jeudi 22 octobre 2015

Quand la lutte contre le gaspillage crée du lien social

 
En France le gaspillage alimentaire représente 260 kg de nourriture par an et par personne. Afin de lutter contre cette gabegie, la Tente des glaneurs récupère des produits auprès des commerçants du marché et les redistribue de manière équitable tout en recréant du lien social.
13h30, les 650 commerçants du marché découvert de Wazemmes, un des plus grands d’Europe, commencent à plier boutique. Au même moment, à quelques mètres de là, un stand pas comme les autres ouvre ses portes, celui de La tente des glaneurs.
Pas loin de 200 personnes patientent devant le barnum et les tables chargées de vivres. Elles viennent chercher un des cabas distribués gratuitement chaque dimanche par une équipe de bénévoles. Aujourd’hui, près de 700 kilos de fruits, de légumes, de fleurs et de pain glanés par l’association auprès des commerçants partenaires seront distribués.

Équité et dignité

Jean-Loup briefe son équipe afin de s'assurer que la nourriture soit partagée équitablement.
Jean-Loup briefe son équipe afin de s’assurer que la nourriture soit partagée équitablement.
L’idée est partie d’un constat simple : chaque semaine, plusieurs tonnes de produits trop abîmés pour être vendus mais toujours parfaitement comestibles sont jetés en fin de marché. Une aberration qui poussait chaque semaine des dizaines de personnes à batailler pour repartir avec les meilleurs pièces.
Alors, il y a plus de deux ans, Jean-Loup a décidé de réagir : « j’ai créé La tente des glaneurs dans une démarche d’équité et de dignité, explique ce bénévole des Restos du coeur. J’en avais marre de voir les gens faire les poubelles pour manger, que ce soit le plus fort qui obtienne la plus belle récolte ». Fini la loi de la jungle. Ici, chacun a la garantie de repartir avec un cabas plein et varié en échange d’un sourire. Depuis l’ouverture de la tente en décembre 2010, 84 tonnes de nourriture ont été distribuées et près de 2500 familles ont été aidées.
Même si les personnes accueillies connaissent pour la plupart des difficultés économiques (familles monoparentales, chômeurs en fin de droits, SDF, jeunes et aînés), Jean-Loup refuse de voir La tente des glaneurs comme « une tente du pauvre ». C’est pourquoi, aucun papier ni justificatif n’est demandé, « comme ça les gens ne sont pas stigmatisés. Si tu as une fin de mois difficile, tu peux venir », explique Mathieu un des « collaborateurs bénévoles » qui viennent ponctuellement donner un coup de main à la collecte et à la distribution. Et les économies réalisées sont substantielles : la valeur du cabas distribué oscille entre 15 et 25 euros, parfois plus en fonction des produits glanés par les « collaborateurs bénévoles ».
Pendant la distribution, il n’est pas rare que des badauds séduits par le concept viennent faire des dons en nature (aucune monnaie ne circule sous la tente). Ainsi, ce dimanche, une paire de chaussure en parfait état amenée par une riveraine a trouvé preneur en quelques minutes.

Un espace de convivialité

D’ailleurs, la redistribution alimentaire n’est pas le seul objectif de la Tente des glaneurs que son fondateur a imaginé comme étant un espace de solidarité et de convivialité, un relai social qui permet à des personnes précaires de ne pas sombrer dans l’isolement. « Il y a des personnes âgées qui s’habillent le dimanche pour venir à la tente. C’est parfois leur seule sortie de la semaine. Certaines personnes viennent à 11h pour discuter alors que la distribution ne débute qu’à 13h30 », s’enthousiasme Jean-Loup.
Rebecca*, qui vient presque tous les dimanches chercher son cabas, confirme l’utilité sociale de la tente : « Je me suis fait plein d’amis, ça permet de se changer les idées. On échange par exemple des recettes de cuisine entre nous ». Rien à voir avec les Restos du cœur qu’elle fréquente également mais où la distribution tourne parfois à l’épreuve de force. « On dirait des sauvages, c’est à qui va passer le premier alors que tout le monde aura à manger », regrette-t-elle.
Appréciée des « personnes accueillies », La tente des glaneurs est aussi plutôt bien vue par les commerçants. D’abord, parce qu’elle ne leur fait pas de concurrence. En effet, la distribution de paniers ne commence qu’une fois le marché terminé. Mais aussi parce qu’ils y trouvent un intérêt pécuniaire. « Plus ils jettent, plus ils sont taxés », explique Jean-Loup. En récupérant des aliments destinés à la poubelle, les glaneurs leur permettent de réduire leur taxe.

Une alternative au gaspillage

Pour autant, les bénévoles refusent de servir de relai-poubelle. Quand un produit est abîmé à plus de 30%, il n’est pas récupéré. En outre, ils n’acceptent que les aliments qu’ils seront en mesure de redistribuer afin de ne pas devenir eux même source de gaspillage et de déchets.
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Ce dimanche, 13 bénévoles sont venus aider à la collecte et à la distribution. Les commerçants des alentours les appellent « la famille » en raison de la bonne humeur qui règne sur les lieux.
En plus de créer « une alternative au gaspillage », selon les mots de Jean-Loup, La tente des glaneurs est également un espace d’expérimentation d’une nouvelle forme de bénévolat : l’engagement à la carte. Jean-Loup a bien compris que le XXIème siècle n’était plus celui de l’engagement le temps d’une vie auprès d’un parti, d’un syndicat ou d’une association. « La récurrence fait peur, argue-t-il. Alors nous disons aux volontaires de venir quand ils veulent ». Malgré l’absence de contrainte, le système a fait ses preuves ! En deux ans, ils n’ont jamais été moins de 6 à se lever le dimanche matin, malgré la météo parfois capricieuse ou lors des fêtes de fin d’année. « On a du mal à ne pas venir le dimanche », assure Cocotte, une des bénévoles de la première heure.
La légèreté de sa structure permet à La tente des glaneurs de faire école un peu partout en France. Des « franchises » sont sur le point de voir le jour (certaines ont déjà ouvert) à Caen, Paris, Rennes, Brest, Marseille ou encore Nîmes. Le système est d’autant plus facilement exportable qu’il n’y a « aucun de frais de fonctionnement », assure Jean-Loup. Ils ont juste besoin d’un local a proximité du marché (fourni par la municipalité) et un investissement de départ de quelques milliers d’euros pour acheter la tente et le matériel.

Substitut à l’État providence

Jean-Loup n’a demandé aucune subvention publique pour éviter toute récupération. « Je ne voulais pas que ce soit la tente du PS, ou la tente de Martine Aubry », argumente ce coordinateur logistique dans l’événementiel. Il s’est néanmoins tourné vers une grande entreprise française pour financer les 5 000 € nécessaires. Du green et social washing a peu de frais pour l’entreprise en question, même si Jean-Loup assure que le sponsoring n’a aucune conséquence sur l’activité de la tente. Il laisse néanmoins entendre que maintenant que le matériel est acheté, il envisage de ne pas reconduire le partenariat.
Content de voir son concept de relai social d’un genre nouveau repris ailleurs, Jean-Loup estime cependant qu’il y a « un problème quelque part. C’est l’Etat qui devrait faire ce qu’on fait. Mais on peut toujours les attendre ». Certes, 11 mesures ont été proposées dans le cadre du pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire mais il y voit une mesure de diversion plus qu’une réelle volonté de réforme.
Alors, en attendant que les choses bougent en haut, lui et les bonnes volontés du quartier (et d’ailleurs) agissent concrètement contre le gaspillage tout en recréant du lien social. « On peut faire plein de choses sans argent, lance-t-il. Il faut juste une paire de couilles et un taré pour amorcer le truc. Le reste suit naturellement ».
* Prénom modifié

Emmanuel Daniel

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