Source: Les Inrocks
23/03/19
Réorganisation des tournées et cadences infernales : les postiers
sont désormais soumis à des impératifs de productivité difficiles à
tenir. Mais la colère monte dans les Hauts-de-Seine (92), où une
centaine de postiers sont en grève depuis un an. Nous avons suivi l'un
d'entre eux sur sa tournée.
Devant une longue façade de boîtes aux lettres grises,
Mourad (prénom d'emprunt) glisse avec dextérité journaux, plis et petits
colis dans les fentes. Sa liasse est vite avalée. Il semble connaître
tous les noms par cœur. "Question d'habitude", assure-t-il en
souriant. Nous sommes à Malakoff, dans la banlieue sud de Paris (92).
Depuis 15 ans, Mourad sillonne les rues de la ville sur son vélo jaune
de postier. Cet homme affable, dont les cheveux noirs commencent tout
juste à grisonner sur les tempes, est connu comme le loup blanc, salué
par de nombreux habitants. "Lui, c'est un facteur vraiment gentil",
glisse un Malakoffiot, qui doit nous prendre pour une inspectrice du
travail. Mais trêve de bavardage, il faut déjà repartir. Depuis quelques
années, les postiers et postières doivent accélérer le rythme, être
plus productifs. Sous prétexte d'une diminution du nombre de lettres -
18 milliards en 2000, contre 11 milliards aujourd'hui – leurs tournées
ont été rallongées. Nicolas Jounin, sociologue et maître de conférence à
l'université Paris 8, tient les comptes. En 2011, il y avait 60 000
tournées en France contre 50 000 en 2017. Sur le même laps de temps, le
nombre de boîtes aux lettres est passé de 33 millions à 40 millions.
Difficile de dire que l'activité ralentit…Devenue société anonyme à capitaux publics en 2010, la Poste considère désormais le lien social comme du "temps parasite" qu'il convient de monétiser via toute une série de nouvelles prestations : vérification d'identité, collectes de données, relevés de compteurs, livraisons de médicaments ou de courses. "Un jour, on va nous demander de passer le balai dans les halls d'entrée. Je ne sais parfois plus trop où s'arrête mon travail", grince Mourad. Il n'a pas encore rendu le service le plus controversé, baptisé "veiller sur vos parents". Quelques minutes de bavardage avec une personne âgée pour 19,90 euros par mois : "Ça me gênerait de faire payer ce que je fais déjà, même si je n'ai parfois plus trop le temps. Et surtout, je trouve ça bizarre de demander à un postier de veiller sur sa famille. Je pense que ça ne va pas trop marcher". Une intuition exacte. Selon un document interne révélé par le site Les Jours, seulement 3 251 contrats ont été signés en une année d'existence. Une broutille.
Moins de cartes postales, plus de colis Amazon
Dans ses grosses sacoches, le facteur tente de caser les petits colis – jusqu'à soixante par jour - symboles de notre addiction à l'e-commerce (Amazon en particulier). Une bonne affaire pour la Poste : cette activité affiche une hausse de 9% en volume en 2018, pour un revenu de 3,5 milliards d'euros. En revanche pour Mourad, c'est une autre histoire. Ces "chinoiseries" comme il les surnomme, sont bien plus encombrantes que les lettres et plus compliquées à distribuer. "Un jour, un homme qui commandait beaucoup de paquets s'est excusé pour le dérangement et m'a donné 40 euros en me disant que c'était pour mes étrennes. Ça fait plaisir car ce surplus de travail n'est pas comptabilisé dans nos cadences".
Les recommandés lui donnent également du fil à retordre. La Poste estime qu'il faut en moyenne 1 minute et 30 secondes pour les délivrer. Facile pour les pavillons individuels. Beaucoup moins pour les grands immeubles. A l'entrée d'une tour, nous déclenchons le chronomètre. Interphone. Sonnerie. Attente. Ouverture de porte. Ascenseur. Echanges de politesses. Signature. Descente. Bilan de la course : 4 minutes 50 secondes pour un seul recommandé. Le temps imparti est largement dépassé. Mourad, également entraîneur de foot, est un peu désabusé. "Si j'étais méchant, je ne m'embêterais pas et je mettrais un avis de passage dans la boîte aux lettres. Mais je sais que les gens qui habitent ici sont un peu fatigués. Alors je prends le temps."
Hélas pour lui, le dévouement est une variable éthique qui n'entre pas en compte dans le calcul des cadences de travail, la pomme de discorde entre la direction et les salariés. Dans son enquête "Le caché de La Poste, La genèse de temps virtuels pour organiser le travail des facteurs", le sociologue Nicolas Jounin fustige l'absence de transparence sur l'estimation de ce temps de travail et constate la disparition du chronométrage manuel des tournées au profit d'un logiciel, utilisant des critères standardisés ne prenant pas en compte les spécificités locales. Car l'activité du postier est très fluctuante, tant en terme de volumes que de conditions d'exercice (météo, circulation...). Une variabilité qui "se prête difficilement à une rationalisation uniforme telle qu’elle a pu être conçue entre les murs des usines", analyse Nicolas Jounin. Historiquement, les surplus d'activité étaient absorbés grâce au système "fini-parti" : s'arrêter plus tôt les jours calmes et faire du rab dans les moments de rush. Le tout s'équilibrant au fil de la semaine pour arriver à 35 heures. Ce modèle compensatoire a disparu dans certaines régions au profit d'horaires stricts. Ceux qui terminent en avance doivent quand même rentrer au bureau, souvent pour se tourner les pouces. Et faire des heures supplémentaires, parfois non consenties ou difficilement rémunérées, en cas de surplus de travail. "A Malakoff, on a encore le "fini-parti" parce qu'on s'est battus pour cela. Sinon on nous l'aurait déjà supprimé", précise Mourad.
365 jours de grève dans les Hauts-de-Seine
Face à toutes ces restructurations, les facteurs ne restent pas les bras croisés. Dans le département des Hauts-de-Seine (92) près de 150 d'entre eux (97 selon la direction) sont en grève depuis une année. Un mouvement social débuté le 26 mars 2018, avec le licenciement de Gaël Quirante, secrétaire départemental de Sud PTT. L'étincelle qui a embrassé toute une profession en souffrance. "J'ai débrayé pendant une semaine car il fallait être solidaire vis à vis de Gaël. J'ai rarement été aussi impressionné par un homme. Il sait improviser, répondre du tac au tac et convaincre les plus réticents", s'exclame Mourad. Charismatique et combatif, Gaël Quirante excelle autant dans l'art d'haranguer ses collègues sur un piquet de grève que de tacler le ministre de l'économie Bruno Lemaire.
"En quatre ans, la Poste a été condamnée 22 fois dans les Hauts-de-Seine par des juridictions différentes pour défaut d'information concernant la façon dont elle évalue la charge de travail. Evidemment, on se rend bien compte qu'il y a moins de cartes postales. Mais, il y a une hausse des recommandés et petits paquets. On ne peut pas dire qu'on travaille moins qu'avant", analyse le syndicaliste. De son coté, la direction assure avoir fait "74 propositions de rencontres aux grévistes et à leurs représentants, qui se sont présentés à 23 d’entre elles".
Manifestations devant le ministère du travail ou de l'économie, occupations de locaux de l'entreprise : les grévistes multiplient les actions pour faire entendre leurs revendications : le report des restructurations et la remise à plat de la quantification de la charge de travail. Une ténacité parfois violemment réprimée. Intimidation de vigiles privés engagés par la Poste, arrestations, voire même agression physique : Nordine, un gréviste, a eu le nez fracturé par un cadre supérieur de l'entreprise.
A Malakoff, Mourad aussi subit des pressions. C'est pourquoi il préfère taire son véritable nom. En 2017, lors d'une réorganisation, la direction lui aurait surchargé arbitrairement sa tournée. Avant de faire marche arrière. L'été dernier, il est placé en garde à vue avec des intérimaires, suspectés de vols de chéquiers. "Personne n'a compris pourquoi ils m'ont embarqué. Certains disent qu'on m'a dénoncé car j'ai une trop grande gueule. J'ai même eu une perquisition chez moi. Ils n'ont rien trouvé. Mais j'ai été humilié, ça m'a traumatisé". Les pressions envers celles et ceux qui s'élèvent contre ces bouleversements de leurs conditions de travail sont récurrentes et minent le moral des troupes. "On est tous dans la galère. Il n'y a pas un postier qui vous dira qu'il est content des changements imposés par la direction. Même ceux qui ne sont pas en grève".
Lors des dernières élections professionnelles, le syndicat Sud PTT, initiateur du mouvement social dans le 92, a recueilli 51,86% des suffrages, avec une participation de 86%. Un soutien moral essentiel mais moins engageant qu'une grève d'un an. Mourad compte plutôt garder des forces pour la prochaine réorganisation de son bureau, prévue pour 2020. "Bien sûr on devrait être avec les autres grévistes. Mais parfois, on pense à notre pomme. Sans quoi on serait en manif tout le temps. C'est un rapport de force dans lequel tout le monde y perd un peu".
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