Source : Rue89 et Nouvel Obs
Pendant quinze mois, l’anthropologue Didier Fassin a pu suivre des policiers en région parisienne. Son constat est accablant. Grand entretien.
Pendant quinze mois, l’anthropologue Didier Fassin a pu suivre des policiers en région parisienne. Son constat est accablant. Grand entretien.
Anthropologue, sociologue et médecin, Didier Fassin
est une des figures des sciences humaines en France. Directeur d’études
à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il est aussi
professeur à l’université de Princeton, aux Etats-Unis.
Le document qu’il vient de publier aux éditions
du Seuil est exceptionnel. « La Force de l’ordre : une anthropologie de
la police des quartiers » est une enquête menée durant quinze mois, en
deux fois, entre mai 2005 et juin 2007, dans un commissariat
d’Ile-de-France, qu’il ne nomme pas.
En juin 2007, l’administration lui retire
l’autorisation qui lui avait été donnée. Mais la matière récoltée était
suffisante. Ses observations sont dérangeantes : racisme ou provocations
gratuites des policiers, dans un univers où deux camps (jeunes et
policiers) s’observent et se mesurent, avec l’avantage de la loi pour
les seconds.
Le constat de Didier Fassin n’est pas « antiflics »
comme une lecture rapide de son livre pourrait le laisser croire ; parmi
les policiers se dessine la lassitude d’une profession pressée par le
pouvoir politique de « faire du chiffre ».
Pour les habitants des quartiers de banlieue, le travail de cette police visible n’a pour effet que d’exacerber la tension.
Rue89 : Votre enquête porte surtout sur une
brigade anticriminalité (BAC). Quand vous décrivez la journée-type de
cette unité spécialisée dans les flagrants délits, vous notez que seul
10% à 20% du temps est réservé à des interventions sur appel de la
population.
Didier Fassin : D’abord, mon
travail n’a pas porté uniquement sur les brigades anticriminalité. Il a
porté plus largement sur l’ensemble de l’activité d’un commissariat
d’une grande circonscription de la région parisienne. J’ai eu l’occasion
de suivre le travail de plusieurs unités, principalement celles qui
interviennent sur le terrain au titre de la sécurité publique. Pour
simplifier, il y a deux types de patrouilles :
- celles qui sont immédiatement visibles, car elles ont des véhicules sérigraphiés et des policiers en uniformes ;
- et celles de la BAC, qui sont composées de fonctionnaires en civil dans des voitures banalisées.
Intervention de policiers de la BAC lors d’une manifestation contre le CPE, Lille, le 18 mars 2006 - Pascal Rossignol
J’ai plus travaillé avec ces BAC, car c’étaient
celles qui avaient les contacts les plus fréquents et les plus rudes
avec la population, une chose que je voulais comprendre.
Pour ce qui est de l’inaction, c’est le cas de la
plupart des brigades du genre dans le monde. Des études extrêmement
précises ont été réalisées aux Etats-Unis, qui montrent que le temps
consacré véritablement à répondre aux demandes des habitants et à
intervenir sur des situations de délits ou de crimes représente une
toute petite partie de l’activité.
« Un décalage entre l’image de la police et la réalité »
L’observation que je fais, c’est celle d’un décalage
entre l’image de policiers toujours sur le terrain et la réalité. Pour
autant, il ne s’agit pas de suggérer que les policiers ne travaillent
pas : ils ne peuvent pas produire plus de délits qu’il n’y en a
d’accessibles. Un vol de téléphone portable, c’est un acte extrêmement
rapide, et même la brigade la plus rapide n’arrive quasiment jamais à
temps pour attraper le voleur.
Les policiers se plaignent souvent de n’avoir eu
qu’un ou deux appels pendant une nuit, pour des faits mineurs, alors
qu’ils apprennent le lendemain qu’un cambriolage ou qu’un crime a été
commis, sur lequel ils ne sont pas intervenus.
Cette inaction, qui génère de l’ennui, a deux conséquences :
- le moindre événement prend une dimension extraordinaire, au sens littéral, c’est-à-dire que même sur un fait mineur, on va avoir une intervention de l’ensemble des unités disponibles sur le terrain, puisqu’il ne se passe pas grand-chose. Du point de vue des habitants, c’est assez saisissant, puisqu’ils peuvent voir une dizaine de voitures avec leurs sirènes et leurs gyrophares intervenir dans leur quartier ;
- les policiers doivent s’occuper, aller au contact de la population. Et ce contact se fait essentiellement au moyen de contrôles d’identité, accompagnés de fouilles. Le contrôle d’identité est ce qui leur permet, ensuite, de répondre à la demande de la politique actuelle, depuis 2002, qui est une demande de chiffres et notamment d’objectifs quantifiés d’interpellations. Ces contrôles permettent de réaliser des actes supplémentaires, surtout des « ILE », infractions à la législation sur les étrangers, et des « ILS », infractions à la législation sur les stupéfiants.
« L’ennui des policiers explique le harcèlement de certaines populations »
On voit donc que l’ennui devient un élément
explicatif, aussi bien de l’excès de certaines interventions, que du
harcèlement de certaines populations.
Citant un habitant d’une cité, vous dites
que les contrôles d’identité visant toujours les mêmes personnes
n’affectent nullement les activités illicites, mais font monter la
tension.
Les contrôles ciblés sur l’apparence physique, les
pressions exercées sur des quartiers ou des territoires, il est évident
que ça crée des tensions. Et les gens, qui sont plutôt demandeurs
d’intervention des forces de police quand il y a des jeunes qui font du
bruit ou qu’ils ont connaissance de trafics, sont souvent choqués par le
caractère brutal, indifférencié et finalement contre-productif de
l’action de la police.
Il y a plusieurs services de police, et certains
font un travail de fond qui est efficace, par exemple pour démanteler
des trafics de stupéfiants. Mais les policiers dont je parle, qui sont
ceux que voient les habitants, ont une productivité faible du point de
vue de la réduction de la délinquance. En revanche, ils génèrent de la
tension par leur type d’intervention, à la fois en ciblant certaines
populations, et aussi en usant de manières de faire particulièrement
rudes et humiliantes.
« Ils doivent montrer qu’ils n’ont pas peur »
« La Force de l’ordre : une anthropologie de la police des quartiers » de Didier Fassin, éd. Seuil, octobre 2011
Vous écrivez que les pratiques de la BAC
sont « nettement plus rugueuses et provocatrices » que celles des
policiers en tenue, pourquoi ?
C’est la mission qu’on leur a confiée, et c’est
aussi le style qu’ils se donnent. Leur mission n’est pas seulement de
faire du flagrant délit, c’est aussi de montrer qu’ils sont ceux qui
n’ont pas peur, qui sont capables d’aller au contact de façon physique –
un haut fonctionnaire les qualifiait de « pêchus ».
Vous racontez une provocation dont vous avez
été témoin. Un collégien d’origine africaine marche sur un trottoir,
son cartable au dos. Une voiture de la BAC le suit en roulant au pas,
pendant qu’un des policiers le couvre d’insultes racistes. Après
quelques instants, le collégien dit : « Mais laissez-moi tranquille ! »
Les policiers sortent et veulent l’arrêter, apparemment pour outrage,
jusqu’à ce qu’une habitante du quartier intervienne...
D’une manière générale, les provocations
individuelles comme celle-ci sont fréquentes, en voiture ou pendant les
interpellations. Des mots blessants, des gestes brutaux, des
bousculades, voire des insultes. Au point que c’est un des
apprentissages qu’on reçoit quand on est adolescent dans les cités, les
parents leur enjoignent : « Ne répondez pas aux provocations des
policiers. »
Quand on dit ça, les gens s’insurgent en disant que
les jeunes eux-mêmes provoquent les policiers. Les provocations
existent, bien sûr, mais dans des conditions très différentes : en
relation individuelle, jamais un jeune ne provoquera un policier, car
c’est aller au devant de graves ennuis. Alors que la nuit, de loin, un
groupe d’adolescents peut narguer des policiers, voire leur jeter des
projectiles.
La banalité des provocations policières
Les provocations existent donc des deux côtés. Mais
on peut quand même s’étonner qu’elles soient aussi banales de la part de
ceux qui représentent l’autorité publique.
Vous notez que quasiment les seuls individus
à réagir de manière insolente aux contrôles d’identité sont issus des
classes moyennes ou supérieures. Pourquoi ?
Les gens des classes moyennes en général, et les
jeunes en particulier, sont assez rarement contrôlés. Lorsqu’ils le
sont, ils vont demander des comptes, essayer de savoir pourquoi on les
contrôle.
Les jeunes des quartiers populaires savent très bien
qu’on les contrôle, le plus souvent, non pas parce qu’on risquerait de
trouver quelque chose (car ils font bien attention de ne rien avoir sur
eux), mais parce que c’est un moyen de leur imposer une forme de
contrôle social.
Ces jeunes, notamment ceux qui appartiennent aux
minorités d’origines subsaharienne et maghrébine, sont extrêmement
souvent contrôlés et sujets à des fouilles aux corps. Ils apprennent
très vite qu’ils vont être soumis à ces contrôles. Ils savent également
qu’ils n’ont aucun moyen d’aller contre ces pratiques, injustifiées et
d’ailleurs assez souvent illégales au regard du code de procédure
pénale. Ils savent enfin que la moindre protestation peut donner lieu à
un outrage ou à une rébellion, dont le coût s’avérerait très élevé en
termes de sanction pénale.
Il faut savoir que les outrages et rébellions sont
un moyen pour les policiers d’anticiper une plainte pour violence
policière. Si la victime dépose plainte, ce sera la parole du policier
contre celle du plaignant – dans la plupart des cas, un jeune. Or, les
magistrats ont très largement tendance à considérer que ce sont les
policiers qui disent la vérité.
L’« outrage et rébellion », outil de contrôle social
L’outrage et rébellion est ainsi un outil de
contrôle social particulièrement fort, puisqu’il permet de renverser la
question des violences. Du reste, les officiers et les commissaires
savent très bien qu’un gardien de la paix qui « fait » souvent des
outrages et rébellions doit être particulièrement suivi, car c’est
quelqu’un de violent. Il y a des policiers qui n’en ont jamais, ce qui
traduit la qualité de leur relation avec les gens, et d’autres qui en
ont énormément, et qui sont aussi ceux qui sont le plus convoqués par la
commission de discipline.
Donc la hiérarchie sanctionne ?
Elle est tout à fait consciente de ce que je
viens de décrire, elle est donc vigilante. Cela dit, les sanctions sont
extrêmement rares. Par exemple, pour quelqu’un qui aura eu un certain
nombre de rappels en raison de plaintes pour violences, ce sera, dans le
pire des cas, de le passer d’une équipe de nuit à une équipe de jour.
Il est exceptionnel que les sanctions aillent au-delà.
Vous constatez aussi un racisme affiché,
avec un poster du Front national épinglé sur un mur du commissariat, ou
des T-shirts de policiers en service siglés « 7-3-2 », pour 732, date à
laquelle Charles Martel a battu les Arabes à Poitiers.
Parmi les réactions à votre livre, des hauts fonctionnaires et
syndicalistes policiers ont affirmé que ce racisme est « exceptionnel ».
En convenez-vous ? Et au-delà, était-il pertinent d’effectuer votre
enquête dans une brigade entièrement masculine et blanche, dont un
responsable, dites-vous, était ouvertement raciste ?
La forme la plus banale de dénégation que j’aie
entendue, y compris dans la circonscription où j’ai travaillé, c’est de
dire « bien sûr, nous savons qu’il y a des policiers racistes ou
violents, comme il y a du racisme et de la violence dans la société en
général, mais c’est l’exception et non la règle ». On me disait aussi
qu’il y a probablement moins de racisme dans la police que dans la
population en général.
C’est un argument classique pour démonter des éléments de preuve.
Donc vous n’en convenez pas ?
Dans la mesure où il n’y a pas d’autre étude prolongée sur des BAC, il n’y a pas d’élément de comparaison.
« Le racisme n’est pas exceptionnel »
Mais je dirais que cela n’est certainement pas exceptionnel, pour les raisons suivantes :
- un certain nombre de personnalités que j’ai pu rencontrer (représentants syndicaux, hauts fonctionnaires...) m’ont confirmé que ce que je voyais était des choses qu’ils connaissaient, et qu’un certain nombre d’entre eux essayaient d’ailleurs de lutter contre ces pratiques. Il suffit d’ailleurs de voir un certain nombre de faits divers dans lesquels sont impliquées ces brigades pour voir que cela ne relève pas de l’exception. Cela étant, je sais que toutes les BAC de France n’ont pas les mêmes affinités avec les groupes d’extrême droite qu’un certain nombre des membres de celle avec laquelle j’ai travaillé ;
- il faut bien comprendre qu’il y a des logiques plus générales, des logiques de fond, qui ne peuvent donc pas relever de l’exception. Les missions confiées à ces unités spéciales, le traitement spécial dont elles bénéficient, l’autonomie qu’on leur laisse. Mais aussi le recrutement de leurs effectifs, qui concerne des hommes (exceptionnellement des femmes) qui seront amenés à avoir une vision dure de l’ordre public. Quant aux opinions politiques, on le voit dans nombre d’études internationales sur ces polices, en Angleterre ou au Royaume-Uni par exemple : les policiers sont nettement plus conservateurs que la population en général.
Quel est l’effet du recrutement (géographique, sociologique) des policiers sur leur manière de travailler ?
Les études qui ont été réalisées montrent que 80%
des policiers viennent soit de zones rurales, soit de petites et
moyennes villes de province. Autrement dit, 80% n’ont pas d’expérience
du milieu urbain, des grandes agglomérations. Or, la première
affectation des jeunes recrues qui sortent de l’école nationale de
police est dans les banlieues, car ces postes ne sont pas très prisés.
« Un décalage ethnique et racial avec la population »
Il y a donc un décalage entre la population et la
police en termes ethnique et racial. Les policiers sont majoritairement
blancs, même si c’est un peu en train de se corriger ces dernières
années, à la suite des efforts faits pour diversifier le recrutement.
Mais le problème me paraît plus complexe qu’une
question ethnico-raciale. En réalité, je crois que c’est surtout une
question de socialisation. C’est-à-dire où est-ce qu’on a été quand on
était enfant ? Dans quelle école on est allé ? Avec qui on jouait au
foot ? Qui on avait comme copains ?
Sur le terrain, j’ai pu constater une très grande
différence entre des policiers qui avaient grandi dans les quartiers
populaires de grandes villes, qui n’avaient pas de préjugés particuliers
vis-à-vis des jeunes de banlieue, à l’inverse des policiers qui
découvraient la banlieue. Ces derniers ont une image très homogène de
territoires qui leur semblent hostiles, de populations qui leur
paraissent ennemies. Alors qu’il y a dans ces quartiers, comme partout,
une très grande diversité de profils.
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