Source : Médiapart
- Blog : Le blog de Stathis
Après sa participation au Mediapart Live à Commercy,
Stathis Kouvélakis, professeur en théorie politique et militant de la
gauche radicale grecque, a retravaillé son analyse du mouvement des
«gilets jaunes». Il livre ici le résultat d'une mise à l'épreuve de ses
premières hypothèses.
L’économie politique des GJ à la lumière du mouvement chartiste
Parti d’un refus de la taxe sur les carburants, s’élargissant par la suite aux questions de justice fiscale – qui resteront au cœur de ses revendications – et de « pouvoir d’achat », le mouvement des GJ a semblé trouver sa revendication emblématique avec le RIC. La représentation du monde social qui sous-tend ses revendications n’a pas manqué de surprendre. Voici par exemple comment un journaliste du Monde diplomatique résume les échanges tenus lors d’une réunion d’un groupe de GJ en Ardèche : « le débat ne porte presque jamais sur les responsabilités du secteur privé, dont la classe politique est le paravent parfait. Ici, nul ne parle de propriété privée de moyens de production, et encore moins de capitalisme : le cadre économique est accepté tel quel, même s’il faudrait en corriger les excès. Que les patrons gagnent moins, que leurs salariés vivent décemment : une ‘économie morale’ en quelque sorte »[1]. Partant d’un constat similaire, Samuel Hayat a proposé une lecture du mouvement, qui vise à en restituer la cohérence interne, basée précisément sur cette notion, telle que l’historien britannique E. P. Thompson l’a développée dans ses travaux[2].
L’« économie morale » désigne un ensemble de normes partagées, relevant en général du droit coutumier, censées régir l’économie d’un monde encore préindustriel et précapitaliste, par exemple autour des notions de « juste prix » ou de garantie de l’approvisionnement en « pain » pour toute la population. Lorsque ces normes sont violées, le peuple est en droit de se révolter et de réclamer au souverain le rétablissement du pacte implicite dont elles sont le fondement. La résonance avec le mouvement actuel se trouve dans le fait que celui-ci « articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant »[3]. Loin d’être révolutionnaire, il serait de ce fait essentiellement restaurateur, au sens où il vise au rétablissement d’un pacte – et plus exactement d’un pacte national – et non au renversement de l’ordre existant. Il entretiendrait, par ailleurs, un rapport ambivalent à la démocratie, dans la mesure où il repose implicitement sur la conception paternaliste d’un pouvoir qu’il s’agit de rappeler à ses devoirs de protection, et qu’il refuse le dissensus – puisque les normes dont il demande le rétablissement sont censées faire l’objet d’un consensus partagé, dont il convient simplement de réitérer la validité.
Stimulante, et largement justifiée, cette analogie se heurte toutefois à un point qui renvoie à la différence radicale entre les époques historiques en question : le pouvoir politique auquel s’adressent les demandes des paysans ou du peuple des villes sous l’Ancien régime n’est pas simplement « paternaliste », mais bien de « droit divin ». En d’autres termes, il tire sa légitimité d’un tout autre principe (la Transcendance, incarnée dans le corps sacré du monarque) que la souveraineté du peuple. Ce pouvoir se doit de veiller au bien-être de ses « sujets », précisément parce qu’il n’a pas de comptes à leur rendre, parce qu’il s’agit de « sujets » – et de « ses » « sujets » – et non de « citoyens » regroupés en un « corps politique » d’égaux dont il serait l’émanation (temporaire et révocable). Or, l’évolution du mouvement l’a montré de façon éclatante, c’est précisément cette « rechute » dans la conception monarchique du pouvoir, et, plus largement, la confiscation de la décision par une élite politique indifférente à leurs conditions de vie, que les GJ rejettent catégoriquement. Le « pacte social » dont ils/elles réclament le rétablissement ne se résume pas à des demandes matérielles, fussent-elles structurées autour de normes morales partagées, il place en son cœur même la dimension démocratique que le pouvoir ne cesse de bafouer. La figure de l’actuel président incarne au plus haut point ce déni de démocratie par sa prétention d’incarner un principe transcendant, fusion de l’apparat monarchique propre au présidentialisme de la 5e République, de la raison technocratique et de l’arrogance bourgeoise de classe. C’est aussi pourquoi, dans les conditions qui sont les nôtres, le pacte en question n’est pas de l’ordre de l’« implicite » et que son « rétablissement » ne se ramène pas à un rappel de normes partagées.
Plutôt que l’« économie morale » propre aux sociétés prémodernes, nous proposons donc une autre analogie historique, qui en partage certaines dimensions (la référence à la morale en particulier) mais qui les reformule dans le cadre qui est celui d’une société largement industrialisée et dont le régime se fonde sur le principe représentatif. Il s’agit du mouvement chartiste, qui surgit en Angleterre avec la publication, en mai 1838, de la « charte du peuple » qui comprend six points : le suffrage « universel » masculin, le secret du scrutin, l’éligibilité pour tous les citoyens, la rémunération des députés, l’équité des circonscriptions électorales et l’élection annuelle de la Chambre des communes[4]. Le mouvement chartiste place ainsi en son centre la lutte contre l’exclusion politique institutionnalisée des classes populaires – à l’époque à peine 15% de la population adulte masculine pouvait voter, malgré la timide réforme électorale de 1832 – tout en faisant l’impasse sur celle des femmes. Mais la conquête du suffrage – combinée aux autres réformes institutionnelles – était également vue comme des leviers pour de vastes réformes sociales qui touchaient au cœur des préoccupations des classes travailleuses et populaires : étaient notamment en cause la Loi sur les Pauvres de 1834, qui instituait notamment les workhouses pour les indigents, véritables prisons pour pauvres abondamment décrites par la littérature de l’époque victorienne, un système de taxation injuste, la corruption de l’élite politique et, plus généralement, les « privilèges » des riches et des oisifs, ces derniers largement identifiés à l’aristocratie terrienne qui dominait encore largement les sommets de l’Etat.
Ce qui caractérise donc le chartisme c’est que, allant au-delà de la revendication du suffrage et de la réforme des institutions, il attribue des causes politiques aux problèmes socio-économiques, prolongeant ainsi la démarche du « radicalisme » démocratique anglais de la fin du 18eet du début du 19esiècle. Comme le souligne l’historien Gareth Stedman Jones, « l’État et les classes possédantes dans leur capacité politique et juridique étaient perçues comme la source de toute oppression. Le programme du chartisme est resté crédible tant que le chômage, les bas salaires, l'insécurité économique et d'autres afflictions matérielles pouvaient être assignés de façon crédible à des causes politiques (…) Dans l'idéologie radicale, la ligne de démarcation entre les classes n'était pas celle entre employeur et employé, mais celle entre représenté et non représenté. Ainsi l’hostilité envers les classes moyennes [dans le vocabulaire de l’époque étaient ainsi désignée la bourgeoisie par opposition à l’aristocratie] n’étaient pas attribuées à leur rôle dans la production, mais à leur participation à un système politique corrompu et non représentatif, et c’est par ce système politique que les producteurs de richesse se voyaient privés du fruit de leur travail »[5]. Quoique composé essentiellement d’ouvriers, aussi bien dans sa participation que dans ses figures dirigeantes, le chartisme était un mouvement transclasse, qui incluait une composante significative d’artisans, de commerçants et de petits patrons proches des classes travailleuses. S’il s’est progressivement aliéné le soutien des couches bourgeoises, initialement sympathisantes à la cause de l’élargissement du suffrage, il n’a jamais cessé de tenter d’obtenir leur appui, à la fois pour des raisons tactiques (rassembler une majorité en faveur des réformes) mais aussi parce que ce qu’il leur était avant tout reproché, c’était leur collusion avec un système politique oppressif. De ce choix politique, qui les rendait complices des rentiers parasitaires, découlaient leurs privilèges indus et la tyrannie qu’ils exerçaient dans leur activité économique. Dans la vision chartiste, étayée par des économistes comme Thomas Hodgskin et John Gray, les « fabricants » ou les « capitalistes » n’étaient pas dénoncés pour leur fonction économique (la détention des moyens de production et d’échange) mais pour leur rôle « parasitaire » et l’élimination des institutions et dispositifs juridiques qui assuraient une forme de protection des classes laborieuses et populaires (chambres professionnelles, représentation au niveau local, système d’assistance, réglementation des salaires et des prix). La perspective d’ensemble n’était pas tant celle de la structuration d’un mouvement de classe, même si le chartisme était largement considéré un mouvement essentiellement ouvrier[6], mais essentiellement celle d’une alliance du « peuple » des « producteurs » contre les rentiers, les oisifs, les propriétaires terriens et l’élite qui s’accaparait le pouvoir politique. Quant à la langue dans laquelle les demandes sont formulées, elle demeure très largement celle du droit naturel, mâtinée de références religieuses et au droit coutumier, qui véhicule une vision morale de l’économie centrée sur les notions de justice, de dignité et d’équité et laisse de côté la question de la propriété des moyens de production et de l’expansion coloniale – l’exception de la question irlandaise, largement « interne » au chartisme du fait la forte présence de l’immigration ouvrière irlandaise dans ses rangs[7].
Ce cadre de pensée explique le rôle central attribué par le mouvement à la question de la taxation : « l’état inéquitable de la fiscalité était au centre des préoccupations du chartisme. La fiscalité avait des racines politiques et des effets économiques. La critique chartiste adressée à l’État qui collecte les impôts a permis de connecter la pauvreté et les privations individuelles subies par le peuple avec l’état de la représentation parlementaire. Une telle perspective épouse la chronologie du chartisme, ses temps forts coïncidant avec des changements importants dans la politique fiscale du gouvernement [au détriment des couches populaires] »[8]. De là également les moyens d’action préconisés par moments par le mouvement (en particulier en 1839) tels que le retrait de l’épargne des comptes bancaires, le boycott des produits soumis à des taxes spéciales (alcools, tabac), le refus de payer des taxes et même le refus de travailler (le « mois sacré », une cessation de travail mais avec l’accord des patrons), conçus comme des moyens de pression visant à opposer les « industrieux », i.e. les producteurs, aux oisifs et aux profiteurs, qui s’enrichissent de façon indue et parasitaire[9]– même si, il faut y insister, le chartisme a eu recours à un large éventail de moyens d’action, de la pétition de masse et de la manifestation pacifique à la grève insurrectionnelle et à la manifestation armée. Il n’est donc nullement étonnant que le chartisme ait pu être considéré par certains historiens comme l’une des matrices des mouvements populistes[10].
La résonance avec le mouvement des Gilets jaunes est évidente. Elle renvoie à la force motrice de ces mouvements, qui ne sont ni purement politiques, ni purement économiques, mais une combinaison dynamique des deux. Tous deux réagissent à des situations d’exclusion politique des classes populaires et conçoivent l’action publique – revigorée par un train de réformes institutionnelles visant à accroître la participation citoyenne – comme le levier privilégié pour engager des réformes sociales en faveur des classes populaires. Confrontés à un régime libéral fondé sur le suffrage censitaire et à un capitalisme industriel en plein essor, combinant despotisme de fabrique, surexploitation du prolétariat domestique et rapine coloniale, les chartistes réclamaient le suffrage « universel » masculin, une réforme profonde des institutions représentatives visant à les rendre davantage réactives aux demandes des citoyens. Les GJ sont confrontés à la combinaison des mécanismes structurels du « cens caché »[11], qui tendent à marginaliser la présence des classes dominées au sein des institutions représentatives, et du délabrement de cette même démocratie représentative suite à des décennies de politiques néolibérales.
Sont atteintes en premier lieu ces formes qui ont, dans une certaine mesure et seulement pour un temps, contrecarré les effets du « cens caché », en tout premier lieu les partis issus du mouvement ouvrier et des organisations de masse de la société civile. Délaissées par les forces qui ont longtemps assuré leur participation à la vie publique et de nombreuses conquêtes sociales, les classes populaires se réfugient massivement dans l’abstention et le soutien aux partis d’extrême-droite. Exacerbée par les effets de la crise de 2008, leur sécession est au cœur de la crise de représentation qui se manifeste à partir de la fin des années 1970 dans le monde occidental et se traduit par la baisse de la participation électorale, la volatilité croissante des électorats et la désertion qui affecte les partis politiques et autres organisations de masse[12]. Pour le dire autrement, la destruction du compromis social de la période keynésienne-fordiste a entraîné celle des formes institutionnelles qui permettaient, malgré leur caractère bureaucratique et leurs limitations inhérentes, une forme de participation populaire et une atténuation de la coupure entre politique et économie qui caractérise l’ordre capitaliste.
Le mouvement des GJ agit tout à la fois comme un révélateur de l’acuité atteinte par la crise démocratique et comme l’expression de la réaction populaire à celle-ci. Les GJ mettent en avant des revendications économiques urgentes mais qui s’adressent presque exclusivement à l’État. Comme les chartistes, mais dans le contexte économique profondément transformé, ils pensent que l’action de l’Etat peut remédier à leur situation sans toucher aux mécanismes de l’accumulation capitaliste, ni même, ou seulement de façon marginale, à ceux de la redistribution secondaire. Ainsi, la question « du pouvoir d’achat » est abordée par le biais des « taxes », terme générique qui va de la TVA aux « charges », i.e. aux cotisations des indépendants fragilisés par la crise, jusqu’aux diverses taxes qui pèsent sur le montant des dépenses contraintes (carburant, factures etc.). Les questions de l’impôt sur le revenu ou sur les sociétés et/ou les produits financiers sont presqu’entièrement absentes. Celle des salaires est posée en tant que demande de revalorisation du SMIC, dont le montant est fixé par l’Etat, et non comme demande d’augmentation adressée au patronat. Du côté de l’autre versant de l’action de l’Etat, celle de la dépense, la question des services publics est pourtant peu abordée[13], même si les aires les plus mobilisées sont souvent celles où leur retrait se fait le plus sentir, alimentant un sentiment d’abandon et le ressentiment à l’égard d’un Etat défaillant. À l’inverse, ce qui semble être au cœur des préoccupations concernant les dépenses publiques, ce sont celles qui sont alloués aux élu.e.s, et c’est pour en demander la diminution drastique.
À la seule exception de la demande de rétablissement de l’ISF, mesure à portée essentiellement symbolique, qui en est venue à concentrer à elle-seule la politique pro- riches de Macron, l’image qui se dégage est celle, contradictoire, d’un rééquilibrage de l’action de l’État, appelé à la fois à favoriser le « pouvoir d’achat » et à taxer moins, sans véritable ciblage permettant de concrétiser la demande de redistribution en faveur des classes populaires et la colère contre les inégalités sociales et l’arrogance des « riches ». L’économie politique des GJ ne permet guère de gratter au-delà de la surface des politiques néolibérales. Plus grave encore, elle risque de se retourner contre l’exigence de « justice sociale » en légitimant les baisses indiscriminées d’impôts et la destruction du salaire social (assimilées aux « charges » censées « écraser » les petits patrons) comme mesures permettant d’apporter des gains de « pouvoir d’achat ». Il n’est donc pas étonnant que, comme l’y invitent les zélateurs du néolibéralisme[14], Macron pense manœuvrer habilement en prenant en quelque sorte les GJ au mot. Dans sa « lettre aux Français » du 13 janvier[15], il affirme ainsi que « nous ne pouvons, quoi qu’il en soit, poursuivre les baisses d’impôt sans baisser le niveau global de notre dépense publique », et demande à ce que l’on débatte des services publics qu’il faudrait supprimer, car ils seraient « dépassés ou trop chers par rapport à leur utilité ». Quant à la demande de revalorisation du SMIC, on sait qu’elle n’a servi qu’à relancer, à travers la « prime d’activité », la politique de subventionnement étatique des bas salaires et de casse du salaire socialisé mise en œuvre sans relâche par les gouvernements successifs au cours des dernières décennies[16].
Pointée du doigt pour son train de vie, l’élite politique est avant tout rejetée pour sa monopolisation du pouvoir et rendue responsable de l’injustice sociale. De là l’idée qui s’est imposée comme la revendication-phare du mouvement : le « RIC », censé redonner le pouvoir au peuple en contournant toute médiation partidaire et, plus généralement, institutionnelle – à la grande différence des chartistes, qui, nous l’avons vu, demandaient une réforme des institutions représentatives pour les rapprocher des citoyens. Cette vision d’un référendum se substituant au jeu des mécanismes institutionnels et détaché de l’idée d’une refonte globale de la vie publique repose sur une vision de la politique comme liste de questions discrètes, pouvant être résolues sur le mode d’un quiz par un corps de citoyens atomisés (et donc « libres »). Se trouve ainsi reconduite la dépolitisation de l’action publique mise en œuvre par la « gouvernance » néolibérale, qui s’acharne à éliminer toute vision de la politique comme affrontement entre courants d’idées, porteurs de projets dotés d’une cohérence d’ensemble et aptes à hiérarchiser les priorités et les prises de décision. Elle occulte du reste, que même « d’initiative citoyenne », l’usage d’un tel droit au référendum suppose l’existence de ressources permettant d’en activer le mécanisme (au moyen d’une campagne de collecte de signatures), qui en font tout autre chose que l’expression « directe » de la spontanéité citoyenne[17]. De même, l’idée qui lui est parfois associée de désignation de « représentants » par tirage au sort renvoie à une même attitude antipolitique, qui évacue à la fois l’idée d’un large débat contradictoire comme préalable nécessaire à toute prise de décision et celle de représentants responsables car rendant des comptes à leurs mandants et soumis à leur contrôle[18]. Il est aisé de voir que, loin de résoudre la crise de représentation, et en premier lieu de la représentation des classes travailleuses et populaires, qui est au fondement de la dépossession démocratique, ces propositions ne font que la refléter et l’approfondir.
En cultivant l’illusion antipolitique d’une tabula rasa des médiations, au lieu de s’atteler à la tâche de leur réinvention, elles ne peuvent qu’encourager la « verticalité » du pouvoir, la fuite en avant autoritaire inhérente à l’État néolibéral et à laquelle les institutions bonapartistes de la VeRépublique semblaient dès l’origine prédestinées. Là encore, Macron, décidément plus habile que certain.e.s le pensent, récupère la demande de « démocratie directe » en réitérant l’exercice bonapartiste qui a impulsé sa campagne présidentielle, celui du président retroussant ses manches et allant au contact direct avec le peuple, en en accompagnant le tout d’un « grand débat national », naturellement guidé et mis en scène d’en haut, censé permettre l’expression non-médiée – et strictement individualisée – des citoyens.
Le devoir d’invention
Comment expliquer ce décalage frappant entre un mouvement porté par une colère populaire contre les injustices sociales et le délitement démocratique et son expression revendicative, plus cohérente qu’on a voulu le dire et, précisément de ce fait, s’avère aisément réversible en son contraire ? Comment une demande de redistribution des richesses et une révolte contre l’arrogance de classe des dominants peuvent-elle déboucher sur une plateforme dominée par un agenda antifiscal pour le moins ambigu et une demande de transformation institutionnelle aggravant les phénomènes qu’elle prétend combattre ?
L’analogie avec le mouvement chartiste peut de nouveau s’avérer utile. Outre l’implacable répression étatique qui s’est déchaînée à son encontre, celui-ci s’est rapidement heurté aux contradictions internes de son économie politique. L’idée d’une réforme institutionnelle comme levier d’une réforme sociale favorable aux intérêts populaires a perdu sa crédibilité à la fois du fait de l’essor impétueux et (en apparence) autoalimenté du capitalisme industriel et de la politique réformiste des gouvernements menés par le Tory libre-échangiste Robert Peel, qui a su lâcher du lest sur le terrain social (notamment en matière de taxation) sans céder un pouce en matière d’extension du suffrage et de réforme politique, quitte à recourir à une répression impitoyable. L’économie politique du chartisme s’est révélée incapable de faire face à la disjonction entre la sphère économique et la sphère politique institutionnalisée par l’État libéral en voie de maturation. Le socialisme et, surtout, l’action syndicale ont pris le relais d’un mouvement politique qui connaît son dernier éclat en 1848.
Sauf changement d’orientation, qui paraît pour l’instant peu probable, le mouvement des Gilets Jaunes, surgi d’un corps social et d’un système politique ravagés par des décennies de néolibéralisme, ne peut qu’aboutir à une forme similaire d’impuissance. Malgré l’énergie libérée par des mois d’action collective déterminée, les tentatives de structuration semblent destinées se heurter au procéduralisme et à l’illusion antipolitique dans laquelle se sont embourbées nombre de mouvements de ces dernières années. La mobilisation elle-même s’étiole dans la réitération d’« actes » ritualisés, incapables de créer une dynamique qui permettrait de mettre en échec la répression féroce qui s’abat sur le mouvement. Les revendications elles-mêmes ne permettent de dégager aucune vision d’ensemble et semblent, pour une part, récupérables par un pouvoir habile à la manœuvre.
À la racine de cette impuissance se trouve l’idée, profondément enracinée dans le « sens commun » de notre époque, qu’il est possible d’améliorer la vie de celles et ceux qui sont broyés par la machinerie du capital sans s’attaquer à autre chose qu’aux effets superficiels de son fonctionnement. Or, comment arracher une concession, même modeste, sans aller vers des ruptures profondes avec le régime du capitalisme néolibéral qui s’avère dans son essence même incompatible avec toute forme de compromis favorable au intérêts des classes dominées ?
En écrivant ces lignes, me vient soudainement à l’esprit la réponse d’un GJ à un journaliste de France inter qui lui demandait ce qu’il pensait des premières concessions qu’avait faite le gouvernement en annonçant la suppression de la taxe sur les carburants. Elle revenait à dire « quoi qu’ils lâchent, il n’y aura jamais assez ». Affleurait dans ces propos l’idée que le mouvement portait sur quelque chose qui échappait à toute quantification en même temps que l’impossibilité de mettre des mots sur cette aspiration. On ne saurait sans doute mieux désigner le décalage entre la perception d’un intolérable de la situation présente du monde et l’incapacité radicale d’en imaginer un autre. Faire de ce décalage le point d’un conflit qui ouvre sur l’invention d’un possible mais aussi sur celle du chemin qui permet de le réaliser, telle est peut-être la formulation de ce qu’il s’agit à présent de tenter.
Paris, le 13 février 2019
[1]Pierre Souchon, « Avant, j’avais l’impression d’être seule », Le Monde diplomatique, n° 778, janvier 2019, monde-diplomatique.fr/2019/01/SOUCHON/59398.
[2]Cf. Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5 décembre 2019, samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/
[3]Ibid.
[4]Pour une brève synthèse sur le chartisme, on consultera Fabrice Bensimon, « Le Chartisme », in Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky (dir.) Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014 p. 78-89. Longtemps limitée à l’ouvrage, datant de plus d’un siècle, d’Edouard Dolléans (Le chartisme (1831-1848). Aurore du mouvement ouvrier, Paris, Les Nuits Rouges, 2003 - 1reédition 1912-1913), la bibliographie en langue française s’est récemment enrichie de la traduction de la vaste fresque de Malcolm Chase, Le chartisme. Aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858), Paris, Editions de la Sorbonne, 2013.
[5]Gareth Stedman Jones, « Rethinking Chartism”, repris in Languages of Class. Studies in English Working Class History 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 106-107.
[6]Notamment par Marx et Engels. Ce dernier, qui s’installe en Angleterre à l’automne 1842, peu après la grande grève de l’été, a abondamment écrit sur le mouvement dont il fut un contemporain. Cf. Notamment, ces correspondances à la (première) Gazette Rhénane, dirigée par Marx, des années 1842-1843, in Friedrich Engels, Ecrits de jeunesse, vol. 2 : Manchester, 1842-1844, Paris, Les éditions sociales/GEME, 2018, p. 43-82. Engels retrace le parcours du chartisme, en perte de vitesse suite à l’échec de la grève insurrectionnelle de 1842, dans le chapitre « Les mouvements ouvriers » de son ouvrage La situation de la classe laborieuse en Angleterredisponible sur marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315_8.htm
[7]Sur le chartisme et la question irlandaise cf. l’essai de Dorothy Thompson « Ireland and the Irish in English Radicalism before 1850 », in Dorothy Thompson, James Epstein (dir.), The Chartist Experience. Studies in Working-Class Radicalism and Culture, 1830- 1860, Londres, Macmillan, 1982, p. 120-151.
[8]Miles Taylor, « Rethinking the Chartists. Searching for Synthesis in the Historiography of Chartism », The Historical Journal, 39, 2, 1996, p. 479-495 – citation p. 487.
[9]Gareth Stedman Jones, Languages of Class…, op. cit., p. 161.
[10]Cf. Patrick Joyce, Visions of the People. Industrial England and the Question of Class 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
[11]Cf. Daniel Gaxie, « Le cens caché », in Réseaux, vol. 5, n°22, 1987, p. 29-51.
[12]Peter Mair (cf. son ouvrage Ruling the Void. The Hollowing of Western Democracy, Londres Verso, 2013) a démontré que ces phénomènes ne sont nullement un trend invariant des démocraties représentatives, les premières décennies de l’après-guerre étant marquées par une hausse et/ou une stabilisation à un très haut niveau de la participation citoyenne à leurs mécanismes, mais qu’ils débutent dans les années 1970 et s’accélèrent à partir des années 1980-1990. Sur l’abstention des classes populaires cf.Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, 2007 et Guy Michelat et Michel Simon, « Déterminations socio-économiques, organisations symboliques et comportement électoral », Revue française de sociologie, vol. 26, n° 1, 1985, p. 32‑69.
[13]Dans la synthèse des revendications soumise à l’« assemblée des assemblées » de Commercy, les thèmes des « services publics » et de la « santé » viennent quasiment en queue de liste (respectivement 71 et 52 occurrences contre 731 pour les revendications socio-économiques et 335 pour celles portant sur les institutions), derrière la justice et l’écologie. Seuls les thèmes du « travail » et de l’« Europe » font moins.
[14]Erwan Le Noan, «Gilets jaunes : c'est l'État-providence, non le libéralisme, qui est en cause», Le Figaro, 30 décembre 2018, lefigaro.fr/vox/societe/2018/12/30/31003-20181230ARTFIG00083-8220gilets-jaunes8221-c-est-l-etat-providence-non-le-liberalisme-qui-est-en-cause.php.
[15]Disponible sur elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais.
[16]Cf. l’analyse d’Aurélien Purière, « Au nom du pouvoir d’achat. La prime d’activité, une offensive contre le salaire », Contretemps, 9 février 2019, contretemps.eu/prime-contre-salaire/.
[17]Cf. Guillaume Gourgues et Jullien O’Miel, « Qui a peur de l’initiative citoyenne ? », Le Monde diplomatique, n° 779, Février 2019, monde-diplomatique.fr/2019/02/GOURGUES/59531.
[18]Cf. l’argumentation forte de Clément Sénéchal, « Le tirage au sort est antipolitique », Ballast,n° 2, juin 2015, disponible sur revue-ballast.fr/produit/n2-revue-ballast/.
Parti d’un refus de la taxe sur les carburants, s’élargissant par la suite aux questions de justice fiscale – qui resteront au cœur de ses revendications – et de « pouvoir d’achat », le mouvement des GJ a semblé trouver sa revendication emblématique avec le RIC. La représentation du monde social qui sous-tend ses revendications n’a pas manqué de surprendre. Voici par exemple comment un journaliste du Monde diplomatique résume les échanges tenus lors d’une réunion d’un groupe de GJ en Ardèche : « le débat ne porte presque jamais sur les responsabilités du secteur privé, dont la classe politique est le paravent parfait. Ici, nul ne parle de propriété privée de moyens de production, et encore moins de capitalisme : le cadre économique est accepté tel quel, même s’il faudrait en corriger les excès. Que les patrons gagnent moins, que leurs salariés vivent décemment : une ‘économie morale’ en quelque sorte »[1]. Partant d’un constat similaire, Samuel Hayat a proposé une lecture du mouvement, qui vise à en restituer la cohérence interne, basée précisément sur cette notion, telle que l’historien britannique E. P. Thompson l’a développée dans ses travaux[2].
L’« économie morale » désigne un ensemble de normes partagées, relevant en général du droit coutumier, censées régir l’économie d’un monde encore préindustriel et précapitaliste, par exemple autour des notions de « juste prix » ou de garantie de l’approvisionnement en « pain » pour toute la population. Lorsque ces normes sont violées, le peuple est en droit de se révolter et de réclamer au souverain le rétablissement du pacte implicite dont elles sont le fondement. La résonance avec le mouvement actuel se trouve dans le fait que celui-ci « articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant »[3]. Loin d’être révolutionnaire, il serait de ce fait essentiellement restaurateur, au sens où il vise au rétablissement d’un pacte – et plus exactement d’un pacte national – et non au renversement de l’ordre existant. Il entretiendrait, par ailleurs, un rapport ambivalent à la démocratie, dans la mesure où il repose implicitement sur la conception paternaliste d’un pouvoir qu’il s’agit de rappeler à ses devoirs de protection, et qu’il refuse le dissensus – puisque les normes dont il demande le rétablissement sont censées faire l’objet d’un consensus partagé, dont il convient simplement de réitérer la validité.
Stimulante, et largement justifiée, cette analogie se heurte toutefois à un point qui renvoie à la différence radicale entre les époques historiques en question : le pouvoir politique auquel s’adressent les demandes des paysans ou du peuple des villes sous l’Ancien régime n’est pas simplement « paternaliste », mais bien de « droit divin ». En d’autres termes, il tire sa légitimité d’un tout autre principe (la Transcendance, incarnée dans le corps sacré du monarque) que la souveraineté du peuple. Ce pouvoir se doit de veiller au bien-être de ses « sujets », précisément parce qu’il n’a pas de comptes à leur rendre, parce qu’il s’agit de « sujets » – et de « ses » « sujets » – et non de « citoyens » regroupés en un « corps politique » d’égaux dont il serait l’émanation (temporaire et révocable). Or, l’évolution du mouvement l’a montré de façon éclatante, c’est précisément cette « rechute » dans la conception monarchique du pouvoir, et, plus largement, la confiscation de la décision par une élite politique indifférente à leurs conditions de vie, que les GJ rejettent catégoriquement. Le « pacte social » dont ils/elles réclament le rétablissement ne se résume pas à des demandes matérielles, fussent-elles structurées autour de normes morales partagées, il place en son cœur même la dimension démocratique que le pouvoir ne cesse de bafouer. La figure de l’actuel président incarne au plus haut point ce déni de démocratie par sa prétention d’incarner un principe transcendant, fusion de l’apparat monarchique propre au présidentialisme de la 5e République, de la raison technocratique et de l’arrogance bourgeoise de classe. C’est aussi pourquoi, dans les conditions qui sont les nôtres, le pacte en question n’est pas de l’ordre de l’« implicite » et que son « rétablissement » ne se ramène pas à un rappel de normes partagées.
Plutôt que l’« économie morale » propre aux sociétés prémodernes, nous proposons donc une autre analogie historique, qui en partage certaines dimensions (la référence à la morale en particulier) mais qui les reformule dans le cadre qui est celui d’une société largement industrialisée et dont le régime se fonde sur le principe représentatif. Il s’agit du mouvement chartiste, qui surgit en Angleterre avec la publication, en mai 1838, de la « charte du peuple » qui comprend six points : le suffrage « universel » masculin, le secret du scrutin, l’éligibilité pour tous les citoyens, la rémunération des députés, l’équité des circonscriptions électorales et l’élection annuelle de la Chambre des communes[4]. Le mouvement chartiste place ainsi en son centre la lutte contre l’exclusion politique institutionnalisée des classes populaires – à l’époque à peine 15% de la population adulte masculine pouvait voter, malgré la timide réforme électorale de 1832 – tout en faisant l’impasse sur celle des femmes. Mais la conquête du suffrage – combinée aux autres réformes institutionnelles – était également vue comme des leviers pour de vastes réformes sociales qui touchaient au cœur des préoccupations des classes travailleuses et populaires : étaient notamment en cause la Loi sur les Pauvres de 1834, qui instituait notamment les workhouses pour les indigents, véritables prisons pour pauvres abondamment décrites par la littérature de l’époque victorienne, un système de taxation injuste, la corruption de l’élite politique et, plus généralement, les « privilèges » des riches et des oisifs, ces derniers largement identifiés à l’aristocratie terrienne qui dominait encore largement les sommets de l’Etat.
Photo du dernier meeting de masse du mouvement chartiste, à Kennington Common, Londres, le 10 avril 1848 © Wikipedia
Ce qui caractérise donc le chartisme c’est que, allant au-delà de la revendication du suffrage et de la réforme des institutions, il attribue des causes politiques aux problèmes socio-économiques, prolongeant ainsi la démarche du « radicalisme » démocratique anglais de la fin du 18eet du début du 19esiècle. Comme le souligne l’historien Gareth Stedman Jones, « l’État et les classes possédantes dans leur capacité politique et juridique étaient perçues comme la source de toute oppression. Le programme du chartisme est resté crédible tant que le chômage, les bas salaires, l'insécurité économique et d'autres afflictions matérielles pouvaient être assignés de façon crédible à des causes politiques (…) Dans l'idéologie radicale, la ligne de démarcation entre les classes n'était pas celle entre employeur et employé, mais celle entre représenté et non représenté. Ainsi l’hostilité envers les classes moyennes [dans le vocabulaire de l’époque étaient ainsi désignée la bourgeoisie par opposition à l’aristocratie] n’étaient pas attribuées à leur rôle dans la production, mais à leur participation à un système politique corrompu et non représentatif, et c’est par ce système politique que les producteurs de richesse se voyaient privés du fruit de leur travail »[5]. Quoique composé essentiellement d’ouvriers, aussi bien dans sa participation que dans ses figures dirigeantes, le chartisme était un mouvement transclasse, qui incluait une composante significative d’artisans, de commerçants et de petits patrons proches des classes travailleuses. S’il s’est progressivement aliéné le soutien des couches bourgeoises, initialement sympathisantes à la cause de l’élargissement du suffrage, il n’a jamais cessé de tenter d’obtenir leur appui, à la fois pour des raisons tactiques (rassembler une majorité en faveur des réformes) mais aussi parce que ce qu’il leur était avant tout reproché, c’était leur collusion avec un système politique oppressif. De ce choix politique, qui les rendait complices des rentiers parasitaires, découlaient leurs privilèges indus et la tyrannie qu’ils exerçaient dans leur activité économique. Dans la vision chartiste, étayée par des économistes comme Thomas Hodgskin et John Gray, les « fabricants » ou les « capitalistes » n’étaient pas dénoncés pour leur fonction économique (la détention des moyens de production et d’échange) mais pour leur rôle « parasitaire » et l’élimination des institutions et dispositifs juridiques qui assuraient une forme de protection des classes laborieuses et populaires (chambres professionnelles, représentation au niveau local, système d’assistance, réglementation des salaires et des prix). La perspective d’ensemble n’était pas tant celle de la structuration d’un mouvement de classe, même si le chartisme était largement considéré un mouvement essentiellement ouvrier[6], mais essentiellement celle d’une alliance du « peuple » des « producteurs » contre les rentiers, les oisifs, les propriétaires terriens et l’élite qui s’accaparait le pouvoir politique. Quant à la langue dans laquelle les demandes sont formulées, elle demeure très largement celle du droit naturel, mâtinée de références religieuses et au droit coutumier, qui véhicule une vision morale de l’économie centrée sur les notions de justice, de dignité et d’équité et laisse de côté la question de la propriété des moyens de production et de l’expansion coloniale – l’exception de la question irlandaise, largement « interne » au chartisme du fait la forte présence de l’immigration ouvrière irlandaise dans ses rangs[7].
Ce cadre de pensée explique le rôle central attribué par le mouvement à la question de la taxation : « l’état inéquitable de la fiscalité était au centre des préoccupations du chartisme. La fiscalité avait des racines politiques et des effets économiques. La critique chartiste adressée à l’État qui collecte les impôts a permis de connecter la pauvreté et les privations individuelles subies par le peuple avec l’état de la représentation parlementaire. Une telle perspective épouse la chronologie du chartisme, ses temps forts coïncidant avec des changements importants dans la politique fiscale du gouvernement [au détriment des couches populaires] »[8]. De là également les moyens d’action préconisés par moments par le mouvement (en particulier en 1839) tels que le retrait de l’épargne des comptes bancaires, le boycott des produits soumis à des taxes spéciales (alcools, tabac), le refus de payer des taxes et même le refus de travailler (le « mois sacré », une cessation de travail mais avec l’accord des patrons), conçus comme des moyens de pression visant à opposer les « industrieux », i.e. les producteurs, aux oisifs et aux profiteurs, qui s’enrichissent de façon indue et parasitaire[9]– même si, il faut y insister, le chartisme a eu recours à un large éventail de moyens d’action, de la pétition de masse et de la manifestation pacifique à la grève insurrectionnelle et à la manifestation armée. Il n’est donc nullement étonnant que le chartisme ait pu être considéré par certains historiens comme l’une des matrices des mouvements populistes[10].
La résonance avec le mouvement des Gilets jaunes est évidente. Elle renvoie à la force motrice de ces mouvements, qui ne sont ni purement politiques, ni purement économiques, mais une combinaison dynamique des deux. Tous deux réagissent à des situations d’exclusion politique des classes populaires et conçoivent l’action publique – revigorée par un train de réformes institutionnelles visant à accroître la participation citoyenne – comme le levier privilégié pour engager des réformes sociales en faveur des classes populaires. Confrontés à un régime libéral fondé sur le suffrage censitaire et à un capitalisme industriel en plein essor, combinant despotisme de fabrique, surexploitation du prolétariat domestique et rapine coloniale, les chartistes réclamaient le suffrage « universel » masculin, une réforme profonde des institutions représentatives visant à les rendre davantage réactives aux demandes des citoyens. Les GJ sont confrontés à la combinaison des mécanismes structurels du « cens caché »[11], qui tendent à marginaliser la présence des classes dominées au sein des institutions représentatives, et du délabrement de cette même démocratie représentative suite à des décennies de politiques néolibérales.
Sont atteintes en premier lieu ces formes qui ont, dans une certaine mesure et seulement pour un temps, contrecarré les effets du « cens caché », en tout premier lieu les partis issus du mouvement ouvrier et des organisations de masse de la société civile. Délaissées par les forces qui ont longtemps assuré leur participation à la vie publique et de nombreuses conquêtes sociales, les classes populaires se réfugient massivement dans l’abstention et le soutien aux partis d’extrême-droite. Exacerbée par les effets de la crise de 2008, leur sécession est au cœur de la crise de représentation qui se manifeste à partir de la fin des années 1970 dans le monde occidental et se traduit par la baisse de la participation électorale, la volatilité croissante des électorats et la désertion qui affecte les partis politiques et autres organisations de masse[12]. Pour le dire autrement, la destruction du compromis social de la période keynésienne-fordiste a entraîné celle des formes institutionnelles qui permettaient, malgré leur caractère bureaucratique et leurs limitations inhérentes, une forme de participation populaire et une atténuation de la coupure entre politique et économie qui caractérise l’ordre capitaliste.
Le mouvement des GJ agit tout à la fois comme un révélateur de l’acuité atteinte par la crise démocratique et comme l’expression de la réaction populaire à celle-ci. Les GJ mettent en avant des revendications économiques urgentes mais qui s’adressent presque exclusivement à l’État. Comme les chartistes, mais dans le contexte économique profondément transformé, ils pensent que l’action de l’Etat peut remédier à leur situation sans toucher aux mécanismes de l’accumulation capitaliste, ni même, ou seulement de façon marginale, à ceux de la redistribution secondaire. Ainsi, la question « du pouvoir d’achat » est abordée par le biais des « taxes », terme générique qui va de la TVA aux « charges », i.e. aux cotisations des indépendants fragilisés par la crise, jusqu’aux diverses taxes qui pèsent sur le montant des dépenses contraintes (carburant, factures etc.). Les questions de l’impôt sur le revenu ou sur les sociétés et/ou les produits financiers sont presqu’entièrement absentes. Celle des salaires est posée en tant que demande de revalorisation du SMIC, dont le montant est fixé par l’Etat, et non comme demande d’augmentation adressée au patronat. Du côté de l’autre versant de l’action de l’Etat, celle de la dépense, la question des services publics est pourtant peu abordée[13], même si les aires les plus mobilisées sont souvent celles où leur retrait se fait le plus sentir, alimentant un sentiment d’abandon et le ressentiment à l’égard d’un Etat défaillant. À l’inverse, ce qui semble être au cœur des préoccupations concernant les dépenses publiques, ce sont celles qui sont alloués aux élu.e.s, et c’est pour en demander la diminution drastique.
À la seule exception de la demande de rétablissement de l’ISF, mesure à portée essentiellement symbolique, qui en est venue à concentrer à elle-seule la politique pro- riches de Macron, l’image qui se dégage est celle, contradictoire, d’un rééquilibrage de l’action de l’État, appelé à la fois à favoriser le « pouvoir d’achat » et à taxer moins, sans véritable ciblage permettant de concrétiser la demande de redistribution en faveur des classes populaires et la colère contre les inégalités sociales et l’arrogance des « riches ». L’économie politique des GJ ne permet guère de gratter au-delà de la surface des politiques néolibérales. Plus grave encore, elle risque de se retourner contre l’exigence de « justice sociale » en légitimant les baisses indiscriminées d’impôts et la destruction du salaire social (assimilées aux « charges » censées « écraser » les petits patrons) comme mesures permettant d’apporter des gains de « pouvoir d’achat ». Il n’est donc pas étonnant que, comme l’y invitent les zélateurs du néolibéralisme[14], Macron pense manœuvrer habilement en prenant en quelque sorte les GJ au mot. Dans sa « lettre aux Français » du 13 janvier[15], il affirme ainsi que « nous ne pouvons, quoi qu’il en soit, poursuivre les baisses d’impôt sans baisser le niveau global de notre dépense publique », et demande à ce que l’on débatte des services publics qu’il faudrait supprimer, car ils seraient « dépassés ou trop chers par rapport à leur utilité ». Quant à la demande de revalorisation du SMIC, on sait qu’elle n’a servi qu’à relancer, à travers la « prime d’activité », la politique de subventionnement étatique des bas salaires et de casse du salaire socialisé mise en œuvre sans relâche par les gouvernements successifs au cours des dernières décennies[16].
Pointée du doigt pour son train de vie, l’élite politique est avant tout rejetée pour sa monopolisation du pouvoir et rendue responsable de l’injustice sociale. De là l’idée qui s’est imposée comme la revendication-phare du mouvement : le « RIC », censé redonner le pouvoir au peuple en contournant toute médiation partidaire et, plus généralement, institutionnelle – à la grande différence des chartistes, qui, nous l’avons vu, demandaient une réforme des institutions représentatives pour les rapprocher des citoyens. Cette vision d’un référendum se substituant au jeu des mécanismes institutionnels et détaché de l’idée d’une refonte globale de la vie publique repose sur une vision de la politique comme liste de questions discrètes, pouvant être résolues sur le mode d’un quiz par un corps de citoyens atomisés (et donc « libres »). Se trouve ainsi reconduite la dépolitisation de l’action publique mise en œuvre par la « gouvernance » néolibérale, qui s’acharne à éliminer toute vision de la politique comme affrontement entre courants d’idées, porteurs de projets dotés d’une cohérence d’ensemble et aptes à hiérarchiser les priorités et les prises de décision. Elle occulte du reste, que même « d’initiative citoyenne », l’usage d’un tel droit au référendum suppose l’existence de ressources permettant d’en activer le mécanisme (au moyen d’une campagne de collecte de signatures), qui en font tout autre chose que l’expression « directe » de la spontanéité citoyenne[17]. De même, l’idée qui lui est parfois associée de désignation de « représentants » par tirage au sort renvoie à une même attitude antipolitique, qui évacue à la fois l’idée d’un large débat contradictoire comme préalable nécessaire à toute prise de décision et celle de représentants responsables car rendant des comptes à leurs mandants et soumis à leur contrôle[18]. Il est aisé de voir que, loin de résoudre la crise de représentation, et en premier lieu de la représentation des classes travailleuses et populaires, qui est au fondement de la dépossession démocratique, ces propositions ne font que la refléter et l’approfondir.
En cultivant l’illusion antipolitique d’une tabula rasa des médiations, au lieu de s’atteler à la tâche de leur réinvention, elles ne peuvent qu’encourager la « verticalité » du pouvoir, la fuite en avant autoritaire inhérente à l’État néolibéral et à laquelle les institutions bonapartistes de la VeRépublique semblaient dès l’origine prédestinées. Là encore, Macron, décidément plus habile que certain.e.s le pensent, récupère la demande de « démocratie directe » en réitérant l’exercice bonapartiste qui a impulsé sa campagne présidentielle, celui du président retroussant ses manches et allant au contact direct avec le peuple, en en accompagnant le tout d’un « grand débat national », naturellement guidé et mis en scène d’en haut, censé permettre l’expression non-médiée – et strictement individualisée – des citoyens.
Le devoir d’invention
Comment expliquer ce décalage frappant entre un mouvement porté par une colère populaire contre les injustices sociales et le délitement démocratique et son expression revendicative, plus cohérente qu’on a voulu le dire et, précisément de ce fait, s’avère aisément réversible en son contraire ? Comment une demande de redistribution des richesses et une révolte contre l’arrogance de classe des dominants peuvent-elle déboucher sur une plateforme dominée par un agenda antifiscal pour le moins ambigu et une demande de transformation institutionnelle aggravant les phénomènes qu’elle prétend combattre ?
L’analogie avec le mouvement chartiste peut de nouveau s’avérer utile. Outre l’implacable répression étatique qui s’est déchaînée à son encontre, celui-ci s’est rapidement heurté aux contradictions internes de son économie politique. L’idée d’une réforme institutionnelle comme levier d’une réforme sociale favorable aux intérêts populaires a perdu sa crédibilité à la fois du fait de l’essor impétueux et (en apparence) autoalimenté du capitalisme industriel et de la politique réformiste des gouvernements menés par le Tory libre-échangiste Robert Peel, qui a su lâcher du lest sur le terrain social (notamment en matière de taxation) sans céder un pouce en matière d’extension du suffrage et de réforme politique, quitte à recourir à une répression impitoyable. L’économie politique du chartisme s’est révélée incapable de faire face à la disjonction entre la sphère économique et la sphère politique institutionnalisée par l’État libéral en voie de maturation. Le socialisme et, surtout, l’action syndicale ont pris le relais d’un mouvement politique qui connaît son dernier éclat en 1848.
Sauf changement d’orientation, qui paraît pour l’instant peu probable, le mouvement des Gilets Jaunes, surgi d’un corps social et d’un système politique ravagés par des décennies de néolibéralisme, ne peut qu’aboutir à une forme similaire d’impuissance. Malgré l’énergie libérée par des mois d’action collective déterminée, les tentatives de structuration semblent destinées se heurter au procéduralisme et à l’illusion antipolitique dans laquelle se sont embourbées nombre de mouvements de ces dernières années. La mobilisation elle-même s’étiole dans la réitération d’« actes » ritualisés, incapables de créer une dynamique qui permettrait de mettre en échec la répression féroce qui s’abat sur le mouvement. Les revendications elles-mêmes ne permettent de dégager aucune vision d’ensemble et semblent, pour une part, récupérables par un pouvoir habile à la manœuvre.
À la racine de cette impuissance se trouve l’idée, profondément enracinée dans le « sens commun » de notre époque, qu’il est possible d’améliorer la vie de celles et ceux qui sont broyés par la machinerie du capital sans s’attaquer à autre chose qu’aux effets superficiels de son fonctionnement. Or, comment arracher une concession, même modeste, sans aller vers des ruptures profondes avec le régime du capitalisme néolibéral qui s’avère dans son essence même incompatible avec toute forme de compromis favorable au intérêts des classes dominées ?
En écrivant ces lignes, me vient soudainement à l’esprit la réponse d’un GJ à un journaliste de France inter qui lui demandait ce qu’il pensait des premières concessions qu’avait faite le gouvernement en annonçant la suppression de la taxe sur les carburants. Elle revenait à dire « quoi qu’ils lâchent, il n’y aura jamais assez ». Affleurait dans ces propos l’idée que le mouvement portait sur quelque chose qui échappait à toute quantification en même temps que l’impossibilité de mettre des mots sur cette aspiration. On ne saurait sans doute mieux désigner le décalage entre la perception d’un intolérable de la situation présente du monde et l’incapacité radicale d’en imaginer un autre. Faire de ce décalage le point d’un conflit qui ouvre sur l’invention d’un possible mais aussi sur celle du chemin qui permet de le réaliser, telle est peut-être la formulation de ce qu’il s’agit à présent de tenter.
Paris, le 13 février 2019
[1]Pierre Souchon, « Avant, j’avais l’impression d’être seule », Le Monde diplomatique, n° 778, janvier 2019, monde-diplomatique.fr/2019/01/SOUCHON/59398.
[2]Cf. Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5 décembre 2019, samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/
[3]Ibid.
[4]Pour une brève synthèse sur le chartisme, on consultera Fabrice Bensimon, « Le Chartisme », in Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky (dir.) Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014 p. 78-89. Longtemps limitée à l’ouvrage, datant de plus d’un siècle, d’Edouard Dolléans (Le chartisme (1831-1848). Aurore du mouvement ouvrier, Paris, Les Nuits Rouges, 2003 - 1reédition 1912-1913), la bibliographie en langue française s’est récemment enrichie de la traduction de la vaste fresque de Malcolm Chase, Le chartisme. Aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858), Paris, Editions de la Sorbonne, 2013.
[5]Gareth Stedman Jones, « Rethinking Chartism”, repris in Languages of Class. Studies in English Working Class History 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 106-107.
[6]Notamment par Marx et Engels. Ce dernier, qui s’installe en Angleterre à l’automne 1842, peu après la grande grève de l’été, a abondamment écrit sur le mouvement dont il fut un contemporain. Cf. Notamment, ces correspondances à la (première) Gazette Rhénane, dirigée par Marx, des années 1842-1843, in Friedrich Engels, Ecrits de jeunesse, vol. 2 : Manchester, 1842-1844, Paris, Les éditions sociales/GEME, 2018, p. 43-82. Engels retrace le parcours du chartisme, en perte de vitesse suite à l’échec de la grève insurrectionnelle de 1842, dans le chapitre « Les mouvements ouvriers » de son ouvrage La situation de la classe laborieuse en Angleterredisponible sur marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315_8.htm
[7]Sur le chartisme et la question irlandaise cf. l’essai de Dorothy Thompson « Ireland and the Irish in English Radicalism before 1850 », in Dorothy Thompson, James Epstein (dir.), The Chartist Experience. Studies in Working-Class Radicalism and Culture, 1830- 1860, Londres, Macmillan, 1982, p. 120-151.
[8]Miles Taylor, « Rethinking the Chartists. Searching for Synthesis in the Historiography of Chartism », The Historical Journal, 39, 2, 1996, p. 479-495 – citation p. 487.
[9]Gareth Stedman Jones, Languages of Class…, op. cit., p. 161.
[10]Cf. Patrick Joyce, Visions of the People. Industrial England and the Question of Class 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
[11]Cf. Daniel Gaxie, « Le cens caché », in Réseaux, vol. 5, n°22, 1987, p. 29-51.
[12]Peter Mair (cf. son ouvrage Ruling the Void. The Hollowing of Western Democracy, Londres Verso, 2013) a démontré que ces phénomènes ne sont nullement un trend invariant des démocraties représentatives, les premières décennies de l’après-guerre étant marquées par une hausse et/ou une stabilisation à un très haut niveau de la participation citoyenne à leurs mécanismes, mais qu’ils débutent dans les années 1970 et s’accélèrent à partir des années 1980-1990. Sur l’abstention des classes populaires cf.Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, 2007 et Guy Michelat et Michel Simon, « Déterminations socio-économiques, organisations symboliques et comportement électoral », Revue française de sociologie, vol. 26, n° 1, 1985, p. 32‑69.
[13]Dans la synthèse des revendications soumise à l’« assemblée des assemblées » de Commercy, les thèmes des « services publics » et de la « santé » viennent quasiment en queue de liste (respectivement 71 et 52 occurrences contre 731 pour les revendications socio-économiques et 335 pour celles portant sur les institutions), derrière la justice et l’écologie. Seuls les thèmes du « travail » et de l’« Europe » font moins.
[14]Erwan Le Noan, «Gilets jaunes : c'est l'État-providence, non le libéralisme, qui est en cause», Le Figaro, 30 décembre 2018, lefigaro.fr/vox/societe/2018/12/30/31003-20181230ARTFIG00083-8220gilets-jaunes8221-c-est-l-etat-providence-non-le-liberalisme-qui-est-en-cause.php.
[15]Disponible sur elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais.
[16]Cf. l’analyse d’Aurélien Purière, « Au nom du pouvoir d’achat. La prime d’activité, une offensive contre le salaire », Contretemps, 9 février 2019, contretemps.eu/prime-contre-salaire/.
[17]Cf. Guillaume Gourgues et Jullien O’Miel, « Qui a peur de l’initiative citoyenne ? », Le Monde diplomatique, n° 779, Février 2019, monde-diplomatique.fr/2019/02/GOURGUES/59531.
[18]Cf. l’argumentation forte de Clément Sénéchal, « Le tirage au sort est antipolitique », Ballast,n° 2, juin 2015, disponible sur revue-ballast.fr/produit/n2-revue-ballast/.
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