Source : l'Humanité
Jeudi, 28 Février, 2019
Avec
Henri Sterdyniak, animateur des Économistes atterrés, Danièle Linhart,
sociologue du travail et Manuel Blanco, membre de la direction
confédérale CGT, en charge des questions santé et sécurité sociale,
Christine Sovrano membre du conseil national de lutte CGT contre les
exclusions.
Rappel des faits. Le premier ministre a plusieurs fois mis sur la table des discussions cette idée de « contreparties ». Est-ce souhaitable et justifiable ?
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De nombreux besoins sociaux mal satisfaits par Henri Sterdyniak, animateur des Économistes atterrés
Le
débat lancé par Édouard Philippe sur les contreparties qu’il faudrait
exiger des bénéficiaires des aides sociales se place dans un contexte
particulier. D’une part, le chômage de masse persiste en France ; en
ajoutant les chômeurs, les chômeurs découragés, les temps partiels
contraints, il manque 2,5 millions d’emplois à plein-temps. Les
chômeurs, les précaires n’en sont pas responsables.
La seule contrepartie acceptable au développement du
chômage depuis la crise eût été d’en faire payer le coût aux banques et
aux spéculateurs. D’autre part, le gouvernement et le patronat veulent
contraindre les travailleurs à accepter des emplois mal payés, avec des
conditions de travail difficiles, en CDD ou à temps partiel, des emplois
qui ne sortent pas de la pauvreté. En même temps, compte tenu de la
situation de l’emploi, les entreprises peuvent se permettre d’être
exigeantes au moment des embauches, laissant de côté une partie de la
population qu’elles jugent inemployable. Enfin, il s’agit d’économiser
sur les dépenses sociales. Ainsi, le projet mal nommé de revenu
universel d’activité veut diminuer les prestations versées aux familles
(RSA, allocation-logement, etc.) et les conditionner à l’acceptation
d’offres d’emploi jugées raisonnables par Pôle emploi.
En même temps, de nombreux besoins sociaux sont mal
satisfaits. La France a besoin de plus de personnels soignants dans les
hôpitaux et les Ehpad, de plus de crèches, de plus d’éducateurs pour les
activités extrascolaires, sportives ou culturelles, etc. Les
contraintes écologiques nécessitent la création d’emplois dans la
rénovation des logements, dans les transports collectifs, dans la
production agricole de proximité.
Les chômeurs dans leur quasi-totalité, beaucoup de
bénéficiaires du RSA recherchent un emploi, un emploi convenable, payé
selon les normes salariales. La réponse sociale ne peut être de
conditionner leurs allocations à des contreparties, si celles-ci
impliquent du travail forcé, non rémunéré, ne correspondant pas à leur
qualification. En sens inverse, les services publics n’ont pas vocation à
fonctionner avec du personnel forcé, temporaire, non payé. Comme le
proclame l’article 5 du préambule de la Constitution de 1946, « chacun a
le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », mais ce doit
être un emploi convenable. C’est le devoir de la société d’assurer ce
droit au plein-emploi par une politique macroéconomique appropriée, par
des emplois publics permanents, par le partage du travail une fois les
besoins satisfaits.
Par ailleurs, l’article 11 du préambule indique :
« Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou
mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de
travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens
convenables d’existence. » La société se doit d’assurer pleinement ce
droit pour les handicapés, les invalides, les personnes âgées, les
femmes isolées en charge de très jeunes enfants. Elle ne peut se
désintéresser de la situation des personnes en âge de travailler qu’il
faut guider dans la recherche d’un emploi, mais avec bienveillance,
compte tenu de la situation du marché du travail.
Elle ne peut se désintéresser des chômeurs de longue
durée, que les entreprises refusent d’employer, qui ont peu de chance de
retrouver un emploi marchand normal. Il faut leur ouvrir la possibilité
de bénéficier d’un emploi « de dernier recours », dans une collectivité
locale, une association, une entreprise à but non lucratif, un emploi
visant à satisfaire des besoins sociaux, un emploi correspondant dans la
mesure du possible à leurs compétences, rémunéré au moins au Smic.
L’expérience « Territoires zéro chômeur de longue durée » doit être
généralisée.
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Le terreau de la méfiance et du soupçon par Danièle Linhart, sociologue du travail
Pour certains, les personnes « bénéficiant » d’indemnités
de chômage relèvent d’un droit qui s’applique dans divers moments de la
vie active en fonction de ses aléas, alors que d’autres sont promptes au
soupçon : les chômeurs font-ils tout ce qu’il faut pour leur
employabilité ? Cherchent-ils vraiment un emploi ? N’essayent-ils pas de
« profiter » du système ?
Certes, il peut y avoir à la marge des excès, des abus.
Ils sont d’ailleurs à comparer au phénomène du non-recours aux aides
sociales : par exemple, plus de 5 milliards d’euros de RSA ne sont pas
versés aux ayants droit, selon les travaux de l’observatoire Odenore.
Mais il faut remarquer que nous assistons à une sorte de diabolisation
sourde et grandissante de la population des chômeurs.
Les enquêtes sociologiques mettent en évidence les
difficultés des chômeurs (matérielles, sociales et psychologiques).
Pourtant, le regard porté sur eux devient de plus en plus méfiant.
Nombre de concitoyens manifestent une certaine exaspération à leur
égard, ils voient le chômage diminuer dans d’autres pays européens et ne
portent guère attention à la montée impressionnante des travailleurs
pauvres et des emplois où l’employeur ne s’engage à rien. C’est le
résultat d’une campagne idéologique portée par de nombreuses
personnalités politiques qui épinglent depuis plus de vingt ans une
soi-disant paresse et tendance à l’assistanat des Français.
Le terreau de la méfiance, du soupçon ayant été ainsi
fertilisé, rien d’étonnant à ce qu’apparaisse sur le devant de la scène
politique l’idée de nécessaires contreparties à l’indemnisation… en
toute « bonne foi » ! Effectivement, pourquoi les chômeurs ne se
rendraient-ils pas utiles à la société tout en améliorant leur
employabilité ?
Nous avons un peu de recul pour analyser ce genre de
démarche. Imposer aux chômeurs des petits travaux dans le cadre
d’emplois temporaires, c’est un programme qui a été développé en Suisse
dans le cadre du principe d’activation de la protection sociale depuis
le milieu des années 1990. Certains chômeurs ont ainsi été assignés à
des emplois pendant trois à six mois (sans être payés en sus de leurs
indemnités), en vue d’améliorer leur insertion/réinsertion, mais aussi
en raison d’un impératif d’ordre moral. Si certaines personnes en ont
tiré un bénéfice (sortir de l’isolement, donner du sens au temps vide),
nombre d’entre elles déplorent un travail qui ne fait aucun sens, qui
leur coûte quand il faut faire garder les enfants et qui leur prend du
temps qu’elles voudraient consacrer à la recherche d’un véritable emploi
salarié, avec les droits afférents. La majorité ne considère pas ces
emplois comme un vrai travail (1).
Certes, ce qui est à l’ordre du jour, en France, est plus
soft. Il est question de proposer aux chômeurs indemnisés de donner de
leur temps comme bénévoles au sein d’associations. Ce serait une sorte
de réhabilitation, de rédemption, ils seraient ainsi utiles et ne
perdraient pas le sens de l’effort…
Beau retournement de situation qui consiste à laver de
tout opprobre une population précisément désignée et construite comme
suspecte. Oui, mais c’est ignorer ce que cela peut représenter de son
point de vue : accepter de travailler bénévolement comme chômeur et
parce qu’on est chômeur, c’est faire acte d’une dette envers la société,
et non un don de soi librement consenti.
Et que dire de ceux qui refuseront de jouer ce rôle de
bénévole ? On imagine déjà les jugements moraux dont pourraient souffrir
ceux motivés par la seule recherche d’un véritable emploi qui leur
correspond et qui les ramènerait à un travail validé par un salaire.
Le bénévolat ne relève-t-il pas du libre arbitre ? Le
droit au travail rémunéré n’est-il pas constitutionnel ? L’alinéa 5 du
préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 a été repris
intégralement dans la Constitution du 4 octobre 1958.
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Antinomique avec le principe d’égalité par Manuel Blanco, membre de la direction confédérale CGT, en charge des questions santé et sécurité sociale et Christine Sovran
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o, membre du conseil national de lutte CGT contre les exclusions
Depuis de la fin du XVIIIe siècle, la question d’un
droit à l’assistance a donné lieu à un débat autour d’un pseudo-effet
pervers des aides sociales qui donnerait naissance à une « classe
oisive ». La question des aides sociales connaît une nouvelle acuité
avec l’avènement d’une société libérale mondialisée générant une montée
du chômage et des inégalités.
Le débat autour des contreparties aux aides est ainsi
régulièrement réactivé, souvent dans le but d’éluder la question sociale
et son pendant, le partage des richesses. L’exécutif actuel n’échappe
pas à la règle. Notons que le premier ministre se garde bien de préciser
ce que recouvre sa proposition. Tous au banc des accusés : la personne
en arrêt-maladie percevant des indemnités journalières, la personne en
situation de handicap qui a le droit a une allocation adulte handicapée,
le « bénéficiaire » du minimum vieillesse, le retraité, l’accidenté du
travail, le jeune qui touche des allocations-logement, etc.
Les gouvernements successifs sont devenus prescripteurs et
contrôleurs au nom de la maîtrise de la dépense publique. Concernant la
protection des plus vulnérables, les pouvoirs publics ont inscrit la
solidarité dans une notion d’échange où l’individu doit mériter l’aide
de la collectivité dans le cadre des fameuses « politiques
d’activation ».
Plus d’allocations sans contrepartie, l’individu est
soumis à des droits et devoirs, le tout assorti d’un discours
stigmatisant des politiques en place renvoyant la responsabilité de la
pauvreté à ceux qui la subissent, se dédouanant subtilement de la leur
au passage en termes de politiques économiques et de l’emploi. Le RMI de
1988 prévoyait déjà un volet insertion obligeant les bénéficiaires à
s’inscrire dans un accompagnement socioprofessionnel et à rechercher un
emploi. Dans les années 2000, la solidarité est devenue « active »,
excluant de fait tous ceux qui sont empêchés de façon durable d’accéder
au marché du travail avec la mise en place du RSA, du Haut-Commissariat
aux solidarités actives.
Le service public de l’insertion présenté le 19 février
2019 ne dit pas autre chose : les propositions de bénévolat, d’immersion
gratuite en entreprise, au-delà du fait que ce soit du travail déguisé,
signifient les obligations des bénéficiaires, sous couvert de devoirs
réciproques. Cela dévalorise l’insertion socioprofessionnelle, qui
devient un outil de contrôle et non d’accompagnement des allocataires.
Mettre en place des contreparties reviendrait à rendre les
personnes handicapées, isolées, pauvres… responsables de leur
situation. Cette perception est antinomique avec la notion de
solidarité, de fraternité, le principe d’égalité en droit et en dignité,
et avec le droit au travail inscrit dans la Constitution.
Faut-il aussi y voir une stratégie de division des
« ronds-points », sachant que certains d’entre eux ont pu se montrer
sensibles à ce discours sur l’assistanat ? Se laisser enfermer dans
cette stratégie serait dommageable pour tous ! Pour ne pas laisser ceux
qui vivent du capital nous diviser, il faut poser la question du partage
des richesses et de la mise en sécurité sociale de tous, s’appuyant sur
des règles de solidarité.
Le discours ambiant sur l’assistanat est un paradigme
facile à renverser. Qui sont réellement les assistés ? N’est-ce pas les
entreprises ayant touché entre 60 et 80 milliards d’euros d’exonérations
de cotisation, 47 milliards d’euros de Cice pour cette année, 6,5
milliards d’euros de crédit impôt recherche, sans aucune contrepartie,
pas même de créer de l’emploi ? Un État peut-il réellement mettre sur le
même plan la compétitivité des entreprises et la solidarité avec des
personnes dans des situations de fragilité ?
Coauteur de Macron, un mauvais tournant, Les
Liens qui Libèrent, 2018. (1) Lire Morgane Kuehni, Le travail des
sans-emploi : analyse sociologique de l’assignation à un programme
d’emplois temporaires, faculté de sciences sociales de Lausanne, 2011.
Le bénévolat au sens étymologique selo le dictionnaire Litré vient du latin : Benevolus, de bene, bien (voy. BIEN, adv.), et volo, je veux (voy. VOULOIR)
RépondreSupprimerAlors, Je suis bénévole parce que je le veux bien !
Tiens ça me donne une idée de campagne... :)
"Le RMI de 1988 prévoyait déjà un volet insertion obligeant les bénéficiaires à s’inscrire dans un accompagnement socioprofessionnel et à rechercher un emploi." Rectificatif : Le RMI prévoyait effectivement un volet insertion mais n'obligeait pas à chercher un emploi. La mise en oeuvre au nom d'une morale et d'une bien-pensance sur la question, ce au mépris d'un débat citoyen, sont plutôt en question dans cette dérive. Le RSA est tout autre...Il énonce clairement l'objectif d'un retour vers l'emploi mais n'a toujours pas institué l'inscription obligatoire à Pole emploi ! Ce ne saurait tarder visiblement. Et c'est pole emploi qui va gérer le travail rendu "obligatoire" et le bénévolat ??!! Décidément, on n'arrête pas le Progrès...et le délire de nos gouvernants ! Qu'en est il du respect de la déclaration des droits de l'homme là dedans, de notre constitution et du respect du Peuple ? Allez, Basta ! Construisons l'alternative citoyenne, pour une meilleure répartition des richesses et une société respectueuse de l'humain et de la planète dont il dépend. Construisons notre autonomie sociale et écologique et arrêtons avec cet énorme gâchis.
RépondreSupprimer"Nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l'empruntons à nos enfants". Il semblerait que ce soit un un proverbe africain qui est cité dans le célèbre ouvrage "Terre des Hommes" d'Antoine de Saint-Exupéry (ouvrage paru en 1939). Cette citation me semble plus juste pour appréhender le Monde "en responsabilité". Qu'en pensez vous ?