vendredi 15 avril 2016

Et si le revenu de base devenait la règle ?

Reporterre commence une série d’enquêtes sur les alternatives qui peuvent changer la société. En se demandant ce qui se passerait si les solutions n’étaient pas alternatives, mais appliquées à grande échelle. Premier volet : le revenu de base.

La Finlande se prépare à l’expérimenter en 2017, une trentaine de villes néerlandaises y réfléchissent, et la Suisse votera le 5 juin prochain pour ou contre son instauration. Le principe du revenu de base, dont Reporterre a déjà parlé à plusieurs reprises (ici ou ) consiste à accorder à chacun un revenu fixe mensuel, quelle que soit son activité, sans contrepartie, durant toute sa vie. Son heure est-elle aujourd’hui venue ?
Expérimenté depuis les années 1970, ce principe jamais réellement mis en pratique fait de plus en plus parler de lui. Notamment depuis l’initiative citoyenne européenne (ICE) conduite en 2013. Malgré son échec (250.000 voix réunies sur le million nécessaire), la campagne a permis la structuration de ses partisans. En France, le Mouvement français pour le revenu de base (MFRB), créé pour l’occasion, s’est développé pour atteindre aujourd’hui « 700 à 800 adhérents » qui effectuent un « travail de fond sur le terrain », selon Pierrick le Feuvre, rédacteur en chef de leur site web.
Et la proposition fait des adeptes : elle est reprise par EELV, Nouvelle Donne, Delphine Batho, Christine Boutin, Dominique de Villepin ou Frédéric Lefebvre, entre autres. Aujourd’hui, la région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charente (Alpc, ex-Aquitaine) joue le poisson pilote : elle prépare une expérimentation pour septembre 2017. « C’est vraiment de l’expérimentation au sens de la recherche », explique Martine Alcorta, conseillère régionale EELV qui porte ce projet. L’objectif sera de tester trois types de revenus de base (montants et mode de distribution différents), chacun dans une commune, et d’analyser leurs effets sur la population participante.

Démonter le système de protection sociale 

Quel est l’objectif du revenu de base ? Les avis divergent selon les projets politiques de ses défenseurs. Un premier groupe, formé autour de Marc de Basquiat (ingénieur et économiste, président de l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence, Aire) et Gaspard Koenig (président du think tank libéral Génération libre), milite pour un revenu d’existence s’inscrivant dans la continuité du système actuel. « Tel que le système fonctionne aujourd’hui, il y a déjà un revenu de base : en moyenne, chaque adulte touche environ un RSA [Revenu de solidarité active]. Mais au lieu d’être pour tout le monde, il est versé par catégories », explique Marc de Basquiat.

Sa proposition, baptisée « liber », vise à corriger les défauts qu’il voit à ce système : le non-recours [1] et l’absence de droit d’une partie de la population, la complexité administrative, et le manque de lisibilité de l’utilisation de l’argent public. Fixé à 470 € par adulte (250 par enfant), le « liber » serait financé par un impôt proportionnel de 23 % des revenus imposables (hors le revenu de base « liber ») se substituant à l’impôt sur le revenu, à la CSG et à l’impôt sur les sociétés, et ne toucherait pas à la protection sociale existante (hors RSA et allocations familiales).
Mais des penseurs libéraux inspirées de Milton Friedman, économiste ultralibéral qui défendit le revenu de base, se servent de cette idée dans le but de démonter le système de protection sociale tout en maintenant un minimum vital pour les plus défavorisés. Cette éventualité dissuade une partie des gens de gauche d’adhérer à l’idée du revenu de base.

« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » 

Néanmoins, s’il se traduisait par un renforcement de la protection sociale, le revenu de base changerait profondément le rapport au travail. « L’aménagement du marché du travail aujourd’hui, à base de compétitivité et flexibilité, est sans fin. Il faut casser cette logique en permettant aux individus de ne pas être soumis au marché du travail », explique Martine Alcorta. Marc de Basquiat semble également d’accord sur ce point : « Avec ce revenu minimum assuré, on peut refuser un travail qui ne nous plaît pas, et on peut aussi en choisir un mal payé mais qui nous intéresse. »
Cela dit, les points de vue divergent quant au montant qui permettrait de vivre dignement sans dépendre d’un emploi : 470 € ou 1.000 € (seuil de pauvreté en France en 2013) ? La différence n’est pas mince. Autre souci, et de taille, la morale de l’effort et du travail inscrite dans notre société, que décrivait déjà à Reporterre Dominique Méda. Le principe d’inconditionnalité du revenu de base remet en cause l’idée qu’il faudrait travailler (durement) pour gagner sa vie. Ainsi que son revers, selon lequel un travailleur ne serait motivé que par l’appât du gain. Les opposants au revenu de base y voient un renforcement de l’« assistanat », et craignent que plus personne ne veuille travailler et produire ce dont la société a besoin.
Réponse de Marc de Basquiat : « On a tous reçu cette éducation : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.” Or, c’est aberrant de dire à quelqu’un qu’il ne mérite pas de manger à sa faim. » Baptiste Mylondo, enseignant en économie qui a beaucoup écrit sur le sujet [2], va plus loin en assurant que chaque individu doit être reconnu, en dehors de son emploi, pour son utilité sociale. « Tout le monde accepte l’idée que monter une association de joueurs de belote dans une maison de retraite, c’est du travail. Mais si je joue à la belote avec des copains, ça n’est plus reconnu comme tel. Or c’est tout aussi utile, car cela contribue au lien social. On est tous bénévoles dans une association non déclarée qui est la vie quotidienne », affirme-t-il. Le revenu inconditionnel reconnaîtrait et consoliderait cette réalité.
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« Le Jardin d’Éden et la chute de l’homme », tableau de Pierre Paul Rubens et de Jan Brueghel l’Ancien, vers 1615. Dans la Genèse, après avoir chassé Adam du jardin d’Éden, Dieu lui dit qu’il gagnera dorénavant son pain à la sueur de son front.
Quant à la crainte d’une désertion des travailleurs, l’existence du bénévolat montre bien que les motivations pour travailler sont multiples, et pas seulement fondées sur l’argent. Autre point positif, le revenu de base mettrait fin à l’exploitation de certaines catégories sociales : « Aujourd’hui, on exploite les pauvres pour faire les tâches les plus pénibles. Si la pauvreté disparaît, on ne peut plus exploiter ces gens, alors il faut soit se passer de certaines tâches, soit les partager », explique Baptiste Mylondo.

« L’imaginaire du changement »

Avec le Parti pour la décroissance (PPLD), Mylondo défend le revenu de base dans un cadre décroissant. Sa proposition d’un revenu inconditionnel, couplée à un salaire maximal, s’inscrit dans la volonté de redéfinir ce que sont la richesse, la consommation, l’activité. Cela pourrait inciter nos sociétés à moins produire, moins consommer, et garder du temps pour l’échange et l’autoconsommation, ménageant ainsi la planète. La proposition par le PPLD d’une dotation inconditionnelle d’autonomie en est proche, mais prône le remplacement du revenu par des droits en nature : droits à consommer des biens (eau, nourriture, énergie, vêtements, etc.), et à accéder à des services (éducation, culture, santé, etc.).
Mentionnons également les travaux de l’économiste Bernard Friot, qui propose non pas un revenu de base mais un salaire à vie, dans une perspective anticapitaliste.
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Mécanicien à l’ouvrage sur une machine à vapeur en 1920.
On le voit bien, le principe du revenu de base « relance l’imaginaire du changement », comme le dit Martine Alcorta, et peut mener à des transformations radicales de nos sociétés. Mais tout cela reste bien théorique. Aujourd’hui, le MFRB cherche à faire émerger le principe du revenu de base dans un cadre transpartisan : « On a tous des idées très différentes, mais on se met d’accord sur un chemin pour avancer de manière pragmatique », explique Pierrick le Feuvre. La charte du MFRB indique l’esprit dans lequel cet outil est défendu : ne pas « remettre en cause les systèmes publics d’assurance sociale mais compléter et améliorer la protection sociale existante ». Les militants comptent « aller travailler les politiques » dans la perspective d’en faire un sujet de la présidentielle de 2017.

Prendre aux riches pour donner aux moins fortunés

Cette stratégie ne convient pas aux théoriciens plus radicaux. « Je préfère discuter avec des gens de ma famille politique qui sont contre mes propositions plutôt qu’avec des gens de droite qui sont pour le revenu de base », estime Baptiste Mylondo. Finalement, « revenu de base » ne signifie pas grand chose tant que ne sont pas traitées les questions de rapport au travail et de répartition des richesses. Car, distribuer un revenu de base au montant confortable implique de prendre aux riches pour donner aux moins fortunés.
Sur son blog, Jean Gadrey a formulé des scénarios avec différents montants de revenu de base, et cherché un moyen de les financer. Là où certains évoquent la création monétaire (quantitative easing for people) ou la taxe sur les transactions financières, Gadrey ne voit que l’impôt comme moyen de financement crédible à court et moyen terme. Or, pour un revenu de base à 833 euros par mois par adulte (300 par enfant), il faudrait augmenter les prélèvements obligatoires de 46 %. « Ce n’est pas impossible sur le papier, mais alors c’est toute la structure des salaires (et des retraites) qui est à renégocier dans des proportions énormes, écrit-il. À titre personnel, cela ne m’affole pas, mais je vois mal comment faire accepter cette idée à la majorité de nos concitoyens à court et moyen terme. »

« Il faut trouver la brèche »

Un pragmatisme qui ne persuade pas Baptiste Mylondo. Mais comment convaincre les contribuables ? « Il faut rappeler les mérites de l’impôt. De plus, certains écarts ne sont pas justifiables : ce n’est pas possible de gagner 100 fois plus que d’autres », dit-il.
Les plus pragmatiques, à gauche, proposent des solutions intermédiaires, comme le « revenu de base par étapes » défendu par le MFRB. Cela consiste à se servir du RSA actuel, automatiser ses versements, individualiser les montants perçus, l’élargir aux jeunes entre 18 et 25 ans, puis à toutes les personnes sans revenu, et ainsi de suite. Jean Gadrey, lui, est partisan d’un relèvement des minimas sociaux à hauteur de 700, 800, 900 ou 1.000 €, couplé à « l’exigence d’un accompagnement efficace des personnes pour faire tomber les trois obstacles du non-recours : la non-information, la non-demande, et la non-réception ». Pour Mylondo, le RSA demeure trop stigmatisant pour les « bénéficiaires ». Selon lui, la transition devrait s’appuyer sur un droit inconditionnel au temps partiel choisi, accompagné d’une prime.
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Charlie Chaplin dans « Les Temps modernes », film de 1936.
Cela dit, « on peut aussi avoir des ruptures plus brutales, si la crise politique conduit à une situation inédite, souffle Pierrick le Feuvre. Il faut trouver la brèche : ce sera peut-être sur la question citoyenne, écologique, financière… » Ou bien à partir du mouvement social qui se constitue contre la loi travail ? « Sur le terrain, beaucoup de militants du revenu de base manifestent contre cette loi. » En cas de succès des mobilisations, les propositions seront donc à portée de main.

[1Environ 70 % de ceux qui ont légalement le droit de bénéficier du RSA n’en font pas la demande et ne le touchent donc pas.
[2Son dernier ouvrage, Pour un revenu sans condition.

Lire aussi : Pour en finir avec le chômage, il faut instaurer le revenu universel
Source : Baptiste Giraud pour Reporterre
Dessin : © Félix Blondel/Reporterre
Photos :
. Jardin d’Éden : Wikipedia (domaine public).
. Mécanicien : Wikipedia (Lewis Wickes Hine/domaine public)
. Chaplin : Wikipedia (domaine public).
. Schéma : Mouvement français pour le revenu de base (MFRB)

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