Source : Contretemps
Christophe Granger, La destruction de l'université française, Paris, La Fabrique, 22 octobre 2015, 150 pages, 13 €
Avant-propos
L’université française a vécu. Les mots d’ordre anciens qui tramaient ses missions d’enseignement et de recherche n’ont plus cours. Désormais, c’est à la compétitivité, à la concurrence et même à la flexibilité qu’on rapporte à peu près tout ce qui s’y passe 1. Pareille liquidation n’appartient pas à un lieu : depuis les années 2000 elle a pris corps aux quatre coins du monde. Elle est fille de ce capitalisme de crise qui circule partout, et qui n’est pas autre chose au fond qu’un perpétuel chantage à l’effondrement prochain : l’université va au désastre, nous disent les autorités de tout bord ; pour la sauver, il faut consentir à la misère et à l’insécurité. Quels que soient les noms qu’elle s’est donnés, cette politique a enfanté l’indigence. Partout, elle a voué les professionnels du savoir à l’impuissance et au mensonge. Partout, elle a fait des étudiants de simples consommateurs-payeurs. Et partout elle a ravalé les connaissances au rang d’une triste marchandise.
C’est à coup sûr dans les mobilisations étudiantes, multipliées depuis 2009, dans la proliférante parole de refus et d’effroi qu’elles ont obstinément fait tenir à l’exact endroit du désastre, que réside l’expression la plus vive et la plus lucide de l’effarante débâcle à l’œuvre. À Barcelone, à Berkeley, à Santiago du Chili, des centaines de milliers d’étudiants ont pris la rue. Ils se sont mobilisés contre l’abandon des universités au secteur privé. À Londres, flanqués de sonores FUCK FEES, FREE EDUCATION NOW, et à Montréal, lors du « printemps érable », ils ont protesté, des semaines durant, contre l’augmentation spectaculaire des frais d’études universitaires. Dans les rues d’Athènes, au printemps 2013, sous le contrôle serré de la police anti-émeute, ils ont dénoncé la fermeture pure et simple de cent cinquante facultés et de trois universités.
Ces flamboiements, tout a été fait pour les tenir à l’état d’événements confus, incohérents et disparates. Ils sont tout le contraire. Quelque chose les suture entre eux. Chaque fois, les étudiants se sont levés pour enjamber le gouffre commun qui se creusait devant eux. Dans toutes les langues, ils ont crié leur dégoût de la marchandisation des savoirs, ils ont dénoncé la démission consommée des États et dit leur désir de voir les pouvoirs publics prémunir les connaissances contre la dévorante insinuation du capital. Leur incendiaire lucidité peut bien avoir été réduite à l’impuissance, elle a su énoncer la décomposition de l’édifice. Car il faut l’admettre, en France comme ailleurs, l’université est le lieu d’une destruction sans précédent. Elle est passée sous propriété de l’OCDE et de la Banque mondiale. Elle faisait profession d’indépendance et de désintéressement dans la production et la transmission des savoirs. La voilà plongée jusqu’au cou dans la mêlée des intérêts économiques. Tout, désormais, s’ajuste à une très officielle « économie du savoir ». En astrophysique, en biologie moléculaire, en philosophie analytique 2, les recherches, pour s’attirer les subsides nécessaires, doivent porter la promesse de « débouchés économiques » ou faire mine d’épouser les attentes du marché. Et les enseignements dispensés dans les classes et les amphithéâtres ont suivi le mouvement. Tout comme les recherches dont ils constituent l’étroit prolongement, ils ne sauraient plus se prévaloir de leur propre fin. Ce sont maintenant des « offres de formation ». Leur contenu, sous peine de paraître faire le lit du chômage, n’est pas là pour éveiller une intelligence du monde. Il se doit d’être utile, il est là pour ajuster les étudiants aux « besoins du marché du travail ».
En une courte décennie, autrement dit, l’effacement de l’État n’a pas seulement étranglé les finances universitaires. Il a étouffé l’ancestrale autonomie des savants dans la conduite des activités savantes, et emporté avec lui ce temps de vie à part que constituait pour les étudiants le moment de leurs études – ce moment où, depuis le rebord intellectuel du monde, dans le repli des engagements professionnels, il leur était donné de goûter le plaisir de remettre en cause l’ordre collectif des sociétés et de leur demander des comptes sur les évidences qu’elles se donnent. Que ceux qui s’imaginent encore que l’université a pour particularité d’abriter des jeux d’esprit pratiqués entre gens d’esprit ouvrent les yeux : d’autres buts, à présent, s’attachent à elle, elle a pris la texture de l’utile, elle est là pour soutenir la croissance et l’emploi.
Mais la ruine la plus vive se tient sous la surface, à l’abri des regards. Toute à sa modernisation, l’université française est devenue le théâtre d’une catastrophe sociale – avant même que d’être intellectuelle. Pour assumer ses missions, elle s’est en effet peuplée de précaires, de contractuels, de chômeurs, d’auto-entrepreneurs forcés et même de travailleurs au noir. Ce sont des enseignants et des chercheurs, ils sont souvent payés sous le SMIC, parfois même en nature, recrutés à la va-vite, contraints pour certains d’officier sous des noms d’emprunt, condamnés à enchaîner les contrats courts et à les relier par des périodes de chômage. Ils sont à présent 40 à 50 000 – près d’un quart des personnels. Et tous ces précaires, jeunes, hautement diplômés et dont on serait bien en peine de prouver qu’ils enseignent ou qu’ils cherchent moins bien que les autres, l’université les réduit à rien, c’est-à-dire à l’absurde. Elle bafoue leur travail et détruit leur existence. Elle ne les prive pas seulement des moyens d’exercer décemment leur métier – et même de l’exercer tout court. Elle les condamne à une forme de vie sans vie et sans avenir, elle alimente chez eux la certitude de l’insignifiance personnelle et le sentiment de devoir se contenter d’une vie sans cesse ajournée. Et le gâchis est immense. Beaucoup renoncent, au prix d’une gigantesque perte collective de talents et de savoir-faire. Les autres, complices involontaires de l’univers qui les précarise, ne songent souvent pas même à remettre en cause le sort qui leur est fait. Ils sont prisonniers de ce silencieux chantage au poste qui les conduit à accepter tout, à sacrifier tout, et toujours un peu plus, dans l’espoir de gagner, un jour peut-être, le rang des statutaires 3.
Ce sont eux, les précaires de l’université, qui sont au cœur de ces pages. Car ils forment l’arête la plus saillante, la plus accablante aussi, de la politique qui défigure aujourd’hui l’université. Ils incarnent l’atomisation de cet univers professionnel et sa réduction à des situations si singulières, si éphémères, si émiettées qu’elles rendent ce qui s’y passe obstinément inintelligible. À les suivre, à toucher du doigt la condition qui leur est faite, c’est l’actuelle précarisation intellectuelle, matérielle et salariale de l’université qui apparaît pour ce qu’elle est : non pas le produit d’une nécessité économique de bonne guerre, ni même un « espace d’attente », naturel et salutaire aux dires de ceux qui ne la côtoient que sur le papier, mais bel et bien le fruit d’une politique à la fois pérenne et délibérée de gestion de l’université. Elle est le résultat de l’application à l’univers du savoir de ce mode de gouvernement par le vide qui organise à présent toutes les parcelles de notre monde, et qui ne célèbre rien tant que le temps court, le provisoire, le confus, l’incertain, l’abolition de toutes les formes stables et la restructuration permanente d’à peu près tout. Ce qu’il faut lire, dans la profusion des précaires depuis une dizaine d’années, ce n’est donc pas la volonté d’administrer le futur ou de le préparer, mais le souci – et là est l’essentiel – d’organiser la soumission de chacun au désordre généralisé, d’orchestrer l’acceptation collective de la misère comme seul horizon possible.
À ce compte, la débâcle se révèle plus profonde qu’il n’y paraît. Elle ne se borne pas à concerner, comme un moindre mal, les tâches ancillaires du travail universitaire. Sans que les étudiants ne le devinent, c’est une bonne partie des cours et des savoirs mis en circulation dans le pays qui sont désormais conçus, dispensés, contrôlés et diplômés par des précaires – qui forment parfois jusqu’aux deux tiers des enseignants. De même, l’État a beau s’en faire sans cesse une priorité, la recherche scientifique ne tient encore debout que parce qu’elle repose sur une armée de contractuels, de vacataires et de docteurs sans poste. Or ces chercheurs-là, chargés de conduire petitement les grands travaux pensés par d’autres, et placés en position de ne jamais en voir le terme, sont sommés, pour ne pas crever de faim, d’abdiquer à la fois la libre conduite de leurs recherches et la libre détermination de leurs objets de recherche – c’est-à-dire très exactement les principes qui fondent tout l’esprit scientifique. Mais si cette précarité a la texture du désastre, c’est qu’elle exerce ses effets bien au-delà d’elle-même : elle désorganise les formes collectives du métier. Les postes qu’elle recouvre échappent aux procédures et aux garanties de l’État, ils relèvent souvent du bon vouloir des titulaires et favorisent l’arbitraire et le clientélisme. Et puis tous ceux qu’elle frappe, elle les condamne à une docilité et à une stricte observance des liens hiérarchiques, qui les disposent à tous les conservatismes : pour obtenir ou pour garder leur poste, ils sont bien inspirés de renoncer au désir, si profondément nécessaire pourtant, d’œuvrer à la rénovation critique des manières de faire et de penser la science.
« CECI N’EST PAS UNE GRÈVE ÉTUDIANTE, prévenait une banderole montréalaise, C’EST LE RÉVEIL D’UNE SOCIÉTÉ. » Le mot a ici valeur de méthode. C’est ce lieu, ce seuil, le réveil d’une société, que travaille aussi tout ce livre. Il entend, du dedans, rendre sensible la débâcle en marche, tordre le cou à l’ignorance, à la résignation ou à l’indifférence anesthésiée qui lui donnent l’apparence de l’inéluctable et disputer ainsi l’intelligence de la situation à ceux qui s’en réservent jalousement l’usufruit. « En montrant l’injustice des maîtres, disait Pascal, on ne la corrige pas 4. » Il y faut autre chose. Relier entre elles ces vies déchues, c’est organiser déjà une perception commune du désastre. C’est aussi vouloir alimenter, depuis le vif de la débâcle, le commun désir de s’organiser contre elle.
Christophe Granger, La destruction de l'université française, Paris, La Fabrique, 22 octobre 2015, 150 pages, 13 €
Avant-propos
L’université française a vécu. Les mots d’ordre anciens qui tramaient ses missions d’enseignement et de recherche n’ont plus cours. Désormais, c’est à la compétitivité, à la concurrence et même à la flexibilité qu’on rapporte à peu près tout ce qui s’y passe 1. Pareille liquidation n’appartient pas à un lieu : depuis les années 2000 elle a pris corps aux quatre coins du monde. Elle est fille de ce capitalisme de crise qui circule partout, et qui n’est pas autre chose au fond qu’un perpétuel chantage à l’effondrement prochain : l’université va au désastre, nous disent les autorités de tout bord ; pour la sauver, il faut consentir à la misère et à l’insécurité. Quels que soient les noms qu’elle s’est donnés, cette politique a enfanté l’indigence. Partout, elle a voué les professionnels du savoir à l’impuissance et au mensonge. Partout, elle a fait des étudiants de simples consommateurs-payeurs. Et partout elle a ravalé les connaissances au rang d’une triste marchandise.
C’est à coup sûr dans les mobilisations étudiantes, multipliées depuis 2009, dans la proliférante parole de refus et d’effroi qu’elles ont obstinément fait tenir à l’exact endroit du désastre, que réside l’expression la plus vive et la plus lucide de l’effarante débâcle à l’œuvre. À Barcelone, à Berkeley, à Santiago du Chili, des centaines de milliers d’étudiants ont pris la rue. Ils se sont mobilisés contre l’abandon des universités au secteur privé. À Londres, flanqués de sonores FUCK FEES, FREE EDUCATION NOW, et à Montréal, lors du « printemps érable », ils ont protesté, des semaines durant, contre l’augmentation spectaculaire des frais d’études universitaires. Dans les rues d’Athènes, au printemps 2013, sous le contrôle serré de la police anti-émeute, ils ont dénoncé la fermeture pure et simple de cent cinquante facultés et de trois universités.
Ces flamboiements, tout a été fait pour les tenir à l’état d’événements confus, incohérents et disparates. Ils sont tout le contraire. Quelque chose les suture entre eux. Chaque fois, les étudiants se sont levés pour enjamber le gouffre commun qui se creusait devant eux. Dans toutes les langues, ils ont crié leur dégoût de la marchandisation des savoirs, ils ont dénoncé la démission consommée des États et dit leur désir de voir les pouvoirs publics prémunir les connaissances contre la dévorante insinuation du capital. Leur incendiaire lucidité peut bien avoir été réduite à l’impuissance, elle a su énoncer la décomposition de l’édifice. Car il faut l’admettre, en France comme ailleurs, l’université est le lieu d’une destruction sans précédent. Elle est passée sous propriété de l’OCDE et de la Banque mondiale. Elle faisait profession d’indépendance et de désintéressement dans la production et la transmission des savoirs. La voilà plongée jusqu’au cou dans la mêlée des intérêts économiques. Tout, désormais, s’ajuste à une très officielle « économie du savoir ». En astrophysique, en biologie moléculaire, en philosophie analytique 2, les recherches, pour s’attirer les subsides nécessaires, doivent porter la promesse de « débouchés économiques » ou faire mine d’épouser les attentes du marché. Et les enseignements dispensés dans les classes et les amphithéâtres ont suivi le mouvement. Tout comme les recherches dont ils constituent l’étroit prolongement, ils ne sauraient plus se prévaloir de leur propre fin. Ce sont maintenant des « offres de formation ». Leur contenu, sous peine de paraître faire le lit du chômage, n’est pas là pour éveiller une intelligence du monde. Il se doit d’être utile, il est là pour ajuster les étudiants aux « besoins du marché du travail ».
En une courte décennie, autrement dit, l’effacement de l’État n’a pas seulement étranglé les finances universitaires. Il a étouffé l’ancestrale autonomie des savants dans la conduite des activités savantes, et emporté avec lui ce temps de vie à part que constituait pour les étudiants le moment de leurs études – ce moment où, depuis le rebord intellectuel du monde, dans le repli des engagements professionnels, il leur était donné de goûter le plaisir de remettre en cause l’ordre collectif des sociétés et de leur demander des comptes sur les évidences qu’elles se donnent. Que ceux qui s’imaginent encore que l’université a pour particularité d’abriter des jeux d’esprit pratiqués entre gens d’esprit ouvrent les yeux : d’autres buts, à présent, s’attachent à elle, elle a pris la texture de l’utile, elle est là pour soutenir la croissance et l’emploi.
Mais la ruine la plus vive se tient sous la surface, à l’abri des regards. Toute à sa modernisation, l’université française est devenue le théâtre d’une catastrophe sociale – avant même que d’être intellectuelle. Pour assumer ses missions, elle s’est en effet peuplée de précaires, de contractuels, de chômeurs, d’auto-entrepreneurs forcés et même de travailleurs au noir. Ce sont des enseignants et des chercheurs, ils sont souvent payés sous le SMIC, parfois même en nature, recrutés à la va-vite, contraints pour certains d’officier sous des noms d’emprunt, condamnés à enchaîner les contrats courts et à les relier par des périodes de chômage. Ils sont à présent 40 à 50 000 – près d’un quart des personnels. Et tous ces précaires, jeunes, hautement diplômés et dont on serait bien en peine de prouver qu’ils enseignent ou qu’ils cherchent moins bien que les autres, l’université les réduit à rien, c’est-à-dire à l’absurde. Elle bafoue leur travail et détruit leur existence. Elle ne les prive pas seulement des moyens d’exercer décemment leur métier – et même de l’exercer tout court. Elle les condamne à une forme de vie sans vie et sans avenir, elle alimente chez eux la certitude de l’insignifiance personnelle et le sentiment de devoir se contenter d’une vie sans cesse ajournée. Et le gâchis est immense. Beaucoup renoncent, au prix d’une gigantesque perte collective de talents et de savoir-faire. Les autres, complices involontaires de l’univers qui les précarise, ne songent souvent pas même à remettre en cause le sort qui leur est fait. Ils sont prisonniers de ce silencieux chantage au poste qui les conduit à accepter tout, à sacrifier tout, et toujours un peu plus, dans l’espoir de gagner, un jour peut-être, le rang des statutaires 3.
Ce sont eux, les précaires de l’université, qui sont au cœur de ces pages. Car ils forment l’arête la plus saillante, la plus accablante aussi, de la politique qui défigure aujourd’hui l’université. Ils incarnent l’atomisation de cet univers professionnel et sa réduction à des situations si singulières, si éphémères, si émiettées qu’elles rendent ce qui s’y passe obstinément inintelligible. À les suivre, à toucher du doigt la condition qui leur est faite, c’est l’actuelle précarisation intellectuelle, matérielle et salariale de l’université qui apparaît pour ce qu’elle est : non pas le produit d’une nécessité économique de bonne guerre, ni même un « espace d’attente », naturel et salutaire aux dires de ceux qui ne la côtoient que sur le papier, mais bel et bien le fruit d’une politique à la fois pérenne et délibérée de gestion de l’université. Elle est le résultat de l’application à l’univers du savoir de ce mode de gouvernement par le vide qui organise à présent toutes les parcelles de notre monde, et qui ne célèbre rien tant que le temps court, le provisoire, le confus, l’incertain, l’abolition de toutes les formes stables et la restructuration permanente d’à peu près tout. Ce qu’il faut lire, dans la profusion des précaires depuis une dizaine d’années, ce n’est donc pas la volonté d’administrer le futur ou de le préparer, mais le souci – et là est l’essentiel – d’organiser la soumission de chacun au désordre généralisé, d’orchestrer l’acceptation collective de la misère comme seul horizon possible.
À ce compte, la débâcle se révèle plus profonde qu’il n’y paraît. Elle ne se borne pas à concerner, comme un moindre mal, les tâches ancillaires du travail universitaire. Sans que les étudiants ne le devinent, c’est une bonne partie des cours et des savoirs mis en circulation dans le pays qui sont désormais conçus, dispensés, contrôlés et diplômés par des précaires – qui forment parfois jusqu’aux deux tiers des enseignants. De même, l’État a beau s’en faire sans cesse une priorité, la recherche scientifique ne tient encore debout que parce qu’elle repose sur une armée de contractuels, de vacataires et de docteurs sans poste. Or ces chercheurs-là, chargés de conduire petitement les grands travaux pensés par d’autres, et placés en position de ne jamais en voir le terme, sont sommés, pour ne pas crever de faim, d’abdiquer à la fois la libre conduite de leurs recherches et la libre détermination de leurs objets de recherche – c’est-à-dire très exactement les principes qui fondent tout l’esprit scientifique. Mais si cette précarité a la texture du désastre, c’est qu’elle exerce ses effets bien au-delà d’elle-même : elle désorganise les formes collectives du métier. Les postes qu’elle recouvre échappent aux procédures et aux garanties de l’État, ils relèvent souvent du bon vouloir des titulaires et favorisent l’arbitraire et le clientélisme. Et puis tous ceux qu’elle frappe, elle les condamne à une docilité et à une stricte observance des liens hiérarchiques, qui les disposent à tous les conservatismes : pour obtenir ou pour garder leur poste, ils sont bien inspirés de renoncer au désir, si profondément nécessaire pourtant, d’œuvrer à la rénovation critique des manières de faire et de penser la science.
« CECI N’EST PAS UNE GRÈVE ÉTUDIANTE, prévenait une banderole montréalaise, C’EST LE RÉVEIL D’UNE SOCIÉTÉ. » Le mot a ici valeur de méthode. C’est ce lieu, ce seuil, le réveil d’une société, que travaille aussi tout ce livre. Il entend, du dedans, rendre sensible la débâcle en marche, tordre le cou à l’ignorance, à la résignation ou à l’indifférence anesthésiée qui lui donnent l’apparence de l’inéluctable et disputer ainsi l’intelligence de la situation à ceux qui s’en réservent jalousement l’usufruit. « En montrant l’injustice des maîtres, disait Pascal, on ne la corrige pas 4. » Il y faut autre chose. Relier entre elles ces vies déchues, c’est organiser déjà une perception commune du désastre. C’est aussi vouloir alimenter, depuis le vif de la débâcle, le commun désir de s’organiser contre elle.
- 1. Par commodité, et pour ne pas multiplier indéfiniment les nuances, je parlerai dans ce livre de « l’université » pour désigner ensemble la centaine d’établissements universitaires (et leurs antennes) où se pratiquent à la fois l’enseignement et la recherche (universités et IUT) et les dix établissements publics de recherche, tels que le CNRS, mais aussi l’INSERM, l’INRA, l’INED, l’IFREMER, etc.
- 2. C’est une difficulté de ce livre, et à la fois une absolue nécessité, que de parler pour des univers que tout éloigne en apparence – les sciences dites dures (biologie, physique, médecine) et celles dites molles (droit, philosophie, anthropologie, etc.) –, mais qui se révèlent soumis à l’identique au délabrement néolibéral à l’œuvre.
- 3. C’est le lieu de payer une dette : si je me résous à écrire un livre pareil, et plus encore à le signer de mon nom, ce qui dans un monde universitaire ordonné tout entier à la nécessité de « se faire un nom » revient à sacrifier le capital le plus précieux qui se puisse posséder, c’est qu’il a été rendu moins impensable grâce au travail de visibilisation des précaires mené par le collectif Pécres (Pour l’étude des conditions de travail dans la recherche et l’enseignement supérieur), Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Paris, Raisons d’agir, 2011.
- 4. Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, éd. de M. Le Guern, 1977, fragment 688.
date:
20/10/2015 - 12:07
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