mercredi 13 avril 2016

#NuitDebout Intervention de Frédéric Lordon : « Ce moment, c'est le nôtre, c'est maintenant »

par Pierrick Tillet - Les mots des autres
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Les médias mainstream enragent : Frédéric Lordon refuse toutes leurs demandes d’interview. Mais le diable cause. Et fort ! Voici la retranscription intégrale du discours qu’il prononça place de la République à Paris le samedi 9 avril (on arrête le gadget du 40 mars, les gars, ok ?).

Où en sommes-nous ? On ne compte plus les villes de province où il y a une nuit debout, et la plaine européenne est en train de s’embraser également : Barcelone, Madrid, Saragosse, Nurcie, Bruxelles, Liège, Berlin. La place de la République elle-même s’est donnée une antenne à Stalingrad [métro Stalingrad, NDLR]. À tout moment, des actions surprise naissent spontanément. Il y a une Radio Debout, une Télé Debout, des Dessins Debout. Tout est en train de se remettre debout.
Il y a dix jours, le conditionnel était de rigueur et nous pouvions seulement dire, « il se pourrait que nous soyons en train de faire quelque chose ». Je crois qu’on peut maintenant abandonner les prudences grammaticales : nous sommes en train de faire quelque chose.
Enfin, quelque chose se passe. Quelque chose, mais quoi ? Comment un mouvement sans direction se donne-t-il une direction ? Je veux dire, comment un mouvement sans instance dirigeante se détermine-t-il à prendre une voie ou une autre ?
Il est certain en tout cas qu’il doit en trouver une. Un mouvement qui ne se donne pas d’objectif politique s’éteindra rapidement. Soit parce qu’il aura épuisé la joie d’être ensemble, soit parce qu’il sera recouvert à nouveau par le jeu électoral.
Comment échapper à cette fatalité ? Si tout commence avec les places, rien n’y finit. Or nous nous souvenons de ce qui nous a jetés dans la rue en première instance, c’est la loi El Khomri. Viser très au-delà de la loi El Khomri ne signifie pas que nous l’avons oubliée. Elle est toujours là. Un mouvement a besoin d’objectifs et de victoires intermédiaires. Faire la peau à la loi El Khomri en est certainement un, il reste d’une inaltérable actualité, et nous n’arrêterons pas de lutter à son service. Mais de même que les zadistes n’ont pas seulement en vue un aéroport mais le monde qui engendre cet aéroport, de même la loi El Khomri est le rejeton de tout un monde.
Dans le monde El Khomri, les salariés vivent dans la peur et ils sont tenus dans la peur. Il y a de très bonnes raisons à ça. Ils vivent sous l’arbitraire souverain d’un patron, qui a tout pouvoir sur eux parce qu’il tient dans ses mains les conditions fondamentales de leur survie matérielle même.
Alors il faut partir de cette expérience commune et en déduire tout ce que nous pouvons, et d’abord, en se décidant enfin à nommer les choses : le salariat est un rapport social de chantage, un rapport de chantage qui ne laisse le choix que de plier ou de se mettre en danger. Nommer adéquatement les choses, à l’encontre de tous les recouvrements idéologiques du néo-libéralisme, c’est peut-être la première étape pour trouver la force de s’en libérer.
Car tout le monde s’aperçoit alors que si pour mettre fin à la peur, il faut mettre fin au chantage et à l’arbitraire patronal, alors il faut mettre fin à l’ordre social qui arme le chantage et l’arbitraire patronal, et je veux dire mettre fin, et constitutionnellement, à l’empire des propriétaires.
Cependant, à un moment, il faut bien vouloir les conditions de ce qu’on veut. Si vraiment notre mouvement à des ambitions de cette ampleur, il va lui falloir se donner des moyens adéquats. Pour ma part, je n’en vois qu’un : la grève générale.
Qu’on ne se méprenne pas. Je ne suis pas ici en train de lancer un appel à la grève générale, je n’en ai aucun pouvoir ni aucune légitimité. Je ne lance pas un appel, donc. Mais j’énonce une condition : la condition du renversement non seulement de la loi, mais du monde El Khomri. Nous savons bien que les grèves générales ne se décrètent pas d’un claquement de doigt. Mais peut-être pouvons-nous aider à y basculer. Et pour ce faire, en rappeler les immenses vertus.
La grève générale, c’est que le pays tout entier débraye, le pays est bloqué — le pays est bloqué, disent-ils, parce qu’en vérité c’est l’exact contraire : c’est au moment précis où ils disent que tout se bloque qu’en fait, tout se débloque. La politique, la vraie, la parole, l’action, et jusqu’aux relations entre les gens. Et puis surtout le possible, l’avenir. Il faut bloquer pour que tout se débloque.
Il y avait trop longtemps que ça craquait de toutes parts. On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil. Vient fatalement un moment où les têtes se redressent et redécouvrent pour leur propre compte l’immémorialité de l’insoumission et de l’affranchissement.

Ce moment, c’est le nôtre, ce moment, c’est maintenant.

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