mercredi 13 avril 2016

Albert Ogien : « Il faut souhaiter que la Nuit debout transforme le rapport de la gauche et des citoyens »

Source : Regards

Albert Ogien a écrit, avec Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique (La Découverte, 2014).
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Regards. Quelle a été votre première réaction en observant l’émergence de la Nuit Debout ?
Albert Ogien. J’ai été, je l’avoue, un peu étonné par l’annonce publique de l’occupation convoquée par Nuit debout. Jusqu’à présent, dans le cas d’Occupy Wall Street ou de la Puerta del Sol, le mouvement avait un caractère spontané et de masse, ou avait été appelé dans une relative clandestinité, un certain secret. Nuit debout démontre que la forme d’action politique qu’est le rassemblement s’est banalisée et est désormais connue des citoyens. Les autorités ont d’ailleurs donné leur accord pour cette occupation – en dépit de l’état d’urgence – et elle fait, plusieurs fois par jour, la une des chaînes d’information continue. Mais petit à petit, ce qui paraissait s’inscrire dans la continuité des manifestations contre la loi El Khomri, et donc l’encadrement des syndicats, s’est mué en mouvement autonome. Nuit debout ne se préoccupe plus de cette loi, ni de ce que veulent les syndicats ou les partis, encore moins de ce que fait le gouvernement. Il s’agit maintenant de débattre collectivement de l’avenir qu’il faut créer ensemble.

« Il serait bon que les citoyens n’abandonnent plus les initiatives contestataires aux professionnels de la radicalité »


Cette autonomie peut-elle être préservée longtemps ?
Mon regard de sociologue (forcément un peu enclin au pessimisme) me ferait dire que ce mouvement va avoir du mal à la maintenir, étant donnés la force et le poids que les organisations représentatives officielles ont en France, des organisations qui étouffent régulièrement les initiatives qui leur échappent ou les contestent. La tradition d’autonomie politique est, en France, moins riche que dans des pays comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne ou la Grèce. Ceci dit, je souhaite évidemment que la Nuit debout puisse reconfigurer le rapport des forces à gauche, et puisse transformer le rapport de la gauche et des citoyens. Il serait bon, en effet, que les citoyens n’abandonnent plus les initiatives contestataires aux professionnels de la radicalité. Si Nuit debout pouvait réaliser ce miracle, ce serait déjà une belle victoire.
Quelles sont les limites que pourraient rencontrer ce mouvement ?
C’est assez simple : la grande division des populations qui souffrent des politiques libérales. Pour le moment, il faut bien l’admettre, la Nuit debout reste un mouvement animé par des individus qui n’appartiennent pas aux couches sociales les plus défavorisées, auxquelles s’adjoignent, au mieux, quelques précaires (qui sont le plus souvent des intellectuels précaires). Mais la voix absente de ce mouvement, c’est évidemment celle des banlieues. Pour le moment, celles-ci se tiennent à l’écart, en dépit de la volonté de certains participants des débats à la République, qui souhaiteraient opérer une jonction avec les luttes antiracistes. Ce mouvement ne pourra pleinement réaliser ses ambitions démocratiques sans conjuguer ces voix absentes et en respecter l’irréductible singularité. Mais l’expérience politique des dernières années montre la difficulté qu’il y a à le faire. Il faut donc rester lucide sur les limites de ce mouvement, même si j’aimerais qu’il réussisse à dépasser ces divisions qui, le plus souvent, restent invisibles, font l’objet d’une dénégation.

« Si l’on veut changer de société, c’est bien de "révolution" qu’il faut parler, au moins de révolution démocratique »


Est-il menacé par sou flou, les risques de dispersion ?
L’autre limite tient en effet, à mon sens – et c’est assez paradoxal j’en conviens puisque ce fut, avec Sandra Laugier, l’objet de notre travail – à l’usage vague et répété du mot "démocratie". Le rassemblement est bien sûr le lieu d’un apprentissage politique qui n’a pas d’égal. Mais à trop porter son attention sur les méthodes et l’organisation de l’occupation de place, à trop vouloir mettre en scène les formes radicalement démocratiques du mouvement, celui-ci risque d’omettre de s’interroger sur ses finalités, ses cibles, ses buts. Et je crains que le mot d’ordre de "convergence des luttes" ne suffise pas – ni la dénonciation de la répression policière. Si l’on veut changer de société, c’est bien de "révolution" qu’il faut parler, au moins de révolution démocratique. Et si on veut détruire le système capitaliste, il va bien falloir poser la question de l’abolition de la propriété privée, de la violence policière aussi. D’ailleurs, le mouvement se heurte déjà à ces questions.
Quelle pourrait être, en ce sens, la stratégie du mouvement ?
Ce n’est évidemment pas à moi d’en décider. Et je ne suis pas sûr que le rassemblement ait besoin de définir une stratégie. C’est précisément ce que les foules assemblées se refusent à faire. Il faut laisser à Nuit debout le temps de s’éprouver dans la durée. Là encore, il faut être à la fois lucide, et ne pas se résigner pour autant. Après Occupy Wall Street ou les occupations de places en Espagne, au Portugal ou en Grèce, les commentateurs ont fait croire qu’il ne s’était rien passé. On a même avancé que ces mouvements avaient été contre-productifs, puisqu’ils ont été suivis de victoires électorales de la droite. Mais l’onde de choc apparaît aujourd’hui, avec la victoire de Tsipras, celle de Corbyn, le succès de la candidature de Bernie Sanders ou l’émergence fulgurante de Podemos. On observe que les mobilisations et les exigences qu’elles ont portées dans l’espace public laissent une trace durable dans l’histoire. Et cela en dépit de leur pacifisme affiché et de leur mot d’ordre unanimiste ("Nous sommes le peuple", ou "les 99%"), qui risque de conduire à effacer toute conflictualité, et à évacuer des questions comme celle de la lutte des classes ou, je le répète, celle des banlieues.

« Il me semble désormais plus productif de sortir du cadre que de s’en prendre au cadre lui-même »


Ce pacifisme condamne-t-il à une forme de faiblesse face à la violence – symbolique ou physique – de l’ordre dominant ?
Comme toujours, les forces de répression mettent en place des moyens démesurés pour mater la fronde. Les violences policières qu’on a pu observer ces dernières semaines témoignent, si on ne voulait pas ou plus le savoir, que la violence est au cœur de la politique. Faut-il, dès lors, et c’était déjà la question que nous nous posions avec Sandra Laugier [1], faire de la non-violence un principe d’action intangible ?
La volonté de dialogue, de démocratie, a des limites ?
Il est dans la logique de choses que des activistes de la Nuit debout soient intervenus pour interpeller violemment Anne Hidalgo lors de la Nuit des débats, notamment sur la question des réfugiés. Mais était-ce vraiment la meilleure cible ? Il est sans doute toujours utile de mettre en lumière la violence du cadre qui fige ces débats où la parole est inégalement distribuée entre orateurs prestigieux et auditeurs émerveillés. Mais Anne Hidalgo a eu beau jeu, en retour, de rappeler ces activistes aux règles démocratiques du dialogue et de l’interpellation qu’ils entendent faire prévaloir à République. En ce sens, comme l’a d’ailleurs fait remarquer Aline Pailler lors de cette intervention, il me semble désormais plus productif de sortir du cadre que de s’en prendre au cadre lui-même. C’est, par exemple, ce que n’ont pas hésité à faire, non sans courage, les employés d’Air France, lorsqu’ils s’en sont pris à leurs cadres méprisants – et à leurs chemises.

Le principe démocratie - Enquête sur les nouvelles formes du politique, d’Albert Ogien et Sandra Laugier. La Découverte 2014, 21 euros.

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