.

  • La recherche du « bon client » réducteur de la réalité par Julie Sedel, sociologue 
du journalisme 
321750 Image 2Le développement des médias d’information a entraîné l’apparition d’activités et d’acteurs spécialisés dans le travail de légitimation des institutions. Le monde politique et ses états-majors ainsi que celui de l’entreprise sont particulièrement sensibles aux risques de publicisation. Aussi est-il très rare pour un journaliste de média national de réaliser librement des enquêtes au sein de ces univers sans passer par le personnel en charge de la communication. Ces formes de contrôle de l’information permettent aux acteurs politiques et économiques de conserver le monopole de la définition de la situation. L’une des techniques utilisée consiste à maintenir une frontière entre ce qui relève de l’image publique du groupe, c’est-à-dire ce qui peut être porté à la connaissance du public pour être discuté, débattu, et ce qui doit être maintenu hors champ.
Les grands ensembles d’habitat social ne sont pas des organisations structurées : les journalistes, lorsqu’ils s’y déplacent, recherchent souvent, par leurs moyens propres, des interlocuteurs qu’ils estiment représentatifs de la « banlieue ». Pour donner consistance à cette catégorie fourre-tout, ils puisent dans un répertoire de mises en forme ordinaires des problèmes publics, constitué de « porteurs de causes », d’acteurs politiques qui règlent leurs concurrences en refusant les demandes ou en les acceptant (au nom de la critique de « l’assistanat » ou, au contraire, de la valorisation du projet républicain « d’égalité des chances », incarné par la politique de la Ville, par exemple).
Cette recherche du « bon client » les conduit vers ceux qui, dans la population, répondent à leurs attentes. Par exemple, dans un reportage intitulé Banlieue, diffusé en 1989 par Canal Plus, un jeune homme de 17 ans, s’était spontanément proposé de faire le « guide », se mettant en scène avec ses amis dans des séquences de rap, de chapardage ou de maniement d’arme factice. Or, le résultat du reportage avait suscité un scandale sans précédent dans la ville, les acteurs locaux dénonçant l’absence de légitimité de ce « porte-parole » à représenter le quartier et « le gros trait de la caricature »(1)…
En rendant visibles certains phénomènes circonscrits à l’échelle du quartier, les rédactions relèguent en coulisses des questions qui ne seront pas débattues (2). Ainsi en va-t-il des mécanismes de peuplement des grands ensembles, des causes sociales (c’est-à-dire collectives) au principe des « difficultés » vécues sur le mode individuel, et, au final, rarement exprimées par ceux et celles qui y sont confrontés. Corrélativement, la fragilité des conditions d’élocution d’un discours d’autorité, incarné par un porte-parole accrédité (3), empêche ce hors-champ d’accéder au débat public et de faire contrepoids à une vision réductrice de la « réalité » sociale, produite selon des intérêts et de contraintes (professionnelles, commerciales, politiques) propres aux rédactions.
(1) Julie Sedel, les Médias et la banlieue, Éditions le Bord de l’eau, 2013.
(2) Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », la Misère du monde, Paris, Seuil, 1998.
(3) Julie Sedel, « Un cas limite de porte-parolat en banlieue », 
in Philippe Juhem, Julie Sedel (eds.), Agir par la parole, Presses universitaires de Rennes, collection « Res Publica » (à paraître).

  • Une méconnaissance du territoire local par Soufyan Heutte, éducateur spécialisé 
à Montpellier 
321750 Image 0En cet après-midi de septembre, à la Paillade, la chaleur commence à s’installer. Les terrasses du centre commercial St-Paul se remplissent ; on y commande un thé à la menthe, un café ou un Tropico. Les gens se sentent bien, beaucoup de jeunes, les visages sont métissés. Un tramway de la ligne 1, de couleur bleue, piqué d’hirondelles blanches, quitte lentement la place (1). Assis à une terrasse, un verre de thé brûlant devant moi, je feuillette le Monde diplo. Je ne le lis pas, je le survole une fois n’est pas coutume. Dans ce numéro paraît une enquête sur mon quartier. La Paillade aurait droit de cité dans ce papier si réputé. Étant abonné, j’ai le privilège de le lire en avant-première. Stupeur ! Alors je le relis ! Effarement ! Alors je me dis que quelque chose cloche. Je ne reconnais pas mon quartier. « Dans ces quartiers de Montpellier, les hommes dominent largement l’espace public, et aucune femme n’oserait s’asseoir à la terrasse d’un café. » Stupéfait, je me retourne. Effaré, je fais le décompte. Sur vingt personnes, six femmes ont pris place. Je continue l’article, nombre de passages sont décontextualisés voire erronés. Je souris lorsque je lis : « Des centaines d’hommes se courbent sur le trottoir, puis s’agenouillent en embrassant le sol. » Le musulman n’embrasse pas le sol tel un naufragé touchant terre. Il pose le front au sol. De légères erreurs, l’article en fourmille, mais ce n’est pas intéressant de les relever, cela dénote juste le manque de connaissance du sujet de la part du journaliste. Non, ce qui m’a glacé le sang sont, plutôt, les ambiguïtés et sous-entendus douteux. Je prendrai trois passages pour illustrer mon propos.
Un groupe de jeunes est interviewé : « Et tous de préciser, avant même que la question ne soit posée, que “les djihadistes ne sont pas des musulmans, parce que, dans l’islam, il est interdit de tuer”. » Cette partie est ambiguë. Le fait qu’ils s’empressent de réciter ce cantique aux sonorités infantiles nous amène à penser que le discours est organisé, voire élaboré en amont. Pourquoi ces jeunes insistent tant ? Pourquoi crier haut et fort que Salam signifie Paix ? Et c’est là que le « tous » parachève le tableau. S’ils entonnent, à l’unisson, la même « propagande », n’y aurait-il pas, derrière, « un ayatollah » ? Je ne soupçonne pas le reporter de le penser mais sa maladresse porte une première estocade à la Paillade.
Pour la suite, la maladresse n’explique pas tout. « Tout le monde ici se conforme aux obligations visibles de l’islam (…). Il n’existe aucun endroit pour boire une bière ou un rosé en terrasse. Aucun café, snack ou restaurant ne sert d’alcool, et tous baissent le rideau en journée pendant le mois de ramadan. »
Deux choses. La première est l’évocation d’une charia édictant « les obligations visibles de l’islam ». Le lecteur pourrait s’imaginer une police religieuse veillant à ce que « tous » les commerces respectent ces interdits, à ce qu’« aucun » snack ne puisse vendre d’alcool. Le propos est essentialisant et ne repose sur aucune investigation. Ce que le journaliste a observé, c’est ce que nous condamnons, Pailladins, depuis plus de quinze ans. La ghettoïsation de toute une population, venant majoritairement des campagnes marocaines.
Mais laisser entendre que l’islam serait un facteur d’explication est une erreur d’interprétation, doublée d’une méconnaissance du territoire. L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence. Si le journaliste n’a pas trouvé de terrasse où boire son rosé, c’est peut-être qu’il ne l’a pas cherchée. Car pour porter ce lourd constat, il s’est contenté de descendre du tramway et d’aller à Saint-Paul. S’il voulait boire une pression ou un rosé, il aurait pu aller au Barcelone. Un bar-tabac-PMU ayant pignon sur rue à quelques mètres de la mosquée dont il est question dans l’article. Tout comme il aurait pu questionner les commerçants sur l’absence d’alcool sur leur carte. Mais cela présuppose un travail d’investigation. Les Pailladins, dont moi-même, avaient répondu, « qu’économiquement ce ne serait pas rentable ». Et ce, pour plusieurs raisons qui ne sont pas propres à la Paillade. Mais de toutes ces explications, le reporter n’en tient compte. L’islam dicterait sa loi dans les quartiers de France, instaurant une prohibition dans ces territoires de non-droit.
Enfin, le coup fatal est porté par une phrase assassine que je commenterai peu tant elle est claire. Parlant des prières de rue, ce qui n’est que le débordement sur l’espace public des fidèles durant la prière du vendredi. « La ségrégation sociale, dénoncée lorsqu’il s’agit d’accès au logement ou au travail, semble finalement appréciée par beaucoup en ce qui concerne la pratique religieuse. » En résumé, les Pailladins seraient des hypocrites, dénonçant le système quand c’est en leur faveur mais le contournant, voire le piétinant dans le cas contraire. Encore une fois, ce phénomène n’est en rien spécifique à la Paillade ou aux quartiers populaires. Là où se trouve une mosquée, qui n’est jamais assez grande pour contenir tous les fidèles à l’intérieur lors de la prière du vendredi, ce problème se pose.
Ces exemples représentent à mes yeux le fossé existant entre le journalisme et les quartiers populaires. Une double page et pas un seul sociologue cité. Je ne dis pas qu’un journaliste non spécialiste des quartiers ne saurait traiter de ce sujet. Mais, dans ce cas, il doit le faire avec l’œil de l’apprenti, sans orgueil et avec humilité. Et surtout, il se doit d’être à l’écoute de ce territoire qui lui est inconnu.

(1) Lire « Islam et relégation urbaine à Montpellier » 
de Pierre Daum, le Monde diplomatique, août 2015, pp.12-13.

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