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mardi 16 février 2016
Philippe Descola : “Les Achuar traitent les plantes et les animaux comme des personnes”
Les Indiens Achuar montrent qu’une autre
relation à la nature est possible. Pour l’anthropologue Philippe
Descola, il est temps de penser un monde qui n’exclue pas l’eau, l’air,
les animaux, les plantes...
Il faut parfois partir, quitter son
monde, pour mieux en cerner les contours. Il y a quarante ans,
l'anthropologue Philippe Descola, aujourd'hui professeur au Collège de
France, a laissé derrière lui Paris, la France et l'Europe pour une
immersion de trois ans chez les Indiens Achuar, en Amazonie.
L'aventure intellectuelle du jeune philosophe gauchiste faisait
soudainement un « pas de côté » : elle allait conduire Descola dans les
méandres d'une réflexion fascinante sur la façon dont les sociétés
humaines conçoivent les relations entre humains et non-humains et «
composent » ainsi leurs mondes. Car il n'existe pas, malgré les
apparences, un monde donné qui serait le même pour tous, mais des
mondes, dont chaque être (humain ou non humain), ou chaque
collectivité, a une vision et un usage particuliers, liés à son histoire
et à ses aptitudes physiques.
Ces mondes se recoupent, se superposent ou se différencient. Etudier
les principes de leur « composition », c'est tout l'art de
l'anthropologue ! Neuf ans après son chef-d'œuvre – Par-delà nature et culture –, Descola revient, dans un livre d'entretiens – La Composition des mondes
–, sur le grand arc parcouru. Et jamais le « pas de côté » initial n'a
semblé aussi pertinent pour affronter les grands problèmes
contemporains. Quand vous étiez jeune, aviez-vous déjà l’idée de cette diversité des mondes ?
Non, elle m'est venue progressivement. Avant de partir sur le terrain,
j'étais, comme beaucoup de jeunes de ma génération, un militant
d'extrême gauche pour qui le problème immédiat était la révolution, pas
la diversité des façons de vivre. Les questions écologiques étaient
secondaires, voire « réactionnaires », car elles détournaient du combat
véritable : la fin de la domination capitaliste.
Pourtant, j'avais conscience qu'il existait des mondes différents du
mien. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait quitter la philosophie
universitaire, qui, à mes yeux, se posait trop de questions sur
elle-même et reprenait inlassablement les mêmes problèmes depuis
l'Antiquité grecque. Il m'a tout d'un coup semblé préférable d'examiner
comment certains peuples répondaient, dans leurs modes de vie, plutôt
que dans un discours théorique, aux questions que nous nous posons tous. Quel rôle ont joué dans votre décision de partir les menaces qui pesaient sur l’environnement ?
Dans les années 60 et 70, on ne parlait pas du tout du climat, de
l'érosion ou de la biodiversité : le nucléaire était le point de
fixation des questions environnementales. Or, ce que je vais découvrir
en Amazonie, c'est le processus de destruction des environnements que
l'on qualifie de « naturels »... mais qui sont en partie le produit
d'actions humaines, comme l'ont montré mes travaux et ceux d'autres
anthropologues.
Depuis des millénaires, en effet, les Amérindiens modifient la
composition de la forêt. Ils l'ont transformée en macro-jardin, en
plantant un peu partout des espèces utiles aux humains. Du coup,
lorsqu'ils déforestent, les grands propriétaires terriens dévastent
l'Amazonie sur plusieurs plans : ils anéantissent les conditions de vie
des peuples locaux ; ils réduisent la biodiversité ; ils détruisent les
sols privés du couvert forestier (ce qui entraîne des conséquences en
chaîne sur le climat local) ; et ils mettent fin à un système de
fabrication de l'environnement tout à fait original. Ce départ chez les Achuar, c’était aussi l’aventure...
L'enquête ethnographique, c'est un saut dans l'inconnu, tellement
excitant. Etre transporté dans un monde ou rien n'est familier – ni
l'environnement, ni le langage, ni les techniques – est un privilège
extraordinaire. On se dépouille de ses oripeaux, on endosse la vie des
autres...
J'ai rejoint une population qui avait longtemps refusé tout contact
pacifique avec l'extérieur et n'avait croisé les premiers missionnaires
que peu de temps avant mon arrivée (les ethnologues arrivent toujours
après les missionnaires !). Dans ce type d'enquête, on ne sait jamais
pour combien de temps on part, on espère juste rester le plus longtemps
possible, parce que c'est indispensable pour comprendre les gens qu'on
va étudier. Moi, il m'a fallu trois ans, de 1976 à 1979. Qu’apportiez-vous dans vos bagages ?
Nous – c'est-à-dire mon épouse et moi, car nous avons fait une grande
partie de cette expérience en couple – avions avec nous une petite
marmite et 2 kilos de riz, de quoi tenir trois jours une fois que notre
guide nous aurait lâchés. Et quelques cadeaux : des choses utiles,
hameçons, cotonnades, fil à pêche... et des perles de verre. Des
collègues « amazonistes » – et Claude Lévi-Strauss lui-même – m'avaient
averti que les perles remportaient un grand succès.
Le premier contact effectué, nous nous sommes établis dans un village
– où l'habitat était d'ailleurs très dispersé – avant d'élargir notre
périmètre. Qui étiez-vous, pour les Achuar ?
Ils avaient très peu de contacts avec l'extérieur, n'avaient jamais
voyagé, et ne possédaient évidemment pas de télévision. Les Blancs avec
lesquels ils avaient eu à traiter étaient des militaires, des
commerçants itinérants, ou bien des missionnaires. Mon épouse et moi
appartenions à une nouvelle « catégorie », et les Achuar ne savaient pas
vraiment, au début, où nous ranger. Ils voyaient les Blancs comme des
tribus analogues à la leur, mais disséminées dans la forêt, un peu plus
loin que celles avec lesquelles ils avaient l'habitude d'échanger – ou
de se battre.
Ces tribus étaient caractérisées par leurs tenues et leurs coiffures,
comme les militaires équatoriens (en uniforme) et les missionnaires
américains (en chemisette à manches courtes et jean). Comme nous
portions les mêmes Pataugas, des sacs à dos de la même couleur et des
Opinel identiques – tous achetés au Vieux Campeur, à Paris –, cela
faisait de ma femme et moi les membres d'une même tribu aux yeux des
Achuar... Avec le recul, je crois que nous avons été bien reçus par ces
derniers parce que nous leur fournissions une distraction. Ils nous
posaient plus de questions que nous ne leur en posions ! Comment définir l’animisme, qui, selon vous, caractérise la relation des Achuar avec la nature ?
L'animisme est la propension à détecter chez les non-humains – animés ou
non animés, c'est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence,
une « âme » si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de
communiquer avec eux.
Pour les Achuar, les plantes, les animaux partagent avec nous une «
intériorité ». Il est donc possible de communiquer avec eux dans nos
rêves ou par des incantations magiques qu'ils chantent mentalement toute
la journée. A ceci s'ajoute que chaque catégorie d'être, dans
l'animisme, compose son monde en fonction de ses dispositions
corporelles : un poisson n'aura pas le même genre de vie qu'un oiseau,
un insecte ou un humain. C'est l'association de ces deux
caractéristiques, « intériorité » et « dispositions naturelles », qui
fondent l'animisme. Vous voilà fort éloigné de votre boîte à outils européenne...
Chez nous, en effet, seuls les humains ont une intériorité, eux seuls
ont la capacité de communiquer avec des symboles. En revanche, côté
physique, tous les êtres – humains comme non humains – sont régis par
des lois physiques universelles identiques : nous habitons le même «
monde », les lois de la nature sont les mêmes pour tous, que l'on soit
homme, insecte ou poisson. Entre les Achuar et moi s'exprimaient donc
deux façons totalement différentes de considérer les continuités et
discontinuités entre l'homme et son environnement. Quelles sont les conséquences concrètes de cette conception du monde pour les Achuar ?
Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c'étaient des enfants.
Et les chasseurs traitent les animaux comme si c'étaient leurs
beaux-frères. Dans cette société, ce ne sont pas les classes sociales ou
les catégories de métiers qui distinguent les êtres entre eux, mais
leurs liens de parenté, et plus précisément la distinction entre parents
consanguins et parents par alliance.
Les plantes sont traitées comme des consanguins (des enfants), alors
que les animaux chassés par les hommes sont des beaux-frères. Voir les
Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m'a
bouleversé : ce que j'ai d'abord considéré comme une croyance était en
réalité une manière d'être au monde, qui se combinait avec des
savoir-faire techniques, agronomique, botanique, éthologique très
élaborés. Parlez-nous de leur organisation...
L'habitat est dispersé, donc il n'y a pas à proprement parler de «
village ». Il n'y a pas de chef, pas d'Etat, pas de spécialistes des
rituels. Chacun est capable de parler avec les non-humains, il n'existe
ni divinité, ni culte particulier. Ces groupes ne possèdent en fait
aucun des organes permettant de structurer « normalement » les sociétés.
Qu'est-ce qui les fait donc tenir ensemble ? Leur lien avec la nature !
Le fait que leur vie sociale s'étend bien au-delà de la communauté des
humains compense l'absence d'institutions sociales. Quel était leur rapport au travail ?
J'ai fait une enquête minutieuse sur ce que les Achuar mangeaient, et
sur le temps qu'ils consacraient à chacune de leurs activités. Ils
travaillaient environ trois heures par jour, et cela suffisait pour
assurer une production remarquable, tant en quantité (en calories) qu'en
qualité (en terme d'équilibre alimentaire). On est bien au-delà des
prescriptions de la FAO !
L'usage qu'ils faisaient de leur environnement est extrêmement
efficace, et ce dernier, c'est vrai, est naturellement productif, avec
son abondance de poisson, de gibier, d'insectes, auxquels s'ajoutent les
plantes cultivées – entre quarante et cinquante espèces différentes.
Mais leur façon de composer le monde n'est pas pour rien dans cet
équilibre. Séparer l'homme et la nature, comme nous le faisons en
Occident, a transformé cette nature en « ressources », soumises au
contrôle des hommes.
Conséquence positive : le monde devient un champ de phénomènes qu'on
peut étudier, la science émerge. Mais la nature transformée en «
ressources » devient muette, « inanimée », on peut l'utiliser comme bon
nous semble, au détriment des autres espèces et, à terme, des humains.
Dès le départ, les conditions sont donc réunies pour une dévastation de
la planète. Sur quels principes efficaces peut-on fonder une politique écologique ?
Une bonne politique écologique se pratique d'abord à l'échelle locale –
celle du quartier, du village, de collectivités qui décident de
maîtriser la gestion des ressources communes, l'eau, l'air, l'énergie.
C'est l'encouragement de ces politiques qui permettra d'aller vers un
mieux vivre moins destructeur pour l'environnement.
Reste que, jusqu'à maintenant, dans les rapports entre humains et
non-humains, ce sont toujours les humains qui produisent les normes.
Nous aurons accompli un grand pas le jour où nous donnerons des droits
non plus seulement aux humains mais à des écosystèmes, c'est-à-dire à
des collectifs incluant humains et non-humains, donc à des rapports et
plus seulement à des êtres. Ce serait une révolution...
Cela suppose en effet un bouleversement des concepts avec lesquels nous
pensons la vie politique, la souveraineté, l'Etat, le territoire. Les
humains font partie d'écosystèmes multiples, car la planète est partout
anthropisée, et les relations qu'ils entretiennent avec chacun de ces
milieux sont elles-mêmes multiples, certaines positives, d'autres
destructrices.
Donner un statut juridique à la dynamique d'un écosystème ferait que
les humains ne « posséderaient » plus la nature, ils seraient possédés
par elle. La situation est devenue suffisamment dramatique pour qu'on
lui prête un peu d'intérêt... Pour commencer, on pourrait enseigner
l'écologie – la science des interactions entre les organismes dans un
milieu – dans le secondaire, pour que chacun entrevoie les conséquences
de ses actions sur l'environnement. Au fond, votre parcours, après vous avoir éloigné du militantisme
de votre jeunesse, vous a ramené au cœur des enjeux politiques
contemporains...
J'en suis ravi, car ma génération était très marquée par l'engagement.
Je suis resté longtemps frustré de ne pas pouvoir imaginer une
alternative au système dans lequel nous vivons, qui me paraît inique à
bien des égards. C'est en me rendant compte que la question des
non-humains est une question politique au premier chef et qu'en
introduisant les non-humains dans le collectif humain on peut modifier
la façon dont nous pensons la politique dans son ensemble que j'ai
modifié mon regard.
J'entends déjà les rires : « On ne va tout de même pas faire siéger des singes au Parlement ? »
Mais il ne s'agit pas de cela. Il nous faut simplement concevoir des
collectifs dans lesquels les non-humains ne seraient plus exclus.
Reconceptualiser le social et le politique est indispensable pour y
parvenir. C'est un des projets dans lesquels je souhaite m'engager. Au final, ce « pas de côté » auprès des Achuar vous a mené loin...
On dit toujours : la première vertu des philosophes, c'est leur capacité
d'étonnement, et c'est vrai. Mais, pour s'étonner des évidences et
sortir du sens commun, un gros travail sur soi est nécessaire. Mon
expérience auprès des Achuar a eu ceci de miraculeux qu'elle a changé ma
façon de « composer » le monde – et finalement toute ma vie.
A lire : La Composition des mondes, de Philippe Descola, entretiens avec Pierre Charbonnier, éd. Flammarion, 384 p., 23 €. Par-delà nature et culture, de Philippe Descola, éd. Gallimard (2005), 640 p., 35,50 €.
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