Source ; L'Humanité
Intellectuels
de gauche, progressistes, citoyens engagés Philippe Corcuff Sociologue
et auteur, Monique Pinçon-Charlot Michel Pinçon Sociologues et
auteurs, Pierre Dardot Philosophe, Christian Laval sociologue
Philippe Corcuff Sociologue
et auteur La production d’idées émancipatrices globales
Dans le climat d’une certaine atonie des milieux
intellectuels de gauche face à la prégnance de thèmes néoréacs dans
l’espace idéologique et politique, l’appel de Geoffroy de Lagasnerie et
d’Édouard Louis à « une contre-offensive intellectuelle et politique »
doit être salué. Un petit bémol toutefois quant à leur éclairant texte :
il n’y a pas de raison de laisser le mot « peuple » aux usages
néoconservateurs qui le dotent d’une fermeture culturelle fantasmée.
Oui, le moment est périlleux, dans le sens où l’extrême
droitisation, en tant qu’aimantation tendancielle des discours
politiques et idéologiques publics par une glu nationaliste,
discriminatoire et xénophobe, progresse. Or, la gauche sociale-libérale
de gouvernement est affectée par cette aimantation et sa politique,
continuant à fracturer les couches populaires et moyennes de la classe
salariale, nourrit des frustrations délétères.
Quant à la gauche radicale qui a réémergé en 1995, elle
semble le plus souvent hors jeu. Elle n’est d’ailleurs pas aussi
immunisée qu’on aurait pu le croire, dans certaines de ses franges
militantes, sympathisantes et intellectuelles en tout cas, vis-à-vis
d’intersections avec la confusion ambiante. Ainsi la critique
structurelle du capitalisme ayant reculé dans la conscience publique, la
focalisation conspirationniste sur des manipulations cachées s’étend.
La défense légitime de la laïcité peut déborder de relents islamophobes.
La nécessaire critique de la politique coloniale de l’État d’Israël
n’évite pas toujours les ambiguïtés antisémites. L’opposition
fallacieuse entre le « social » et le « sociétal » conduit certains à
reculer sur les droits des femmes (la moitié de la population !) et des
homosexuels. Les déboires de la Grèce face aux diktats néolibéraux de
l’Union européenne mènent certains sur les pentes casse-gueule de la
mythification de la nation et de l’oubli des solidarités
internationalistes. La dénonciation, vide d’un point de vue éthique et
politique, du « politiquement correct » et de « la bien-pensance »
remplace volontiers la critique sociale émancipatrice.
Mais « que faire ? », comme disait l’autre, devant cette
déréliction intellectuelle et morale à gauche ? Des pistes, pas sur les
solutions précises à apporter, qui dépendent des délibérations
démocratiques et non des universitaires, mais sur la méthode,
s’esquissent : une double re-popularisation et ré-intellectualisation
des gauches dans leur ensemble. Des espaces sont à créer où les paroles
populaires pourraient s’exprimer dans leurs diversités culturelles et
individuelles, les intelligences ordinaires fabriquées à partir des
expériences conquérir une légitimité, et cela contre la prétention à la
monopolisation du « peuple » par des discours nauséabonds venant d’en
haut.
Par ailleurs, de nouvelles aires de dialogues critiques,
de confrontations et de coopérations sont à trouver entre mouvements
sociaux, syndicats, praticiens d’expérimentations alternatives,
organisations politiques, intellectuels, journalisme indépendant,
artistes subversifs et citoyens. Ce que j’appelle une intellectualité
démocratique. Cela afin de résister à la double face du contexte
idéologique dominant parmi les Z’élites : néolibérale et néoréac. Mais
ces résistances risquent d’être entravées si de nouvelles boussoles
émancipatrices ne sont pas confectionnées afin d’éviter que trop de
monde ne se perde dans le brouillard. Ce qui est en jeu, c’est donc
aussi la production d’idées critiques et émancipatrices globales et
renouvelées à partir des traditions héritées. Chiche ?
Monique Pinçon-Charlot Michel Pinçon Sociologues et auteurs Les médias sous contrôle oligarchique
Sept hommes d’affaires richissimes possèdent les
principaux médias où ils ont investi des sommes colossales (journaux,
radios, chaînes de télévision et Internet) : Bernard Arnault, Vincent
Bolloré, Martin Bouygues, Serge Dassault, Patrick Drahi, Arnaud
Lagardère et Xavier Niel. Ils dépendent tous, plus ou moins, de l’État
pour des contrats, ce qui se traduit par leur consanguinité avec les
politiques de droite ou de la gauche libérale. De sorte que même les
chaînes de télévision publiques galvaudent à longueur d’antenne le
pragmatisme néolibéral selon lequel les bourgeois et autres nobles
fortunés sont les seuls créateurs de richesse et laissent entendre que
les ouvriers représentent des charges et des coûts insupportables.
La possibilité de délégitimer la classe dominante avec des
enquêtes et des analyses, par exemple sur la fraude fiscale des plus
riches ou sur la corruption que génère un appât du gain sans limites,
est de ce fait beaucoup trop limitée à la volonté et au courage de
certains libraires, militants de partis politiques de la gauche
anticapitaliste, syndicalistes, membres des nombreuses associations qui
émaillent les territoires de notre pays ou chercheurs cherchant sans
relâche et sans vergogne.
Même s’il n’y a pas que des convaincus dans les rencontres
que nous animons pour donner à voir l’arbitraire du pouvoir et des
privilèges toujours protégés par le secret (secret fiscal, secret
bancaire, secret-défense et bientôt le secret des affaires, véritable
fourre-tout destiné à empêcher les journalistes, les sociologues ou les
lanceurs d’alerte de faire leur travail), il n’en demeure pas moins
l’impérieuse nécessité que notre travail de sociologues puisse être
relayé, par exemple dans le journal de 20 heures sur France 2. Ce que
l’on n’a encore jamais vu. La différence de traitement avec les
intellectuels de cour est d’autant plus insupportable que le nombre
d’intellectuels critiques ne cesse d’augmenter comme la qualité et la
rigueur de leurs travaux. Pourquoi ne pas envoyer l’ensemble des
tribunes, ainsi réunies à la demande de l’Humanité, au président du
Conseil supérieur de l’audiovisuel pour lui faire part de la censure
dont nous nous sentons collectivement victimes. Une censure censurée :
il s’agit toujours de cas de force majeure quand l’entretien qui devait
occuper une page entière a dû céder l’espace rédactionnel.
Cela serait un moindre mal si les médias publics étaient
en mesure de faire contrepoids aux investisseurs privés qui ont fait
main basse sur les titres et sur les chaînes. Mais les effectifs des
chaînes publiques fondent, le contrôle idéologique s’immisce dans les
programmes. Il y a des poches de résistance, mais Là-bas si j’y suis n’y
est plus. L’émission roborative, qui donnait la pêche, a été supprimée.
Daniel Mermet, son créateur, continue son combat sur Internet, soutenu
par les Repaires Mermet, cénacles de trublions jamais soumis.
Pierre Dardot Philosophe, Christian Laval sociologue Le piège des « intellectuels »
Au moment où la politique subit un discrédit massif, les
médias dominants orchestrent une mauvaise musique dont le thème
obsessionnel est la perte d’identité, le déclin de la culture, le
« suicide » de la nation. Les Zemmour, Onfray, Sapir ou Finkielkraut ne
produisent pas tout ce brouhaha par la puissance de leur seule pensée.
Pas plus que la bande des « nouveaux philosophes » n’était en leur temps
des intellectuels sérieux, c’est-à-dire des producteurs de pensée forte
et de connaissance originale, la bande des vieux pamphlétaires aigris,
qui nous abreuvent de leur vision mélancolique, de leur humeur chagrine
et de leur ressentiment maladif, ne sont des « intellectuels » que par
la grâce du « marketing littéraire ou philosophique », selon la formule
de Deleuze à propos des « nouveaux philosophes ». L’efficacité de
l’entreprise tient à la supposée transgression de la « bien-pensance »
dont ces faux rebelles conservateurs se font un mérite et que les
journalistes mettent en musique à longueur d’émissions et de magazines. À
en croire les premiers intéressés, les « intellectuels » prendraient
courageusement fait et cause pour le « peuple » méprisé par les élites
politiques. On mesure à quel point la figure classique de l’intellectuel
connaît là une mue inédite : on n’a plus affaire à l’écrivain qui
s’insurge au nom des droits de la conscience humaine, ni à
l’intellectuel « universel » dont Sartre fut le dernier représentant,
moins encore à l’intellectuel « spécifique » cher à Foucault, mais à une
pure posture médiatique d’autant plus agressive qu’elle est jalouse de
ses prérogatives. Tout à la fois pyromanes et pompiers, les médias
accélèrent le pourrissement ultradroitier, contribuent à rendre l’air
toujours plus irrespirable, stimulent par exemple les petites phrases
abjectes sur la « race blanche », pour mieux s’en offusquer en
brocardant le « populisme ». Offuscation qui permet elle-même la
légitimation de la belle modernité pleine « d’opportunités » et de
« libertés » dont les journalistes « éthiques » seraient bien sûr les
seuls défenseurs. Ce parfait montage journalistique vise à faire croire
que les « intellectuels » français sont tous ou presque devenus de
fieffés réactionnaires. Le grand piège, dans lequel tombent certains,
consiste à avaliser cette mise en scène en appelant à un
« réengagement » des intellectuels de gauche, à un « réinvestissement »
de l’espace public, abusivement confondu avec l’espace médiatique.
Il faut tout d’abord démonter cette opposition truquée
entre vieux réacs et promoteurs de la « modernité » néolibérale : la
concurrence des identités, loin de la contrecarrer, contribue au
renforcement de la logique néolibérale. Mais il ne suffit pas d’être
critique. Nous vivons la perte d’avenir, la confiscation de l’histoire,
la privation d’espoir. Aussi nous revient-il de produire des concepts et
des principes dont les acteurs politiques et sociaux puissent faire
usage dans leurs pratiques effectives. Il s’agit de dégager des
contestations et des initiatives collectives un nouveau paradigme
politique capable de rouvrir l’avenir. Une telle tâche requiert un
travail théorique sans concession, non du bavardage et des postures, des
enquêtes et des investigations sérieuses, non des slogans ou des
généralités. Disons-le sans détour : il faut renoncer une fois pour
toutes au magistère de « l’intellectuel ». C’est une figure dépassée
qu’aucun marketing ne parviendra à ressusciter. Pour échapper au
narcissisme des petites différences, voire à la posture du génie
solitaire, les intellectuels critiques doivent devenir, avec les acteurs
sociaux et politiques, les coproducteurs de la démocratie à venir.
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