Source : La vie des idées

Lorsque
l’on évoque les évolutions de la fonction publique en matière d’emploi,
l’accent est souvent mis sur la réduction des effectifs (Ruiz, 2017) ou
sur le poids croissant des contractuels (Peyrin, 2017), mais il est un
autre phénomène massif dont les effets sont plus diffus : l’adoption
progressive de logiques « managériales »
dans la gestion des personnels de l’État et la rupture concomitante
avec les régulations impersonnelles qui caractérisaient le modèle de la
fonction publique de carrière.
Parmi d’autres préconisations, les tenants de la « nouvelle gestion publique »
(Bezes, 2005) encouragent en effet l’État employeur à se doter de plus
de souplesse dans le recrutement comme dans la promotion de ses
personnels - tout particulièrement dans l’encadrement. La détection,
l’évaluation et la promotion accélérée de cadres « managers »
spécialisés dans le travail de réorganisation et la maîtrise des coûts
font partie des outils récurrents de la transformation des organisations
publiques, quitte à marginaliser les cadres plus expérimentés dont les
compétences professionnelles sont plus ancrées dans le terrain. Ce
phénomène, qui a d’abord été observé s’agissant des entreprises
publiques désireuses de se « moderniser » (Boussard et al. 2015) afin de passer du « monopole au marché »
(Tixier, 2002), s’est pour partie transféré aux fonctionnaires d’État, à
la faveur notamment des restructurations consécutives à la Révision
générale des Politiques publiques menée durant le quinquennat Sarkozy.
Un certain nombre d’initiatives ont ainsi été prises ces 10 dernières années pour mieux « manager »
les fonctionnaires, notamment en intensifiant les évaluations, en
accroissant la part des primes dans la rémunération, ou en décloisonnant
les carrières via des fusions de corps et des mobilités
interministérielles. Le modèle de la fonction publique de carrière, avec
son fonctionnement très pyramidal sélectionnant une part importante des
encadrants par promotion interne, tend à laisser la place à un modèle
moins impersonnel, censément plus attentif aux mérites, avec des
carrières accélérées et de rétributions individualisées pour les cadres
repérés pour leur « performance ».
En nous fondant sur les résultats d’une recherche récente sur les effets de la Réate [1]
au ministère de l’Écologie, nous allons voir que le tournant managérial
opéré par l’État peut parfois entrer en contradiction avec les
garanties politiques conférées par le statut de l’emploi public, qui
reposent précisément sur l’impersonnalité des règles de gestion. Au
prétexte de mettre en avant les compétences des fonctionnaires, en
individualisant les conditions d’emploi, les rémunérations et les
parcours, l’État ne risque-t-il pas de fragiliser les protections
juridiques sur lesquelles reposent les « emplois à statut » (Cartier et al., 2010) ?
En voulant mieux gérer les agents, n’est-il pas en train d’accroitre la
capacité d’immixtion du pouvoir exécutif dans les carrières des
fonctionnaires ?
Présentation de la recherche
Nous nous appuierons sur les résultats d’une recherche conduite entre
2011 et 2014 au ministère de l’Écologie pour le compte de la DGAFP, dans le cadre d’une convention avec le Centre d’Études de l’Emploi et du Travail (CEET/CNAM).
À travers une série d’entretiens semi-directifs, nous avons enquêté sur
l’adaptation des cadres de l’État aux changements gestionnaires
consécutifs à la RGPP, en faisant l’hypothèse
que le vieillissement des personnels était susceptible d’engendrer
certaines difficultés d’adaptation chez les plus expérimentés.
L’échantillon se constituait de chargés de
mission du ministère en charge de l’accompagnement des carrières et de
cadres A en activité, d’une majorité de cadres expérimentés faisant face
à des blocages et de quelques cadres atypiques aux parcours très
rapides. En tout, 39 personnes ont été interrogées.
Pour éclairer cette situation, nous
commencerons par revenir brièvement sur les logiques fondamentales de la
fonction publique de carrière, qui relèvent pour bonne part d’une
volonté de protéger les fonctionnaires de l’influence du politique. Nous
verrons ensuite comment la volonté de manager les agents de l’État
s’appuie systématiquement sur des logiques d’individualisation qui
entrent parfois en contradiction avec les dimensions impersonnelles et
collectives du statut. Enfin, à appui de nos résultats de recherche,
nous envisagerons les possibles conséquences de ces réformes.
La fonction publique de carrière : un enjeu politique
Le système de la fonction publique de
carrière à la française repose sur un équilibre subtil entre sujétions
et avantages, que ses contempteurs feignent généralement d’ignorer. La
construction du statut a été progressive et ambiguë (Rouban, 2010), mais
le statut des fonctionnaires n’est pas réductible à un « acquis social » ;
l’enjeu a toujours été d’assurer l’égalité des citoyens devant la loi
et la continuité de l’État par-delà l’instabilité du personnel
politique, voire la valse des régimes. En la matière, le cas des
militaires permet de comprendre bien des choses.
Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire des carrières publiques contient beaucoup de termes empruntés aux armées (« cadres », « grade », « tableau d’avancement », etc.) : les solutions qui ont été trouvées pour les officiers au début du XIXe
siècle ont largement inspiré toute la fonction publique après eux.
Après la défection des généraux napoléoniens sous la Restauration,
l’armée a fait face à un manque criant de cadres. Comment former et
conserver des officiers compétents ? Comment s’assurer de leur fidélité ? La loi Gouvion St Cyr de 1818
va poser les bases d’un système qui a fortement influencé l’emploi
public. Pour stabiliser la hiérarchie militaire, il est en effet décidé
que l’armée sélectionnerait ses chefs de manière interne, progressive et
relativement transparente : un âge et une ancienneté minimale seraient
établis pour chaque niveau hiérarchique, un « tableau d’avancement », public, donnerait à voir les candidats à une promotion. Par la suite, la loi sur les officiers de 1834 instaurera la séparation du grade et de l’emploi, principe fondateur de l’emploi public moderne, et créera un « droit à la carrière » pour les militaires (voir Saglio, 2005). Les militaires y sont dits « propriétaires »
de leur grade, ce qui les protège de toute dégradation arbitraire et
leur garantit un avancement minimal à l’ancienneté. En revanche, l’« emploi » qu’ils occupent est à la discrétion de l’Etat : ils ne peuvent refuser une mutation, fût-elle punitive [2].
L’idée est simple : des carrières lentes, mais sûres, en l’échange
d’une disponibilité totale au service de l’intérêt général et d’une
loyauté sans faille dans l’exercice de ses fonctions.
Ces remarques éclairent la logique
fondamentale de l’emploi public, bien au-delà de l’armée : les concours
assurent l’égalité des chances d’accès aux fonctions publiques puis, par
des garanties collectives, la lenteur et la scansion ritualisée des
promotions assurent que les fonctionnaires jouiront d’une relative
autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif. En échange de ces protections
politiques, les fonctionnaires doivent se montrer loyaux à l’égard du
pouvoir, et accepter des sujétions spécifiques comme des mobilités
imposées ou des astreintes. Ils doivent aussi développer des
savoir-faire très spécifiques généralement peu transposables hors de
l’État. Un équilibre subtil se met en place et, comme le note B. Pêcheur
(2005), « le statut s’avère à la fois une protection pour les fonctionnaires et un bouclier pour le politique ».
La nouvelle gestion publique
Dans la perspective d’une réforme managériale de l’État, ce système devient problématique. Pour plusieurs raisons, « manager » des statutaires relève pour partie du « défi »
(Buisson, Peyrin, 2017). En particulier parce que les garanties
collectives liées au statut, si elles permettent de limiter l’immixtion
du politique, offrent aussi des positions de repli qui limitent la
portée des incitations managériales, qu’elles soient positives ou
négatives.
Aussi, de F. Fillon à M. Valls,
les circulaires se sont enchaînées qui poussaient à améliorer le
management des carrières des encadrants du secteur public. La circulaire
Fillon visait à « faciliter le
décloisonnement des carrières des cadres supérieurs ainsi que l’accès de
profils diversifiés au plus haut niveau des responsabilités
administratives » en créant des viviers de « managers »
à haut potentiel et en ouvrant les sommets de l’administration à des
cadres du secteur privé, voire à d’anciens membres des cabinets
ministériels. L’idée était assez claire : il s’agissait pour une bonne
part de créer une concurrence externe aux cadres traditionnellement
issus de la sélection interne opérée par les corps ministériels.
Quelques années plus tard, la circulaire Valls encourageait de son côté à
mettre en place un « plan managérial » par ministère et poussait à concentrer les efforts sur les agents en position d’encadrement, sur qui reposaient « les changements attendus en matière d’organisation et de relations de travail (…) ».
Là encore se manifestait l’idée qu’un État mieux managé nécessitait de
détecter et de promouvoir des cadres aux profils managériaux, des « talents »,
pour qui il convenait de mettre en place des mobilités accélérées, des
plans de formation spécifiques et des rétributions indexées à leurs « performances ».
La Prime de fonction et résultat, dite PFR, instaurée en 2009 pour les cadres supérieurs et remplacée en 2014 par le RIFSEEP,
s’inscrit dans cette logique incitative. Beaucoup plus
fondamentalement, la création des Grades à Accès fonctionnel (Graf) par
la loi du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social a
remis en cause la logique « incrémentale » des carrières publiques. Ces GRAF,
qui peuvent être attribués de manière relativement discrétionnaire,
supposent en effet une progression fonctionnelle et indemnitaire, mais
non statutaire. L’agent est « détaché » pour quelques années dans un « emploi fonctionnel » qui s’apparente à un CDD
de mission dans l’État. La mission peut être renouvelée une fois, mais à
la fin, l’agent retrouve son grade initial et perd les bonifications
salariales liées à son détachement. Pour reprendre l’exemple militaire,
on peut dorénavant être général quelques années avant de redevenir
colonel. L’évolution n’est pas anecdotique.
Ce ne sont là que quelques exemples des « souplesses »
dont s’est doté l’État pour mieux gérer les carrières de ses personnels
d’encadrement. Ces bouleversements discrets, mais fondamentaux, peuvent
avoir des conséquences non négligeables sur les agents en place ; ils incitent également à s’interroger sur l’état de la « digue juridique » qui protégeait les personnels de l’État de l’immixtion du politique.
Que produisent ces transformations des règles du jeu ?
L’enquête conduite entre 2011 et 2014 au
ministère de l’Écologie a montré comme cette individualisation pouvait
prendre de court une part importante des personnels. Dans un contexte où
les agents de l’État vieillissent et où les postes à responsabilités
d’encadrement se raréfient, la progression demeure possible, mais les
chemins qui y mènent apparaissent de plus en plus opaques et
labyrinthiques. Les restructurations induites par la RGPP
ont en effet accru la concurrence, pour un nombre très réduit de
postes. Pour les catégories d’emplois que nous avons étudiées (les
directeurs d’administrations territoriales de l’État, des emplois dits
fonctionnels), les règles du jeu ont été bouleversées pour s’approcher
au plus près d’un modèle de marché ouvert. Les postes sont publiés de
manière très large et le préfet est dorénavant l’arbitre entre les
candidatures qui émanent d’un nombre accru de corps de l’État. Dans les
eaux froides de cette concurrence nouvelle, beaucoup de cadres en fin de
carrière ont vu leur progression très ralentie ou tout simplement
bloquée. Les postes qui leur étaient encore accessibles 5 ans plus tôt
ne le sont plus, et certains seraient même contraints de descendre en
responsabilité pour pouvoir continuer à progresser. Si le statut empêche
les licenciements, un malaise croissant se fait jour quant à la « gestion des âges » dans l’État [3]. Comme le note un cadre en fin de carrière :
On a produit beaucoup de cadres. On a fait grimper les cadres. Mais on n’a pas assuré le renouvellement des postes favorables. Donc ça se thrombose.
La principale information retirée de cette
enquête est cependant que cette situation n’est pas réductible à un pur
effet d’engorgement : si les restructurations de l’État ont bloqué la
carrière de nombreux cadres expérimentés, elles ont aussi créé un appel
d’air inédit pour certains cadres au profil atypique, souvent repérés
par les préfets pour leurs qualités « managériales ».
Le blocage des uns fait l’opportunité des autres. Sur certains postes,
nous avons pu observer comment des cadres souvent jeunes et peu ancrés
dans les métiers de leur administration étaient sélectionnés par les
préfets en lieu et place de cadres expérimentés qui briguaient ces
postes depuis longtemps. Pour ces derniers, l’arrivée fulgurante de
jeunes chefs dont la vulgate managériale est censée compenser le manque
d’expérience a été difficile à accepter. Relatant la déconvenue que
représente le fait de s’être fait « doubler » par quelqu’un qui, à ses yeux « ne joue pas dans la même cour que [lui] », un répondant s’étonne :
c’est carrément… C’est la logique du privé peut-être, on prend quelqu’un qui est adapté au poste quel que soit son âge, quel que soit... Le seul critère c’était quoi ? C’était d’être retenu par le préfet. Vous voyez, maintenant c’est ça…
À bien des égards, la mise en valeur des « managers » se traduit donc par la montée d’un intuitu personae qui
permet de remplacer l’expérience et la légitimité technique par un
tropisme gestionnaire revendiqué et des attributs qui relèvent parfois
du charisme. Un nouveau modèle de sélection semble à l’œuvre, un modèle
qui, selon les termes de G. Jeannot « affiche
une volonté de pragmatisme et met en avant la capacité de l’employeur à
choisir des individus selon les compétences dont il a besoin en
objectivant la mesure des compétences gestionnaires » (Jeannot, 2010).
Mais les aptitudes managériales
n’expliquent pas tout. Elles peuvent même cacher l’essentiel. Dans un
contexte où diriger les services de l’État dans les territoires signifie
généralement supprimer des entités et des postes, les missions dévolues
aux cadres sont très spécifiques et souvent difficiles à assumer. Un
cadre expérimenté, parvenu à un poste élevé avant la réforme, n’hésitera
pas à comparer son travail à celui d’un « fossoyeur ». Un autre dira son refus de continuer à progresser si son travail se réduisait à « gérer la misère ». Il déplorera par exemple en ces termes le manque d’intérêt des missions qui pourraient lui être confiées :
aujourd’hui c’est clairement écrit dans les fiches de postes de DDT, c’est marqué : capacité à réformer les services avec réduction d’effectifs. C’est écrit clairement. On vous embauche pour fermer la boutique.
À l’inverse, les cadres qui ont bénéficié
d’une promotion fulgurante ont en commun d’avoir des optiques très
réformatrices, de voir leur action comme un travail avant tout
organisationnel, tourné vers l’adaptation du fonctionnement de leur
structure. Ils satisfont au « devoir d’engagement » réformateur qui remplace le traditionnel « devoir de neutralité » des fonctionnaires (Gervais, 2007) et partagent une même volonté d’incarner un « principe de réalité » pour leurs équipes, de prendre acte d’une certaine inéluctabilité des réductions de poste :
Enfin, on ne peut pas continuer comme avant. De toute façon, quand on n’évolue pas, c’est qu’on est mort. (…) On peut faire plein d’économies, notamment d’économies de personnel. Il y a plein de postes qu’on peut ne pas remplacer parce que voilà c’étaient des gens qui... Qui faisaient de moins en moins de choses avant leur départ à la retraite, etc. Donc si on arrive à bien mettre les bonnes personnes aux bons endroits, on peut s’en sortir encore en assumant les baisses d’effectifs qu’on a à faire.
On peut légitimement se demander si les
opportunités dont ils ont bénéficié ne tiennent pas d’abord à leur
totale absence de résistance aux orientations de la réforme de l’État,
que les plus expérimentés questionnent plus volontiers. Leur étroite
dépendance au préfet qui les a nommés, leur carrière « hors-piste »,
loin des circuits promotionnels habituels, ne les mettent en effet pas
en situation de questionner le bien-fondé de ce qu’on leur demande.
Mieux, il leur est parfois laissé entendre que cette expérience des
restructurations sera porteuse pour la suite de leur carrière.
Le principe d’indépendance en question
La digue juridique, qui dotait les
administrations d’une grande capacité de résistance (et parfois
d’inertie) face aux initiatives du personnel politique, est peut-être en
train de céder sous les logiques d’individualisation des parcours
portées par la nouvelle gestion publique. Nous avons vu comment, sous
les dehors d’un discours pragmatique prétendument centré sur la
recherche de l’efficacité, la mise en avant d’une logique managériale
pouvait parfois cacher l’influence grandissante du pouvoir exécutif dans
les carrières administratives. Pour accélérer la modernisation de
l’État, il est tentant de promouvoir de manière discrétionnaire des
managers étroitement dépendants de qui les nomme et dépourvus de
perspectives de moyen terme. Mais en bousculant ainsi les logiques de
long terme qui structurent les carrières publiques, on risque aussi de
fragiliser tout l’édifice et de réintroduire le clientélisme politique
que le statut visait précisément à éviter. De ce point de vue, la volonté affichée lors de la dernière campagne présidentielle par E. Macron d’instaurer un « spoil system »
en France, c’est-à-dire d’assumer publiquement l’exercice d’un pouvoir
discrétionnaire de nomination par l’exécutif de tous les responsables
d’administration, ne peut manquer d’interroger sur l’avenir des
garanties politiques conférées aux fonctionnaires.
Aller plus loin














Pour citer cet article :
Alex Alber, « Les nouveaux fonctionnaires »,
La Vie des idées
, 6 février 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : http://www.laviedesidees.fr/Les-nouveaux-fonctionnaires.html
Nota bene :
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par
, le 6 février 2018
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