Matière à réflexion
Source : Le populaire dans tous ses états
Le
mouvement des gilets jaunes a permis de faire resurgir, dans l’espace
public, la question du mépris de classe. Dans un article du Monde Diplomatique, « Les élites face aux « gilets jaunes », Une philosophie du mépris » (mars 2019), Bernard
Pudal a montré que les propos insultants à l’égard de « ceux qui ne
sont rien » tenus par Emmanuel Macron et plusieurs de ses ministres
résultaient, pour une large part, de la naïveté de ces élites
brutalement arrivées au pouvoir sans expérience politique. « Sans
métier, ils disent ce qu’ils pensent » ajoute Pudal. Autrement dit, ils
expriment tout haut ce qu’une bonne partie de la classe dominante pense
tout bas. Dans le blog d’aujourd’hui, j’ai voulu donner un aperçu du
mépris de classe, tel qu’il s’exprimait dans les années 1930, à une
époque où ce n’était pas le manque d’expérience politique qui
l’alimentait, mais à l’inverse un choix délibéré afin de mobiliser ceux
d’en haut en attisant leur haine contre ceux d’en bas.
Les caricatures que j’ai reproduites ci-dessus sont parues dans Gringoire,
un hebdomadaire d’extrême droite, le 5 juin 1936. Fondé par Horace de
Carbuccia, issu d’une vieille famille noble de Corse, cet hebdomadaire
connut un succès phénoménal à partir de 1934, lorsque les partis de
gauche et les radicaux se rassemblèrent au sein du front antifasciste.
Deux ans plus tard, la victoire du Front Populaire et le déclenchement
des grèves ouvrières dans tout le pays poussèrent au paroxysme la lutte
des classes. Grâce à Henri Béraud, son journaliste vedette, Gringoire devint
l’un des principaux organes de l’extrême droite anticommuniste et
antisémite. Béraud s’acharna surtout contre Léon Blum et contre Roger
Salengro, ministre de l’Intérieur sous le Front Populaire, le poussant
finalement au suicide.
Ces caricatures illustrent différentes facettes de la haine de classe
qui s’empara alors de la bourgeoisie française. La première montre
parfaitement l’une des grandes constantes dans les réactions des
dominants lorsque leurs privilèges sont mis en cause : déplacer le
terrain de la polémique vers des questions identitaires. Telle fut la
raison de l’acharnement contre Léon Blum, qui fut à partir de ce
moment-là constamment stigmatisé en tant que juif par la droite et
l’extrême droite. Les caricatures suivantes témoignent de ce qu’on peut
appeler le « racisme de classe ». Les ouvriers en grève sont présentés
comme des analphabètes, incapables d’écrire correctement en français, et
comme des alcooliques qui font la noce sur les tombes des Communards
(car pour la droite, le mouvement ouvrier c’était toujours mieux avant).
La dernière caricature illustre ce qui est sans doute la forme la plus
constante du racisme de classe dans l’histoire : ceux qui luttent pour
leurs droits et leur dignité sont décrits comme des brutes épaisses, des
« casseurs » sans foi ni loi. Le version années 1930 de ce scénario est
clairement affichée dans cette caricature : les ouvriers en grève ne
sont que des demeurés manipulés par le PCF, qui finiront par fracasser
le crâne de Léon Blum contre le mur des lamentations.
Sous une forme euphémisée, c’est le même genre d’arguments qui ont été
réactivés pour discréditer les gilets jaunes. Le pouvoir macronien et
ses soutiens ont multiplié les efforts pour déplacer les enjeux du
terrain économique et social vers le terrain identitaire. J’avais noté,
dans la conclusion de mon Histoire populaire de la France, que
le programme présidentiel d’Emmanuel Macron (intitulé « Révolution »)
était plus à gauche que celui de Hollande et Valls sur les questions
humanitaires puisqu’il refusait de renouer « avec les guerres de
religion qui ont failli anéantir la France ». Il rejetait la
stigmatisation des musulmans en affirmant qu’il fallait arrêter de
suspecter la loyauté de ceux que nous avons accueillis. « Rien ne serait
pire que d’enfermer dans le soupçon une partie de la population
française ».
J’en avais conclu que si Macron parvenait à légitimer son programme
libéral accentuant les inégalités entre les riches et les pauvres sans
tirer sur les grosses ficelles identitaires que tous ces prédécesseurs
avaient manipulées sans vergogne depuis le milieu des années 1980, alors
on pourrait effectivement le créditer d’une véritable « révolution »
politique. Mais celle-ci n’a pas eu lieu. Dès que le mouvement des
gilets jaunes a remis au centre du débat public la question des
inégalités et des injustices sociales, aussitôt la machine
gouvernementale a réactivé les vieilles recettes identitaires. Les
gilets jaunes ont tour à tour été présentés comme des racistes, des
antisémites, des xénophobes, des homophobes, etc. La classe dominante a
pu ainsi retourner l’argument de l’antisémitisme par rapport aux années
1930 (à l’époque elle dénonçait les juifs, aujourd’hui elle dénonce ceux
qui dénoncent les juifs) mais la finalité politique reste la même.
Je
précise, pour éviter que mes propos soient mal interprétés, que ce
constat ne vise nullement à mettre sur le même plan les antisémites des
années 1930 et leurs adversaires actuels. Comme je l’ai souvent répété,
combattre l’antisémitisme est absolument nécessaire aujourd’hui. Ce que
je critique c’est uniquement le détournement de cette cause légitime
pour discréditer ceux qui luttent contre les injustices et les
inégalités sociales.
Autre illustration flagrante de cette exploitation politique des thèmes
identitaires, la mobilisation de tout le gouvernement contre la société
Décathlon qui projetait de commercialiser le voile destiné aux
sportives de confession musulmane. En ravivant le sempiternel débat sur
le « communautarisme », Emmanuel Macron, qui voulait apparaître sur la
scène mondiale comme le grand dirigeant libéral de notre temps, est
devenu la risée de toute la presse internationale, comme l’a noté Anna
Lippert dans Libération (27 février 2019). Et ce n’est pas
fini. Après avoir tâté le terrain pour voir s’il était possible de
relancer le débat sur « l’identité nationale », le gouvernement
s’apprête à réactiver les polémiques sur la laïcité.
Les tentatives de la classe dominante pour étouffer les revendications
sociales en occupant le terrain identitaire ne sont pas le seul point
commun entre les années 1930 et aujourd’hui. La stigmatisation du
langage populaire, que j’ai évoquée plus haut, à partir des caricatures
de Gringoire,
a brutalement resurgi avec les gilets jaunes. Dans l’article suggestif
qu’elle a consacré à cette question, Chloé Leprince a rappelé les propos
d’Emmanuel Macron concernant le « boxeur gitan » (https://www.franceculture.fr/societe/les-mots-dun-boxeur-gitan-petite-histoire-du-mepris-de-classe-par-la-langue) : « Le
boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre… il a été briefé par un
avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un
gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan. » Les
propos d’Emmanuel Macron sur le niveau de français de Christophe
Dettinger, le boxeur condamné pour avoir frappé des membres des forces
de l’ordre le 5 janvier 2019, illustrent parfaitement un ethnocentrisme
de classe supérieure, persuadé que le langage populaire se caractérise
par la pauvreté de sa syntaxe et de son vocabulaire. Chloé Leprince cite
les propos qu’a tenus l’épouse du boxeur à la suite des commentaires
présidentiels. « C’est humiliant,
complètement humiliant. Mon mari a fait des études, il est responsable,
il travaille. On paye nos impôts, on est Français, on est des citoyens
honnêtes et on nous rabaisse ».
Le mépris de classe à l’égard des gilets jaunes s’est exprimé de bien d’autres manières. Par exemple, Laurent Alexandre, un urologue spécialiste d’intelligence artificielle, n’a pas hésité à affirmer, dans une conférence à l’école polytechnique, que les « gilets jaunes » n’étaient pas capables de comprendre les enjeux mondiaux des mutations technologiques actuelles.
Gaspard Gantzer, l’énarque « de gauche », qui fut conseiller en
communication de François Hollande, est intervenu sur la chaîne C News
le 19 février pour commenter les incidents survenus lors de la dernière
manifestation des gilets jaunes, en disant : «C’est sûr que si on
faisait des tests de QI avant les manifestations, il n’y aurait pas
grand monde…» Le tollé provoqué par ces propos l’a contraint à
s’excuser. Néanmoins, ces dérapages sont autant d’illustrations des
réflexes élitistes qui surgissent lorsque les dominants se sentent
menacés dans la domination qu’ils exercent habituellement sur le peuple.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire