Source Mediapart
« Le Lyon-Turin doit être saboté. C’est pour ça que les cisailles étaient nécessaires. Il ne s’agit pas de terrorisme. Elles sont nécessaires pour faire comprendre que la ligne à grande vitesse est un ouvrage nuisible et inutile. Le dialogue avec le gouvernement a échoué, les tentatives de médiation ont échoué : il ne reste donc que le sabotage ».
Ces mots ont été prononcés par l’écrivain italien Erri De Luca, le 1er novembre 2013, dans une interview au Huffington Post. Ce sont ces mots qui étaient jugés en délibéré ce lundi à Turin où le procureur a demandé une peine de huit mois de prison… Pour de simples mots. Heureusement, la raison l’a emporté. En renonçant à condamner l’écrivain, la justice italienne vient d’éviter de sombrer dans le ridicule et l’opprobre et protège du même coup la sacro-sainte liberté d’expression, tant il est vrai que l’on « emprisonne pas Voltaire ».
Erri de Luca n’a jamais renié ses convictions écologistes. De même qu’il n’a jamais caché son opposition à une ligne LGV qui met en danger l’environnement et qui, elle, provoque un sabotage caractérisé de la nature.
Au-delà de la contestation d’un grand projet coûteux, inutile et imposé, nous sommes ici au cœur d’une grande bataille culturelle et politique. Pour plusieurs raisons :
D’abord, en raison de la différence entre le traitement de l’affaire en Italie et en France. L’Italie vit encore dans la mémoire des années de plomb. Une coalition entre anciens communistes, vieux démocrates chrétiens et nouvelle droite berlusconienne s’obstine à ne pas solder les comptes du Mai 68 rampant, qui mobilisa la jeunesse dans une violence mettant en danger le compromis historique tissé par Aldo Moro qui le paya de sa vie. 45 ans après, l’heure n’est toujours pas à la réconciliation. Notons d’ailleurs qu’Erri de Luca, jeune ouvrier et militant de Lotta continua, organisation maoïste, ne prit jamais les armes à l’époque. En Italie, contrairement à la France, on peut condamner sans problème des écrivains ou des philosophes, comme Cesare Battisti ou Toni Negri, sans que politiques et intellectuels s’en émeuvent.
Mais, sur le fond, cette affaire dépasse la simple personne d’Erri de Luca et l’Italie post-berlusconienne. L’Europe toute entière sombre dans une spirale d’autoritarisme. La peur suscitée par les actions terroristes du fascisme religieux, la gouvernance à la godille de pouvoirs impuissants à résoudre la crise sociale et la montée du national-populisme, débouchent sur une gestion de plus en plus autoritaire. Les Etats européens tentent de répondre à la demande d’ordre venant d’opinions tétanisées par le chaos géopolitique et les mutations qu’engendre la globalisation. Cette régression est partagée, peu ou prou, par la droite et la gauche sociale-libérale qui y voient la solution à leur impuissance face au gouvernement invisible des multinationales.
Les mots prononcés par Erri de Luca posent une question démocratique essentielle. S’ils avaient donné prétexte à une condamnation, ils auraient interdit à l’avenir tout appel à la désobéissance civile. En Italie évidemment, mais pas seulement. Une jurisprudence italienne aurait pu aboutir à une généralisation de ces pratiques à l’ensemble de l’Union européenne. Toute action de Greenpeace, par exemple, serait dans le collimateur de l’Etat. Le fauchage d’ OGM, que j’ai assumé avec mes amis « faucheurs volontaires », serait assimilé ipso facto à un acte de sabotage. Les hackers seraient considérés, a priori, comme des éléments dangereux et les zadistes, de Notre-Dame-des-landes ou d’ailleurs, comme des bandits de grand chemin. Ceux de Tarnac, tel Julien Coupat, accusés sans aucune preuve de « sabotage », mais incriminés pour un livre qui leur était attribué - « l’Insurrection qui vient » signé par « le comité invisible » - montrent que cette judiciarisation de la pensée a commencé ici même en France.
Cette criminalisation du mouvement social se déroule sous nos yeux, avec l’affaire surmédiatisée des « chemises » des dirigeants d’Air-France. En taxant de « voyous » des militants syndicaux, en prenant fait et cause pour les arrogants dirigeants de la compagnie aérienne, en laissant mettre en scène l’arrestation à l’aube de six syndicalistes CGT, Manuel Valls a délibérément plagié Clémenceau, son idole qui, en 1908, avait fait emprisonner Emile Pouget, le dirigeant de la CGT, avec trente autres grévistes. Ce militant libertaire, créateur du « Père Peinard », le Charlie Hebdo de l’époque, avait fait adopter par la CGT, dès 1887, le principe du… sabotage ! Manuel Valls devrait pourtant se souvenir que Mai 68 avait commencé par une séquestration des dirigeants de Sud-Aviation, dans la région Nantaise et que 120 intellectuels français appelèrent à la soumission durant la guerre d’Algérie tandis que Jean-Paul Sartre, juché sur un tonneau, appelait aussi au sabotage à Renault Billancourt. Ni le premier Ministre, ni François Hollande, ni même Fleur Pellerin, ministre de la Culture, n’ont condamné l’éventuelle sentence contre Erri de Luca, au nom de « l’indépendance de la Justice » et de la « non-ingérence » dans les affaires italiennes, qui sont pourtant les nôtres dans la mesure ou la plainte a été déposée par la société publique franco-italienne, basée à Chambéry, à la manœuvre dans le projet de LGV Lyon-Turin. Tout ce joli monde a ainsi rompu avec la tradition : Ainsi de De gaulle, faisant référence à Sartre, « on n’emprisonne pas Voltaire », - ce qui ne l’empêcha pas de remplir des charrettes de journalistes à l’ORTF - tandis que François Mitterrand accordait l’amnistie aux militants inquiétés par l’Etat italien, lui-même impliqué dans des actes de terreur comme la Piazza Fontana.
Neuf mois après le 7 janvier, laisser condamner un écrivain pour sa libre expression aurait été une faute morale inexcusable : On aurait ainsi le droit de blasphémer le prophète et autres religions, mais pas celui de s’en prendre aux éléphants blancs, fruits de la démesure et de l’irresponsabilité des Etats.
En procédant ainsi, en condamnant toutes celles et tous ceux qui se rebellent contre l’horreur économique ou écologique, la justice italienne et les hypocrites qui se réfugient derrière elle, auraient ouvert la voie à une révolution néo-conservatrice qui attend de mettre ses pas dans ceux d’une gauche gouvernementale européenne défaite pour avoir oublié le premier de ses devoirs : la révolte contre les injustices.
Noël Mamère
Le 19/10/2015.
« Le Lyon-Turin doit être saboté. C’est pour ça que les cisailles étaient nécessaires. Il ne s’agit pas de terrorisme. Elles sont nécessaires pour faire comprendre que la ligne à grande vitesse est un ouvrage nuisible et inutile. Le dialogue avec le gouvernement a échoué, les tentatives de médiation ont échoué : il ne reste donc que le sabotage ».
Ces mots ont été prononcés par l’écrivain italien Erri De Luca, le 1er novembre 2013, dans une interview au Huffington Post. Ce sont ces mots qui étaient jugés en délibéré ce lundi à Turin où le procureur a demandé une peine de huit mois de prison… Pour de simples mots. Heureusement, la raison l’a emporté. En renonçant à condamner l’écrivain, la justice italienne vient d’éviter de sombrer dans le ridicule et l’opprobre et protège du même coup la sacro-sainte liberté d’expression, tant il est vrai que l’on « emprisonne pas Voltaire ».
Erri de Luca n’a jamais renié ses convictions écologistes. De même qu’il n’a jamais caché son opposition à une ligne LGV qui met en danger l’environnement et qui, elle, provoque un sabotage caractérisé de la nature.
Au-delà de la contestation d’un grand projet coûteux, inutile et imposé, nous sommes ici au cœur d’une grande bataille culturelle et politique. Pour plusieurs raisons :
D’abord, en raison de la différence entre le traitement de l’affaire en Italie et en France. L’Italie vit encore dans la mémoire des années de plomb. Une coalition entre anciens communistes, vieux démocrates chrétiens et nouvelle droite berlusconienne s’obstine à ne pas solder les comptes du Mai 68 rampant, qui mobilisa la jeunesse dans une violence mettant en danger le compromis historique tissé par Aldo Moro qui le paya de sa vie. 45 ans après, l’heure n’est toujours pas à la réconciliation. Notons d’ailleurs qu’Erri de Luca, jeune ouvrier et militant de Lotta continua, organisation maoïste, ne prit jamais les armes à l’époque. En Italie, contrairement à la France, on peut condamner sans problème des écrivains ou des philosophes, comme Cesare Battisti ou Toni Negri, sans que politiques et intellectuels s’en émeuvent.
Mais, sur le fond, cette affaire dépasse la simple personne d’Erri de Luca et l’Italie post-berlusconienne. L’Europe toute entière sombre dans une spirale d’autoritarisme. La peur suscitée par les actions terroristes du fascisme religieux, la gouvernance à la godille de pouvoirs impuissants à résoudre la crise sociale et la montée du national-populisme, débouchent sur une gestion de plus en plus autoritaire. Les Etats européens tentent de répondre à la demande d’ordre venant d’opinions tétanisées par le chaos géopolitique et les mutations qu’engendre la globalisation. Cette régression est partagée, peu ou prou, par la droite et la gauche sociale-libérale qui y voient la solution à leur impuissance face au gouvernement invisible des multinationales.
Les mots prononcés par Erri de Luca posent une question démocratique essentielle. S’ils avaient donné prétexte à une condamnation, ils auraient interdit à l’avenir tout appel à la désobéissance civile. En Italie évidemment, mais pas seulement. Une jurisprudence italienne aurait pu aboutir à une généralisation de ces pratiques à l’ensemble de l’Union européenne. Toute action de Greenpeace, par exemple, serait dans le collimateur de l’Etat. Le fauchage d’ OGM, que j’ai assumé avec mes amis « faucheurs volontaires », serait assimilé ipso facto à un acte de sabotage. Les hackers seraient considérés, a priori, comme des éléments dangereux et les zadistes, de Notre-Dame-des-landes ou d’ailleurs, comme des bandits de grand chemin. Ceux de Tarnac, tel Julien Coupat, accusés sans aucune preuve de « sabotage », mais incriminés pour un livre qui leur était attribué - « l’Insurrection qui vient » signé par « le comité invisible » - montrent que cette judiciarisation de la pensée a commencé ici même en France.
Cette criminalisation du mouvement social se déroule sous nos yeux, avec l’affaire surmédiatisée des « chemises » des dirigeants d’Air-France. En taxant de « voyous » des militants syndicaux, en prenant fait et cause pour les arrogants dirigeants de la compagnie aérienne, en laissant mettre en scène l’arrestation à l’aube de six syndicalistes CGT, Manuel Valls a délibérément plagié Clémenceau, son idole qui, en 1908, avait fait emprisonner Emile Pouget, le dirigeant de la CGT, avec trente autres grévistes. Ce militant libertaire, créateur du « Père Peinard », le Charlie Hebdo de l’époque, avait fait adopter par la CGT, dès 1887, le principe du… sabotage ! Manuel Valls devrait pourtant se souvenir que Mai 68 avait commencé par une séquestration des dirigeants de Sud-Aviation, dans la région Nantaise et que 120 intellectuels français appelèrent à la soumission durant la guerre d’Algérie tandis que Jean-Paul Sartre, juché sur un tonneau, appelait aussi au sabotage à Renault Billancourt. Ni le premier Ministre, ni François Hollande, ni même Fleur Pellerin, ministre de la Culture, n’ont condamné l’éventuelle sentence contre Erri de Luca, au nom de « l’indépendance de la Justice » et de la « non-ingérence » dans les affaires italiennes, qui sont pourtant les nôtres dans la mesure ou la plainte a été déposée par la société publique franco-italienne, basée à Chambéry, à la manœuvre dans le projet de LGV Lyon-Turin. Tout ce joli monde a ainsi rompu avec la tradition : Ainsi de De gaulle, faisant référence à Sartre, « on n’emprisonne pas Voltaire », - ce qui ne l’empêcha pas de remplir des charrettes de journalistes à l’ORTF - tandis que François Mitterrand accordait l’amnistie aux militants inquiétés par l’Etat italien, lui-même impliqué dans des actes de terreur comme la Piazza Fontana.
Neuf mois après le 7 janvier, laisser condamner un écrivain pour sa libre expression aurait été une faute morale inexcusable : On aurait ainsi le droit de blasphémer le prophète et autres religions, mais pas celui de s’en prendre aux éléphants blancs, fruits de la démesure et de l’irresponsabilité des Etats.
En procédant ainsi, en condamnant toutes celles et tous ceux qui se rebellent contre l’horreur économique ou écologique, la justice italienne et les hypocrites qui se réfugient derrière elle, auraient ouvert la voie à une révolution néo-conservatrice qui attend de mettre ses pas dans ceux d’une gauche gouvernementale européenne défaite pour avoir oublié le premier de ses devoirs : la révolte contre les injustices.
Noël Mamère
Le 19/10/2015.
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