Source : Slate
La gauche au pouvoir, qui a choisi le parti de la chemise
déchirée du DRH d’Air France au détriment des 2.900 travailleurs
menacés de licenciements, semble désormais victime d’une incapacité
nouvelle: celle de penser la violence politique dans notre société
sociale-démocratisée.
En juin dernier, le gouvernement socialiste avait déjà haussé le ton après les actes violents de certains chauffeurs de taxi en grève à l’encontre des conducteurs Uber. Le Premier ministre, Manuel Valls, avait alors condamné «avec la plus grande sévérité» des violences «inadmissibles».
À l’époque, la gauche était divisée sur la question mais le débat était
resté de faible intensité. Contrairement à celui qui a suivi l’«agression» du DRH d’Air France par quelques salariés au comité central de l’entreprise, après l’annonce d’un plan de 2.900 licenciements.Un mouvement ouvrier insurrectionnel jusqu’en 1911
Déjà, au début du XXe
siècle, la gauche est divisée, entre des socialistes qui soutiennent
les actions violentes des ouvriers et des radicaux partisans de l’ordre
et de la réforme
Malgré la victoire de la gauche républicaine aux législatives de 1906, Anne Steiner note que «les conflits sociaux se multiplient». Les manifestants affrontent souvent la police –«figure de l’ennemi par excellence»– dans une ambiance où «les pierres et les brownings affrontent alors les sabres et les fusils jusqu’à l’inévitable victoire des forces de l’ordre». Déjà, la gauche est divisée, entre des socialistes qui soutiennent les actions violentes des ouvriers et des radicaux partisans de l’ordre et de la réforme. La grève de Draveil-Villeneuve-Saint-George en 1908 en est l’illustration parfaite. En lutte depuis des mois, les ouvriers de la sablière n’hésitent pas à utiliser la violence lors des chasses aux «renards», du nom donné aux ouvriers briseurs de grèves que le patronat paye pour remplacer temporairement les grévistes.
Bien que se méfiant «des masses déchaînées, souvent inconscientes», comme les décrit Gustave Hervé dans La Guerre Sociale, les socialistes –qui ont pour objectif à l’époque de détruire le capitalisme– soutiennent les manifestations. De son côté, Georges Clemenceau, président du Conseil, ministre de l’Intérieur et leader des radicaux, entend défendre «l'ordre légal pour les réformes contre la révolution». Il fait alors arrêter trente-et-un dirigeants de la CGT. Une crise qui débouche sur l’assassinat par la police de deux grévistes le 2 juin. Cette tragédie ne calme cependant pas les ardeurs du mouvement ouvrier, qui poursuit durant des années ses manifestations violentes, avec le soutien critique des socialistes et la désapprobation de la gauche républicaine.
Georges Sorel et l’analyse de la violence prolétarienne
À cette époque, la violence prolétarienne est alors étudiée par les théoriciens du mouvement ouvrier. Parmi eux, le philosophe Georges Sorel et son œuvre majeure, Réflexions sur la violence (1908). Malgré un titre qui peut prêter à confusion, ces Réflexions ne constituent en rien un plaidoyer pour la violence brutale. En effet, Sorel considérait que, bien que «la haine soit susceptible de provoquer le désordre, de mettre à bas une organisation sociale, de plonger un pays dans une période de révolution sanglante […], elle ne produit rien». Pour le théoricien de l’anarcho-syndicalisme, il faut en effet distinguer la violence prolétarienne et la force de l’État. La seconde a pour but «d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne» et a pour conséquence la première, qui «tend à la destruction de cet ordre». La différence de nature entre les deux tient aux différences de places dans le processus de production dans lesquels s’inscrivent les différents protagonistes. C’est à cause de cette opposition de classes que Sorel estime que les «socialistes parlementaires, qui sont des enfants de la bourgeoisie et qui ne savent rien en dehors de l'idéologie de l'État, sont tout désorientés quand ils sont en présence de la violence prolétarienne».
Les
socialistes parlementaires, qui sont des enfants de la bourgeoisie et
qui ne savent rien en dehors de l'idéologie de l'État, sont tout
désorientés quand ils sont en présence de la violence prolétarienne
Georges Sorel, philosophe, dans Réflexions sur la violenceEffondrement du syndicalisme révolutionnaire
Pourtant, le mythe de la grève générale, portée par le syndicalisme, mais également par une branche du marxisme influencée par Rosa Luxemburg, ne va pas tarder à s’effondrer. Après la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier perd peu à peu son autonomie et se range derrière le jeune Parti communiste français (PCF), notamment à causes des échecs relatifs des grèves lancées par la CGT et du succès de la révolution bolchevique dans la Russie de 1917. Le syndicalisme révolutionnaire connaît alors un déclin.Les grèves perdent ainsi leur caractère insurrectionnel, à l’image des grèves de mai-juin 1936, pilotées par le PCF, qui s’achèvent par les accords de Matignon, où Maurice Thorez, leader communiste, explique qu’«il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue». Le modèle de l’après Seconde Guerre mondiale, qui repose sur le partage de la croissance et la redistribution sociale, achève le syndicalisme révolutionnaire. La vision sociale-démocrate, qui consiste à négocier avec le patronat pour détourner les ouvriers de la révolution, s’impose et les grèves populaires perdent leur caractère subversif. Durant Mai-1968, on remarque même que l’insurrection est plus du côté de la petite bourgeoisie étudiante, alors que le PCF et la CGT, devenue son alliée syndicale, chapotent le mouvement ouvrier. De nombreux intellectuels sont alors déçus, à l’image du marxiste Herbert Marcuse, qui estime que «les ouvriers se sont vendus pour un plat de lentilles». La seule violence politique s’observe alors du côté du terrorisme de certains groupes marginaux d’extrême gauche, comme Action directe, qui finissent par s’éteindre.
Alors que la révolution néolibérale impulsée par Ronald Reagan et Margareth Thatcher et la crise de 2008 ont précarisé le salariat comme jamais depuis 1945, les mouvements sociaux restent relativement calmes. Dans le même temps, la gauche gouvernementale, qui après avoir abandonné il y a trente ans toute volonté de rompre avec le capitalisme, se découvre de plus en plus libérale tandis que la gauche dite «radicale» peine à décoller électoralement. Se crée alors un décalage entre une violence sociale très forte et une société en apparence apaisée. C’est ce qui semble expliquer les réactions qui condamnent toute forme de violence, comme celle exprimée face au DRH d’Air France en début de semaine, avec, d’un côté, une gauche gouvernementale qui ne comprend pas le désespoir des salariés et, de l’autre, une gauche radicale qui ne sait pas en donner une traduction politique.
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