Si la voix de l'Elysée a du mal à porter jusqu'en Ariège, ce n'est
pas à cause des quelque 800 km qui séparent Foix, sa préfecture, de
Paris. C'est plutôt la doxa sociale libérale d'Emmanuel Macron qui passe
mal dans la partie la plus sauvage et certainement la plus belle des
Pyrénées. Ici, le ruissellement et les premiers de cordées chers au
président de la République évoquent les sources, les rivières et les
randonnées en montagne, rien d'autre. Quant à la start-up nation, elle
n'a aucun sens : la fibre commence à peine à être installée dans le
département. Le discours volontariste présidentiel n'y est pas seulement
inaudible, il est même à l'opposé de l'esprit ariégeois. L'Ariège,
sobre et rurale, c'est tout simplement l'anti-start-up nation.
Aux deux-tiers montagnard, le petit département de 150 000 habitants,
terre d'élection des ours et des loups au sud, dans les hauteurs du
Couserans ; bastion industriel de l'aéronautique au nord, dans la plaine
d'Ariège, a été socialiste pendant plus de cent ans, depuis la III
e République.
« Et pas socialiste rose pâle : ici, nous sommes d'un rose vif franc et courageux », précise Alain Duran, l'unique sénateur (PS) qui se situe lui-même
« à gauche de la gauche ».
En 2017, le département rompt brutalement avec cette tradition :
Jean-Luc Mélenchon y réalise son meilleur score au premier tour de
l'élection présidentielle, avec plus de 26% des voix - six points devant
Emmanuel Macron -, 18,5 points devant Benoît Hamon qui culmine à...
7 300 voix. Un mois plus tard, aux législatives, les deux
circonscriptions ariégeoises choisissent de nouveau La France insoumise,
faisant de l'Ariège le seul département 100% LFI.
« L'Ariège a fait
le choix du dégagisme humaniste, s'enorgueillit Michel Larive, le
député de la deuxième circonscription, à l'ouest. Nous construisons ici
une société qui n'est pas fondée sur la consommation. Comment cela
serait-il possible : plus on monte dans les montagnes, moins il y a de
magasins... »
Bordallo, Trigano, deux visions
Ce
jour-là, installé dans la minuscule mairie de Loubaut, 31 habitants, le
quinquagénaire est venu faire la connaissance du maire du village, Ramon
Bordallo, un libertaire qui s'est battu devant le tribunal
administratif pour éteindre la nuit les deux lampadaires de sa commune
et a barricadé le compteur électrique de la mairie pour empêcher
l'installation de Linky. Les deux hommes s'entendent bien, mais le
député ne convainc pas :
« La France insoumise est trop productiviste, soupire Ramon Bordallo,
je crois en la résilience par la solidarité humaine, pas à la croissance ni à la surexploitation des mers et des terres. »
Pourtant, le département vit mal, avec 18,5% de sa population sous le
seuil de pauvreté, selon l'Insee. Ne faudrait-il pas créer de l'emploi,
attirer des cadres, des entreprises ?
« Vous avez envie d'être riche, vous ? »
demande Michel Larive à Ramon Bordallo. L'autre rigole franchement. La
mairie, située sur une butte face aux Pyrénées enneigées, offre un
panorama spectaculaire. Aux alentours, des vallons, des arbres, quelques
maisons tranquilles. Le silence total est brisé par ce seul rire.
À 40 km de là, il y a leur exact opposé, André Trigano, maire de
Pamiers, la plus grosse ville du département, 16 000 habitants, 35 000
si l'on compte l'aire urbaine. Frère de Gilbert (Club Med), oncle de
Serge (Mama Shelter), fondateur de Campeole (Campings), c'est un
entrepreneur, un capitaliste fier de l'être. Ils ne sont pas nombreux
dans le département, mais il a réussi à en fédérer bon nombre sur son
territoire, de loin le plus dynamique du coin. À 93 ans, le jeune homme
en costume trois-pièces affiche
« 75 ans de vie professionnelle et 49 ans de vie publique ». Il prévient qu'il ne se représentera pas aux prochaines municipales...
« Sauf s'il faut barrer la route au Rassemblement national. »
André Trigano a d'abord été élu maire de Mazères en 1971. La petite
ville, au nord du département et au sud de Toulouse, n'a alors plus un
seul emploi salarié : il ne reste plus que des fonctionnaires et
quelques artisans. Tout le reste a disparu, les habitants partent en
continu s'installer ailleurs.
Trigano se fait élire sur une seule promesse : créer 100 emplois
salariés. Il va en créer 200 dès son premier mandat, en attirant
Ruggieri, l'entreprise marseillaise de feux d'artifice et d'explosifs
qui cherche une usine plus grande et a besoin d'un site Seveso
gigantesque en raison des dangers d'explosion - l'usine explosera
d'ailleurs en partie en 1993, sans faire de victime car c'était un
dimanche.
« Vingt ans plus tard, j'étais toujours maire, j'avais
créé 700 emplois salariés et Mazères comptait 7 000 habitants, contre
1 800 au départ. »
André Trigano prend goût à la politique. Il est élu député, siège au
conseil départemental, à la Région, finit par être élu à Pamiers :
« J'y
ai créé 5 700 emplois, attiré 220 entreprises, toujours avec la même
méthode : des entreprises diversifiées, un bon équipement, des permis de
construire rapides, une aide efficace pour monter les dossiers, un
financement grâce à nos relations. » Mais Trigano, paisiblement
positionné au centre droit, se sent bien isolé au milieu des socialistes
ariégeois qui le décrivent comme un libéral endurci. Il sourit avec une
bienveillance très bien jouée et assène, faussement désolé :
« Ils ne connaissent rien à l'entreprise, les pauvres. Ce sont des fonctionnaires, vous savez. »
Le fait est que d'entreprise privée, de carrière, on ne parle pas
beaucoup ici. L'enrichissement personnel, la réussite professionnelle,
tout cela est beaucoup moins valorisé que l'épanouissement de l'humain
et l'harmonie avec la nature - le parc naturel couvre 40% de la
superficie du département.
« Ici, on préfère la qualité de vie au stress des transports en commun bondés, on mange sainement, on respire un air pur »,
assure Bénédicte Taurine, députée de la première circonscription du
département. C'est vrai, la qualité de l'air ariégeois est l'une des
meilleures de France et sa densité l'une des plus faibles, avec 31
habitants au kilomètre carré, contre 21 000 à Paris, soit 700 fois plus.
Bénédicte Taurine, elle-même, n'avait pas du tout prévu de faire
carrière. La syndicaliste de toujours était persuadée de n'avoir aucune
chance d'être élue quand, toute jeune quadra, elle a accepté en 2017
d'être tête de liste de La France insoumise... Pour elle, l'entreprise
s'apparente plus à un risque qu'à une promesse. Elle a vécu au sortir de
l'adolescence la catastrophe de l'arrêt de l'usine Pechiney (1 000
emplois supprimés à Tarascon, qui comptait alors 8 000 habitants) et la
disparition progressive de l'industrie textile qui faisait vivre
Lavelanet, en pays cathare. Alors le privé et ses incertitudes, elle ne
leur fait pas confiance :
« Je crois qu'il faut de nouvelles activités, mais pas forcément une industrie de masse. »
Le public et l'associatif avant tout
Cette
idée - ignorante de toute réalité économique- que le salut ne viendra
pas du privé, mais du public et de l'associatif, est partagée par la
plupart des cadres politiques locaux. Norbert Meler, maire de Foix,
élevé dans un milieu libertaire par des parents anarchistes, donne
priorité à la réparation des inégalités du système plutôt qu'au
développement économique. Dans une ville où le taux de pauvreté est
élevé - 30% des élèves paient la cantine 1,30 euro (soit une réduction
de 50%, sous conditions de ressources) -, il mise sur la cohésion
sociale par le sport : piscine dernière génération, vélodrome rénové en
2017, stade d'athlétisme, dojo, aires multisports, boulodrome, aire de
skate, terrains de volley, espaces de streetball, stade d'eaux vives...
Pour une ville de moins de 10 000 habitants.
« Nous concentrons
l'offre sportive pour tous les environs, défend Norbert Meler. Et puis
c'est ainsi que nous pouvons identifier les enfants les plus démunis et
les aider. Très peu passent entre les mailles du filet, nous avons un
système associatif très performant. »
Le tourisme, lui, a été un peu négligé. Pourtant, la petite cité est
une merveille médiévale, avec des rues entières conservées quasiment
intactes depuis l'époque du puissant comté de Foix. Elle est surplombée
par un spectaculaire château fort millénaire, orné de deux tours
quadrangulaires et d'une tour ronde entourés par une enceinte fortifiée.
On le visitait naguère en moins d'une heure. Des travaux pour
revaloriser l'endroit se termineront en juin, moyennant quoi
« les
touristes pourront désormais rester une bonne demi-journée sur les
lieux. Nous espérons passer de 80 000 visiteurs par an à 120 000 », assure le maire.
Solidarité et vaste plan fibre
À l'hôtel
du département, peu après la mairie, le discours est tout aussi ferme
quand il s'agit de solidarité et tout aussi étrangement indifférent au
développement économique. Henri Nayrou, le président du conseil général,
issu d'une grande famille de cadres socialistes locaux, fait partie des
13 présidents de département prêts à expérimenter le revenu universel :
« J'avais proposé revenu décent, c'était plus parlant. » Le
projet a été bloqué par le Parlement à la fin du mois de janvier. Engagé
en politique depuis des décennies, il sait de quoi il parle en matière
de solidarité : le département y consacre 67% de son budget, soit 116
millions d'euros. Une bonne partie de l'enveloppe va au RSA, passé de 19
millions en 2006 à 37 millions en 2017. L'Etat ne compense pas tout,
contrairement aux promesses faites. Malgré des finances très serrées, un
plan colossal a tout de même été lancé pour installer la fibre partout
d'ici à 2025 et désenclaver ceux qui vivent dans les coins les plus
reculés. En revanche, aucune réflexion n'a véritablement été menée pour
identifier les entreprises qui pourraient venir s'installer grâce à la
fibre.
« On a mis le terreau, tranche Henri Nayrou, ce n'est pas notre rôle de faire du business. »
Un état d'esprit qui s'exprime de manière encore plus radicale dans
les montagnes du Couserans, au sud du département. La nature y est
sauvage, les montagnes s'y élèvent jusqu'à 3 000 m. C'est là qu'ont été
relâchés les ours slovènes, qui seraient environ 50 aujourd'hui, que des
loups ont été aperçus cet hiver. Là que les derniers bergers luttent
pour le pastoralisme malgré la présence des deux espèces de prédateurs
qui égorgent des dizaines de brebis chaque année. Là encore que se sont
fixées des populations qui ont choisi de vivre autrement, dans des
yourtes, des cabanes, des granges retapées. Discrets, voire invisibles,
il est difficile de les trouver si l'on ne sait pas exactement où les
chercher. Ils veulent rester
« les pieds dans l'herbe »,
« à l'air libre »,
« hors les cadres »,
« sans pollution, ni sonore ni visuelle »,
comme ils le disent au hasard des rencontres, toujours sous couvert
d'anonymat. Le confort est assuré par des panneaux solaires, des
branchements sur des sources, un poêle à bois. On trouve ici le plus
grand nombre d'enfants non scolarisés - 300 en Ariège au total -, et les
trois seules écoles hors contrat du département. Dans des épiceries
solidaires, ouvertes 24h/24, on prend ce dont on a besoin et on place
soi-même l'argent dans la caisse.
Combien sont-ils ces néoruraux qui, tout en travaillant
(certains sont même salariés à Paris), ont choisi de créer une société
d'« autonomie collective » ? « Nous sommes des centaines », assurent-ils. Dans cette atmosphère à la fois frondeuse et militante, précaire et vulnérable, certains se sentent très seuls. « L'attractivité économique, ici, c'est secondaire »,
enrage Jérôme Azéma, candidat malheureux pour LREM aux législatives,
qui a des idées à la douzaine pour relancer le tourisme avec des hôtels,
un parc d'attractions médiéval, un nouveau portail interactif pour
proposer séjours à thème et parcours fléchés... « L'autoroute entre Toulouse et Barcelone ? Elle ne se fera jamais »,
se désole de son côté Paul-Louis Maurat, président de la CCI, qui sait
bien que jamais des usines exportatrices ne s'installeront si les
infrastructures ne sont pas performantes. Et ne se fait aucune
illusion : les associations de protection de la nature ne laisseront pas
un seul engin de chantier approcher de la montagne. L'Ariège restera
une terre de lutte. Mais après tout, « vous voulez devenir riche, vous ? »
Villégiature pour caciques
Terre
socialiste, l'Ariège a longtemps attiré les grands noms du PS, qui s'y
sont retrouvés... en toute discrétion. Laurent Fabius a acheté en 2003
dans le village du Carla-Bayle une résidence avec vue panoramique sur
les Pyrénées qu'il a évaluée à 680 000 euros dans sa déclaration de
patrimoine de 2013, lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères. Le
ministre a financé, sur sa réserve parlementaire, des rénovations
nécessaires dans le petit village dont les ressources financières sont
limitées.
Tony Blair a, pendant près de dix ans, passé
tous ses mois d'août dans le village circulaire de Saint-Martin-d'Oydes,
où il était devenu une célébrité locale.
Jean-Pierre
Bel, président du Sénat pendant le quinquenat de François Hollande,
s'est retiré depuis 2014 vers Lavelanet, dans le pays d'Olmes, pour
préparer les élections municipales de 2020 à Toulouse.
Enfin, non loin de l'Ariège, mais en Haute-Garonne, se trouve Cintegabelle, l'ancien fief rural de Lionel Jospin...
Allégorique tungstène
La
possible réouverture d'une mine en sommeil depuis trente-deux ans, sur
la rivière Salat, divise profondément les Ariégeois. La société
australienne Apollo Minerals souhaite exploiter à nouveau son tungstène,
un métal extrêmement dur et résistant aux plus hautes températures,
utilisé pour fabriquer des pales de turbine ou des foreuses, qui
intéresse particulièrement l'industrie spatiale et l'armement. La Chine,
qui dans les années 80 a inondé le marché mondial de son tungstène bon
marché, a provoqué la fermeture de nombreux sites et assure aujourd'hui
85% de la production mondiale. L'augmentation de la demande et des prix a
rendu l'exploitation en France de nouveau intéressante. L'Etat a encore
trois ans avant de se prononcer sur la réouverture. Le maire de
Couflens est vent debout contre le projet.