Source : Le Monde
L’agence de l’ONU et dix-huit organisations dénoncent, devant le
Conseil d’Etat, « un recul historique pour les droits des enfants ».
« Une
ligne rouge a été franchie avec ce texte, qui nous semble constituer un
recul historique pour les droits des enfants et la protection de
l’enfance à des fins de lutte contre l’immigration », justifie Sébastien Lyon, directeur général d’Unicef France.
Issu
de la loi asile et immigration et entré en vigueur le 31 janvier, le
texte avait suscité dès son examen au Parlement une vive controverse,
car il modifie les modalités d’évaluation de la minorité d’âge des
enfants migrants arrivant seuls sur le territoire français, communément
appelés les « mineurs non accompagnés » étrangers. Cette évaluation,
diligentée par les départements essentiellement sous la forme d’un
entretien, est un préalable et la condition sine qua non pour qu’un
jeune soit reconnu comme mineur et puisse bénéficier d’une mesure de
protection.Or, le décret prévoit qu’en soutien aux départements les préfectures convoquent les jeunes afin de s’entretenir avec eux, vérifier l’authenticité de leurs documents et collecter leurs empreintes digitales, leur photo, leur état civil, leurs coordonnées téléphoniques et électroniques… Dans certains départements, ces coopérations entre l’ASE et les services de police existent déjà, mais le gouvernement entend les étendre à l’ensemble du territoire. Il crée en outre un fichier biométrique réunissant les données sur ces mineurs.
De même, certains documents d’état civil sont rejetés par l’administration. C’est systématiquement le cas par exemple des actes de naissance de Guinée, premier pays d’origine des mineurs isolés en France, devant la Côte d’Ivoire et le Mali. Une note de la police aux frontières de 2017 préconise de « formuler un avis défavorable pour toute analyse d’acte de naissance guinéen » du fait d’une « fraude généralisée au niveau de l’état civil ».
« Il y a des soucis dans l’établissement de documents dans certains pays, convient Franck Ozouf, du Secours catholique, association requérante. Mais les jeunes ne peuvent pas en être tenus pour responsables, et cela ne permet pas de conclure qu’ils ne sont pas mineurs. »
L’inquiétude
des associations porte aussi sur le nouveau fichier biométrique
national recensant les personnes se déclarant mineures. Grâce à
celui-ci, les autorités pourront repérer les jeunes qui se présentent
dans plusieurs départements et les empêcher de repasser une évaluation.
Pour les associations requérantes, plus qu’une volonté de fraude, ce
« nomadisme » des jeunes – qui n’est d’ailleurs pas quantifié – résulte
de différentiels d’évaluation et d’hébergement entre les départements.
Selon un rapport public de 2018, les taux de reconnaissance de la
minorité varient de 9 % à 100 % d’un territoire à l’autre.
« Le message, c’est que ce sont des migrants avant d’être des enfants, estime Me Patrice Spinosi, l’avocat des requérants. C’est
un dévoiement de la procédure d’évaluation qui va en réalité être
utilisé contre les mineurs pour procéder à leur éloignement le plus
rapidement possible, sans attendre qu’une autorité judiciaire, le juge
des enfants, ait pu statuer sur le refus de minorité des départements. »
« Il y a un effet dissuasif évident »
La décision de l’ASE n’est en effet pas définitive, et le jeune peut saisir le juge des enfants pour la contester. Aucune donnée publique globale n’existe sur le sujet, mais, à Paris par exemple, l’un des principaux départements d’accueil des mineurs isolés, un jugement sur deux a infirmé l’évaluation initiale de l’ASE en 2016 et 2017, d’après le Conseil national des barreaux. « Ces premières évaluations ne sont pas suffisamment fiables », insiste Me Spinosi.De plus, dénonce Jean-François Martini, juriste au Gisti, « il y a un effet dissuasif évident pour ces jeunes, qui ont souvent eu maille à partir avec les polices des pays qu’ils ont traversés, et à qui on va expliquer qu’il faut d’abord passer par la case préfecture et que toutes leurs données pourront être utilisées dans le cadre d’une procédure d’éloignement ».
Outre le recours en annulation devant le Conseil d’Etat, assorti d’une question prioritaire de constitutionnalité, une demande de suspension du décret a été déposée jeudi devant le juge des référés, en plaidant l’urgence. « Pour certains jeunes, qui ont déjà été enregistrés dans ce fichier et dont la minorité n’est pas reconnue, l’éloignement peut intervenir à tout moment », s’alarme en effet l’Unicef.
Salué par l’Assemblée des départements de France, confrontée au coût croissant que représente l’« arrivée massive de jeunes migrants » (40 000 en 2018, un chiffre contesté par les associations), le décret est actuellement expérimenté dans quatre départements (l’Isère, le Bas-Rhin, l’Essonne etl’Indre-et-Loire), avant un déploiement au niveau national prévu en avril. La Seine-Saint-Denis et Paris ont déjà annoncé qu’ils ne l’appliqueraient pas, refusant d’être des « supplétifs de l’intérieur ».
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