Source : La vie des idées
par
, le 26 février
La détérioration des services publics suit partout un même protocole : la Poste, la SNCF, la RATP,
les hôpitaux justifient de la même manière les réformes en cours, avec
les mêmes effets ravageurs. En pistant les étapes de ces procédures, cet
essai s’interroge sur un autre aiguillage possible.
Les Gilets jaunes réclament à la fois un allègement fiscal et le maintien de leurs services publics. Emmanuel Macron dans ses questions aux Français n’a pas manqué de souligner le paradoxe : « Faut-il supprimer certains services publics qui seraient dépassés ou trop chers par rapport à leur utilité ? À l’inverse, voyez-vous des besoins nouveaux de services publics et comment les financer ? » Les services publics sont variés (transport SNCF,
écoles, bureaux de poste, hôpitaux) et habituellement analysés de
manière séparée par les chercheurs, mais il vaut la peine de les étudier
comme un ensemble car la dégradation des services publics dont se
plaignent les usagers suit un mécanisme relativement similaire d’un
monde à l’autre.
Ce mécanisme peut être décomposé en
plusieurs étapes dont la succession entraîne un sentiment
d’inéluctabilité dans la détérioration des services publics, alors
qu’une étape pourrait ne pas conduire automatiquement à une autre si une
volonté politique en décidait. Leur point de départ consiste à exiger
une rentabilité difficile à atteindre au regard des missions de service
public dont ils sont en charge (1). L’étape suivante est celle d’un
délaissement progressif de l’entretien des infrastructures (2)
conduisant à une dégradation des services fournis (3). Ce délaissement
produit alors une moindre rentabilité (4), motif invoqué pour à ouvrir à
la concurrence, à défaut de privatiser, le service ou l’entreprise en
question (5). Les dernières étapes de la détérioration des services
publics consistent à détourner les derniers usagers (6) ou à dualiser
ces services en proposant plusieurs gammes de prestations, allant de « l’entrée de gamme » (du « low cost ») au « haut de gamme ».
Cette dualisation produit une segmentation des usagers – et donc une
rupture de l’égalité entre eux – qui crée une perte de sens. Cette
dernière accroît à nouveau l’exigence de rentabilité en la faisant
passer d’un moyen visant à assurer une mission d’intérêt général à une
fin en soi (7).
Graphique : Le cercle vicieux de la détérioration des services publics
Au commencement : l’exigence de rentabilité
Dans un contexte global de réforme de
l’État central et de transfert de compétences – aux collectivités
territoriales, aux entreprises publiques ou même au privé (via des
délégations ou autres partenariats public-privé) – le point de départ du
processus est presque toujours rattaché à une exigence de rentabilité.
Celle-là même qui justifie la mise en place d’un « new public management »,
c’est-à-dire de modes de gestion qui s’inspirent des entreprises
privées pour rationaliser la fonction publique (Hood, Dixon, 2015 ; Bezes, 2012 ;
Amatori, Millward, Toninelli, 2011). Dans une logique de désendettement
de l’État central, ces transpositions du privé au public se conjuguent
également de plus en plus souvent avec des objectifs de « lean management ».
Ce dernier consiste à retirer le superflu pour s’en tenir à l’essentiel
(Stimec, 2018, 2010), ce qui conduit à mettre en place, par exemple à
l’hôpital, une « tarification à l’activité » (T2A)
c’est-à-dire un mode de financement qui rémunère les établissements
hospitaliers en fonction des diagnostics et actes médicaux pratiqués,
certains valant plus que d’autres (Bras, 2017 ; Domin, 2014).
Ce mécanisme conduit également à envisager des fermetures de services
considérés comme non rentables alors même que ce que prennent en charge
ces déficits relève pourtant du service public et devrait être considéré
comme tel : ainsi les maladies chroniques sont plus coûteuses à prendre
en charge que les épisodes aigus et la recherche et les prises en
charges sur les maladies rares nécessitent une personnalisation des
soins lourde et complexe.
La préoccupation graduelle pour le
contrôle des dépenses et des modalités de fonctionnement de ces
organisations entre cependant en tension avec le souci de ne négliger
aucune des missions (d’intérêt général comme industrielles et
commerciales). À titre d’exemple, le « reste à charge »
(c’est-à-dire le déficit assumé financièrement après les compensations
étatiques) de La Poste sur les missions de service public qui lui sont
dévolues demeure important : il était en 2014 de 356 millions d’euros
sur la mission « transport de la presse »
(506 millions d’euros de déficit avant compensation de l’État), de 72
millions d’euros encore pour la mission d’accessibilité bancaire (314
millions d’euros avant compensation) [1].
Au regard des injonctions à la
rentabilité, croissantes mais pas pour autant récentes pour nombre de
services publics, des activités nouvelles sont proposées aux usagers :
ainsi, pour compenser la baisse structurelle de son activité courrier,
La Poste a développé des activités autour des services bancaires, des
services à domicile, de la « silver-économie »
(les biens et services non médicaux proposés pour les personnes âgées)
ou de la poste numérique. La diversification de ces activités marchandes
est présentée comme une solution de redéploiement pour le personnel
chargé de l’activité courrier et une manière de repenser la place que
les facteurs peuvent occuper dans les territoires. Mais elle déplace
également le sens de la mission de service public : de raison d’être de
l’organisation, le service public devient une cause de déficit et un
problème à résoudre. Les objectifs de productivité et de rentabilité y
devenant de plus en plus prégnants, ils modifient les orientations
stratégiques mais aussi les services proposés et leur qualité.
Délaissement des infrastructures, dégradation des services
Parce que certains de ces services publics présentent les attributs d’un « monopole naturel »,
c’est-à-dire qu’en raison des coûts très élevés d’exploitation ou
d’infrastructures, une branche d’activité est économiquement considérée
en position dominante, ils sont peu concurrencés. Les services en
réseaux (poste, EDF, transport…) sont dans
cette situation. Il est par exemple peu probable pour le transport
ferroviaire qu’un nouvel exploitant crée de nouvelles lignes de chemins
de fer ou qu’un concurrent postal investisse dans la mise en place de
boîtes aux lettres concurrençant le service courrier classique. Cela
n’empêche pas cependant que des concurrences de niches s’exercent sur
les segments de marché les plus rentables au travers des services de
coursiers à Paris pour distribuer des lettres urgentes ou au travers de
l’ouverture à la concurrence de l’exploitation de certaines lignes
ferroviaires.
Les infrastructures, qui ne permettent
aucune rentabilité directe mais sont très coûteuses, sont
progressivement délaissées. L’usure du matériel comme l’absence
d’investissements sur les infrastructures (rails à entretenir pour la SNCF)
ou l’immobilier (bureaux de poste à rénover pour La Poste) engendre une
dégradation des services : très progressive et à peine palpable, quand
il s’agit de constater que les voitures de métro ne sont pas renouvelées
fréquemment ou que les retards sont récurrents, mais brutale quand le
matériel vieillissant non remplacé provoque des accidents. La
catastrophe du 12 juillet 2013 de Brétigny-sur-Orge, avec le
déraillement d’un train Corail Intercités qui a fait sept morts et
trente blessés, a mis en lumière la difficulté d’assurer l’entretien des
infrastructures nécessaires au bon fonctionnement des services publics
avec des rails, ponts, lignes téléphoniques ou électriques,
canalisations, propriétés immobilières, parcs automobiles...
structurellement lourds à préserver.
La dégradation des services n’est pas liée
seulement à l’infrastructure : en janvier 2019, plusieurs chefs de
service des urgences hospitalières ont cosigné une tribune pour déplorer
la saturation de leurs services. [2]
Leur encombrement continu crée en effet des conditions de travail
dégradées pour les soignants et une mise en danger des patients.
L’exposition aux risques (dont la nuit passée sur un brancard de
l’hôpital n’est qu’un des symptômes) est ainsi dénoncée régulièrement
par les professionnels eux-mêmes qui soulignent que la difficulté va
au-delà des temps d’attente aux urgences (Belorgey, 2010 et 2013). Ils
déplorent une faille au niveau de la sécurité des patients, faille qui
tient à l’usure des équipes du fait des conditions de travail très
dures, la simultanéité des prises en charges à assurer qui aggravent le
risque d’erreurs médicales, l’arrivée de patients aux urgences par
défaut d’accès à une médecine de ville, etc.
Moindre rentabilité, privatisation ou ouverture à la concurrence
Avec des bureaux de poste ouverts mais
sans fréquentation, des trains qui roulent à moitié vides parfois mais
qui roulent quand même puisqu’il s’agit de services publics, le compte
n’y est pas. Et cette situation structurellement déficitaire des
services publics constitue une cause de réformes dans les services
offerts ou dans les modes de fixation des tarifs. Concernant les
réformes de statut, les directives européennes des années 1980-1990 ont
globalement conduit, au nom du principe de libre concurrence, à
l’éclatement des statuts juridiques publics en redéfinissant les
missions des services publics (Thirion, 2000). Le temps de mise en œuvre
des directives européennes n’a toutefois pas été le même selon les
secteurs et les pays. Il a pu parfois s’étirer sur des années
(Lascoumes, Le Galès, 2011, p. 28), allant même jusqu’à leur
non-transcription (Falkner, 2005) ou ne suscitant pas les mêmes
principes d’application (notamment en termes de travail et d’emploi) au
sein des instances nationales.
La Poste française a par exemple connu une libéralisation plus lente que ses voisins européens :
ancienne administration d’État, elle est devenue une entreprise
publique en 1991, puis une société anonyme en 2010, avant qu’aujourd’hui
l’État s’en retire au profit de la Caisse des Dépôts et Consignations,
qui se prépare à en devenir l’actionnaire majoritaire dans le cadre de
la loi PACTE dont le projet de loi a déjà été
voté en première lecture à l’Assemblée nationale le 9 octobre 2018. Bien
que le lien avec l’État se soit distendu, les obligations de service
public y sont encore prégnantes pour les agents qui assurent au
quotidien ces missions d’intérêt général en étant au contact du public :
facteurs (Cartier, 2003), guichetiers (Siblot, 2006) ou conseillers
financiers (Vezinat, 2017).
Concernant la fixation des tarifs, la
péréquation est encore active à La Poste pour les envois de lettres – le
prix d’un timbre est le même quelle que soit la distance parcourue par
une lettre – mais le principe d’un tarif kilométrique uniforme a été
remplacé à la SNCF par un dispositif de
tarification en temps réel, le yield management (Finez, 2014). Cette
situation favorise une ouverture à la concurrence, comme dans le cas des
lignes ferroviaires Intercités Nantes-Bordeaux ou Nantes-Lyon qui vont
être soumises à un appel d’offres en 2020 [3].
Elle va même parfois jusqu’à la privatisation du service comme c’est le
cas des autoroutes qui ont fait l’objet de concessions au privé, qui
ont réduit leur personnel et augmenté régulièrement les péages, et dont
l’État s’est finalement séparé en 2005 au moment où ces concessions
commençaient à être rentables.
Cette privatisation des services publics se constate également à l’échelle des villes : une loi de 2014, dite loi MAPTAM
(Modernisation de l’action publique et d’affirmation des métropoles) a
instauré la municipalisation du stationnement ce qui a permis aux
collectivités, au moment où il leur était reproché une « mise en œuvre défaillante » et « un défaut de contrôle du stationnement », de « maîtriser pleinement la mise œuvre de leur politique en matière de stationnement payant de surface ». Ainsi, par exemple, la ville de Paris a mis en place au 1er janvier 2018 des « forfaits post-stationnement »,
qui remplacent les contraventions, ne relèvent plus de l’autorité de
Police mais sont établis par des agents de contrôle assermentés employés
par deux sociétés privées qui se partagent les différents
arrondissements de la capitale. Cette délégation au privé a suscité dès
le mois de mars une vive polémique en raison des dysfonctionnements
constatés dans le contrôle du stationnement à Paris et a conduit le
parquet à ouvrir une enquête préliminaire pour faux et escroquerie à
l’encontre de la société privée effectuant les contrôles dans le but de
verbaliser. Au-delà de la nature publique ou privée du prestataire, ces
pratiques posent plus globalement la question, négligée par une
évaluation purement comptable des dispositifs, de la qualité du travail
relevant du service public.
Détournement des usagers du service et dualisation
Les services publics se détériorant, ou
devenant moins avantageux, les usagers s’en détournent, ce qui provoque à
nouveau un délaissement des infrastructures et un cercle vicieux qui
suit les étapes présentées plus haut.
Le détournement des usagers des services
publics donne alors un motif valable pour amorcer les réformes au nom
d’une maîtrise des coûts. Le niveau d’activité influence donc
directement l’évolution des services publics sur le territoire.
Concernant le maintien des bureaux de poste dans les endroits où
l’activité baisse considérablement, un fonctionnaire de La Poste
interviewé en 2007 dénonçait déjà l’incohérence des clients et des
élus :
Le maire se plaint, il n’est pas content parce que son bureau de poste va fermer. Mais on l’a prévenu, on lui a dit que personne n’y allait et ben voilà ! S’il veut que son bureau reste ouvert, il n’a qu’à dire aux habitants de venir utiliser les services de la poste. Quand je lui ai demandé s’il y allait, il m’a dit non. Et c’est pareil pour les autres, ils râlent, ils ne veulent pas que leur poste ferme mais ils n’y vont pas. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle ferme ! Ils veulent qu’elle soit là ou cas où. Mais on ne peut plus fonctionner comme ça !
(membre direction départementale, homme, fonctionnaire, parti à la retraite aujourd’hui, entretien réalisé en 2007)
Dans ce contexte de tensions entre les desiderata des
élus, de la population, de l’organisation postale, des syndicats et des
personnels, les agences communales et les relais commerçants semblent
être une solution intermédiaire qui permet de ménager tous les acteurs
(Vezinat, 2012). Il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de clients
peuvent vivre comme une exclusion le fait de ne plus pouvoir s’adresser
à un véritable bureau de poste.
La dualisation des services selon les prix fait directement écho au phénomène relevé ici ailleurs par Dominique Memmi qui constate le retour d’une « troisième classe » et la segmentation des usagers qui conduit à offrir aux uns des transports haut de gamme (« TGV Inoui » avec une attention portée sur l’accueil des passagers et un accès au wifi pendant le voyage) et aux autres des transports « low cost » (« trains Ouigo » centrés sur le strict minimum, la poubelle par exemple n’en faisant pas partie).
Au nom d’une égalité de traitement, les
services publics doivent respecter les procédures mises en place, ce qui
justifie une standardisation des réponses adressées aux usagers. Mais
ils opèrent dans le même temps une segmentation des usagers qui se
traduit par des ciblages institutionnels plus ou moins précis des
usagers / clientèles / patientèles / bénéficiaires de droits. Ce
mouvement a d’ailleurs été analysé par certains auteurs comme le passage
d’un « État de droit » à un « État des droits » (Baudot, Révillard, 2015). Ce travail de catégorisation des usagers consiste ainsi aussi bien à créer des « publics cibles »
pour les politiques publiques (Barrault-Stella, Weill, 2018) qu’à
permettre aux professionnels des services publics de mettre en œuvre les
politiques publiques par leur zèle, leur compréhension ou maîtrise
d’une incertitude, leur ajustement réciproque aux procédures. Le rôle
discrétionnaire des agents de première ligne (les fameux « street-level bureaucrats ») est régulièrement mis en avant (Dubois, 1999 ; Siblot, 2006) pour comprendre comment les « petits partages »
effectués entre des logiques techniques ou politiques, localisées ou
centralisées influencent le caractère contingent de leur travail
(Weller, 2018).
Concernant l’importance du contact
physique pour les usagers avec les représentants des services publics,
le défenseur des droits vient d’alerter dans un rapport paru en janvier 2019
sur les dérives possibles de la dématérialisation en termes
d’accroissement des inégalités d’accès aux services publics entre les
usagers. Comme l’indique son site internet, « le
Défenseur des droits reçoit depuis 2016 de très nombreuses réclamations
liées au transfert des compétences des préfectures vers l’Agence
nationale des titres sécurisés (ANTS) en ce qui concerne les demandes de permis de conduire et de certificats d’immatriculation des véhicules (CIV) lesquelles sont désormais enregistrées exclusivement de manière dématérialisée. » La dématérialisation n’est cependant pas mauvaise en soi : elle peut ne pas être un choix et devenir un « self-service »
et une mise au travail (Tiffon, 2013) obligatoire de l’usager en vue de
réduire le coût du service, ou alors offrir un nouveau mode d’accès aux
services publics et être facteur d’efficacité en rendant l’usager plus
autonome et en permettant alors aux professionnels de recentrer leur
travail sur des « tâches à plus forte valeur ajoutée ».
Ce n’est pas tant la segmentation des
usagers mais la rupture de l’égalité entre eux qui crée une perte de
sens. Or la spécificité même des services publics, qui leur vaut
l’attachement des Français, tient justement dans le sens des missions
regroupées sous cette appellation de « services publics ».
Vers la dégradation et la fermeture des services publics
Si l’inquiétude exprimée à l’égard des
déficits est tout à fait légitime et relève d’une gestion saine et
responsable des comptes publics, les orientations stratégiques ne
résolvent pas les difficultés : puisque le reste à charge pour les
services publics demeure élevé en dépit des restrictions déjà opérées,
c’est à présent aux Français – les questions posées par le président de
la République dans le cadre du Grand Débat vont dans ce sens – d’assumer
le démantèlement en cours des services publics. Le fait que la première
question posée par le président porte directement sur la suppression ou
l’ajout de nouveaux services – mais non, par exemple, sur l’adaptation
ou encore l’amélioration des services publics existants – oriente les
réponses à venir dans un sens qui n’est pas celui du maintien ou de la
sauvegarde. S’agissant de donner la priorité aux uns par rapport aux
autres, les services publics se trouvent mis en concurrence.
Leur présence dans les territoires est en
outre progressivement remise en cause (Tautelle, 2017). Pour les
hôpitaux, il s’agit de regrouper sur de grands plateaux techniques les
compétences les plus pointues en délaissant les hôpitaux de proximité.
Les « groupements hospitaliers de territoire » (GHT) instaurés depuis 2016 consistent à regrouper les hôpitaux français en 135 GHT dont la taille varie de 2 à 20 établissements. Les fermetures des petites maternités, celle du Blanc dans l’Indre par exemple,
relèvent également de cette logique de concentration qui participe à
une relégation d’une partie du territoire et donne le sentiment
d’abandon à des franges de populations qui perdent leurs bureaux de
poste, voient leurs écoles et hôpitaux s’éloigner, les sous-préfectures
fermer et/ou être remplacées par des maisons de l’État ou des maisons de
services au public (MdE ou MSAP).
L’éloignement des services publics crée une exclusion tant géographique
que sociale dans la mesure où les individus et ménages socialement les
moins dotés sont aussi ceux qui s’avèrent géographiquement les plus
éloignés et cumulent ainsi les désavantages.
Le paradoxe est que les services publics
se réduisent au moment où la demande explose. Le nombre de visites aux
urgences augmente quand la taille du service au mieux reste la même, au
pire se réduit. Les recrutements au sein de l’université ne permettent
pas de renouveler tous les départs à la retraite au moment où les
effectifs étudiants bondissent à cause du boom démographique de l’an 2000, au risque d’exclure certains publics en imposant une politique de sélection à l’entrée dans l’université.
Conclusion
Cet enchaînement d’étapes, qui n’est en
rien inéluctable dans la réforme des services publics, produit des
effets : l’exclusion progressive des voyageurs qui ne voyagent plus, des
usagers qui ne se rendent plus à la poste faute de moyen de transport,
des malades qui ne se soignent plus aussi rapidement car la prise en
charge semble inaccessible géographiquement, financièrement ou
socialement... Un autre effet réside dans le développement d’initiatives
concurrentes sur les seuls segments rentables des services publics :
l’envoi en recommandé est ainsi concurrencé par les services privés de
coursiers dans Paris, mais non pas l’envoi de lettres manuscrites de
particuliers dans les zones les plus reculées du territoire. Si le
trajet Paris-Lille paraît concurrentiel, celui qui relie Paris à Chalons
en Champagne l’est nettement moins. L’ouverture à la concurrence
provoque alors ce qu’elle entend vouloir éviter en ne laissant à la
charge des services publics que ce que les concurrents ne souhaitent pas
prendre en charge, c’est-à-dire les services utiles socialement à la
population mais déficitaires en soi. Or, considérer qu’un service public
ne doit pas – ou ne peut pas – être déficitaire empêche d’analyser ce
que permettent ces déficits en termes de prise en charge effectuée, de
travail non mesurable quantitativement ou financièrement, de maillage
territorial, de lien social préservé et de situations d’isolement
évitées également.
Sans trancher sur la volonté politique –
ou son absence – d’entretenir ces processus interdépendants, se rappelle
à nous ce qui fait la singularité de nos services publics, à savoir
leur intérêt général et leur utilité sociale. Peut-être est-il temps de
sortir de ce cercle vicieux pour remettre les moyens en conformité avec
les résultats attendus ? Cela pose la
question du bien-fondé de la première étape du processus décrit : le
service public doit-il nécessairement être rentable ?
Avec des indicateurs de qualité qui comptabilisent et mesurent, et donc
hiérarchisent certaines missions sur d’autres, les préoccupations de
gestion des coûts n’ont-elles pas changé de statut en passant de moyens à
prendre en compte pour assurer des missions de service public à une fin
en soi ? En négligeant ce qui ne se mesure
pas (lien social, présence et attractivité territoriale, qualité des
services rendus…), le service public ne se vide-t-il pas de son sens
premier et essentiel ?
Aller plus loin
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