Source : Le Monde Diplomatique
Les voies de la normalisation médiatique
Se prétendant un parti « hors système », le Front national se plaint d’être dédaigné par les journalistes. Pourtant, ses représentants, à l’instar de la plupart des dirigeants politiques, utilisent les médias, préparant les petites phrases qui seront reprises partout. La multiplication des sondages, souvent contestables, permet au parti de faire les gros titres des journaux, tandis que sa vision ethniciste de la société passe au second plan.
Se prétendant un parti « hors système », le Front national se plaint d’être dédaigné par les journalistes. Pourtant, ses représentants, à l’instar de la plupart des dirigeants politiques, utilisent les médias, préparant les petites phrases qui seront reprises partout. La multiplication des sondages, souvent contestables, permet au parti de faire les gros titres des journaux, tandis que sa vision ethniciste de la société passe au second plan.
Qu’il est loin, le temps où les journalistes hésitaient à donner la parole au Front national (FN) !
Sa présidente, Mme Marine Le Pen, multiplie aujourd’hui les prestations
radiophoniques et télévisuelles. Son second, M. Florian Philippot, est
un habitué des interviews matinales, au point d’avoir accepté
courageusement celle d’Europe 1 le 1er janvier dernier. Il est intervenu
à quatre reprises dans les émissions matinales en décembre 2013. Ses
camarades se moquent de sa propension à passer d’un plateau de chaîne
d’information continue à un autre. « La télé rend fous ceux qui n’y passent pas », réplique-t-il (1).
Chargé de la stratégie et de la communication, M. Philippot se félicite de la présence croissante de son parti dans le champ médiatique, tout en la jugeant encore insuffisante au regard de son poids électoral. « D’après les statistiques du CSA [Conseil supérieur de l’audiovisuel], depuis la dernière présidentielle, nous bénéficions d’environ 5 % du temps d’antenne », se plaint-il. Un examen de ces statistiques complexes ne semble pas lui donner tort (2). A la radio, le FN apparaît très légèrement au-dessous du niveau d’Europe Ecologie - Les Verts (EELV) (lire l’encadré ci-dessous). Son temps d’intervention est bien meilleur sur les chaînes d’information continue ; mais il se réduit à la portion congrue dans les journaux et les magazines des télévisions généralistes. Quantitativement, le parti d’extrême droite reste traité comme les « petits partis », c’est-à-dire très loin derrière l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS).
Une autre mesure confirme cette appréciation. Le Lab d’Europe 1 publie chaque mois un palmarès des invités politiques des émissions matinales à la radio et à la télévision (3). En décembre 2013, les personnalités du FN totalisaient huit passages, soit autant qu’EELV, infiniment plus que le Front de gauche (zéro), mais largement moins que le PS (soixante-six) ou l’UMP (trente-sept). Le parti frontiste se réjouit d’avoir réussi à « imposer plusieurs visages » : Mme Le Pen et M. Philippot, mais aussi la députée Marion Maréchal-Le Pen ou encore le vice-président Louis Aliot.
« Les interviews des dirigeants du FN ne sont plus aussi militantes. Elles sont devenues plus journalistiques », estime Aphatie, qui met cette évolution sur le compte d’un changement de thématiques. En se focalisant moins sur les sujets sulfureux de l’immigration et de l’insécurité et en ayant abandonné de vieux combats de l’extrême droite, comme celui contre l’avortement — du moins de façon directe (4) —, ce parti aurait gagné son ticket d’entrée dans un débat public plus apaisé.
Pourquoi la presse ne concentre-t-elle pas davantage son attention sur le double volet immigration-insécurité, sur lequel le FN, au-delà des variations sémantiques qui lui ont fait troquer la « préférence nationale » pour la « priorité nationale », n’a pas changé de programme ? Cette absence de critiques tient sans doute aussi à la banalisation de ses manières de voir, notamment grâce à leur propagation à de larges secteurs de la droite, notamment les élus du Sud. La maladresse des journalistes sur ces thèmes bénéficie également au FN. « Pourquoi la nationalité, cela vous semble-t-il si important ? », demande Patrick Cohen, le 29 octobre 2013 sur France Inter, à Mme Le Pen, qui peut alors lui expliquer vouloir réserver certains avantages aux titulaires de la nationalité française quelle que soit leur origine.
Le FN est désormais plus fréquemment interrogé sur le volet social et économique de son programme. Mais, là encore, le questionnement se montre hésitant. Il y a la technique de la grosse caisse, employée par Jean-Jacques Bourdin face à Mme Maréchal-Le Pen, le 16 décembre 2013 au micro de RMC : « En lisant le programme du FN, j’ai eu l’impression de lire le programme commun de la gauche, le programme de [feu le président vénézuélien Hugo] Chávez (5) ! » Cette variante originale de « diabolisation » a eu pour seul effet de faire sourire la petite-fille de M. Le Pen. Aphatie s’interroge à voix haute : « On nous demande de décortiquer le programme du FN. Mais c’est aussi une manière de le crédibiliser, et il n’est pas si facile de s’en prendre à leurs propositions alors que les échecs des partis de gouvernement sont perçus par tout le monde... » Si même ce commentateur libéral déclaré en vient à douter de l’efficacité d’une critique économique des thèses frontistes, c’est que l’heure est grave.
Tout cela amuse M. Philippot. « En face de nous, on a des gens sans stratégie, qui hésitent entre critiquer nos positions sur le fond et camper sur une condamnation purement morale », observe-t-il, parlant à la fois de ses adversaires politiques et des journalistes. Le FN profite de l’incapacité avérée du débat public à aborder comme elle le mériterait une question devenue centrale dans son discours et dans son succès : celle de l’euro. Dans les rares débats sur le sujet, l’isolement frontiste, seule formation avec celle de M. Nicolas Dupont-Aignant à se prononcer clairement pour la sortie de l’euro, est aussi patent que payant. « Lors d’un “Mots croisés” (6), j’étais seul contre tous, se souvient M. Philippot. Mais Yves Calvi a joué le jeu et m’a permis de répondre à mes contradicteurs. » La sortie de l’euro, « c’est un débat qui tourne en rond », objecte mollement Aphatie, qui se défend, contre l’évidence, de privilégier ce qu’il nomme un « cercle de la raison consciente »...
Face à un parti autrefois rejeté hors de l’agora démocratique, les journalistes en sont réduits à tenter quelques manœuvres piégeuses de moins en moins couronnées de succès au fur et à mesure que le discours des dirigeants du Front se fait plus lisse. Il arrive aussi que la contradiction des moralistes patentés ne soit pas heureusement ajustée. « On ne peut pas laisser tout dire », gronde Jean-Pierre Elkabbach, le 9 décembre 2013 sur Europe 1, parce que Mme Le Pen a osé s’en prendre... à l’article 20 de la loi de programmation militaire, considéré comme liberticide par une grande partie des commentateurs dans la mesure où il autorise l’accès des services de renseignement aux données personnelles sur Internet.
En studio et sur les plateaux, les moments de tension sont devenus rares. S’ils resurgissent de temps à autre, cela tourne le plus souvent en faveur du FN. Le 6 juin 2013, au lendemain de la mort du jeune militant antifasciste Clément Méric sous les coups de militants d’extrême droite, Aphatie confronte Mme Le Pen à un témoignage assurant qu’un des agresseurs portait un tee-shirt du Front national. « Je n’entends pas être mise en accusation par vous alors que vous n’avez aucune preuve de quoi que ce soit », s’emporte son invitée. De fait, Europe 1 n’avait recueilli, la nuit précédente, qu’un témoignage non recoupé, et Aphatie devra s’excuser le 11 juin.
La dernière friction en date entre le FN et les médias a porté sur son étiquetage politique. Mme Le Pen avait cru bon d’interdire aux journalistes de situer son parti à l’« extrême droite ». L’injonction, assortie de menaces judiciaires, a fait long feu. La plupart des journalistes ont mis un point d’honneur à persister dans cette qualification, même si l’analyse du Front d’aujourd’hui devrait emprunter autant à son identité historique qu’à l’évolution des courants dits « nationaux-populistes » (lire « Extrêmes droites mutantes en Europe »). Mais rien n’assure que ce rappel à l’ordre sémantique ait un effet dissuasif sur la fraction de la population tentée par le FN, qui se moque tout particulièrement des épithètes en usage dans le microcosme politico-médiatique.
« Ils sont obsédés par nous », dit en souriant M. Philippot. Incontestablement, la presse écrite surtraite le sujet. Entre le 14 septembre 2013 et le 7 janvier 2014, soit en moins de quatre mois, Le Monde a consacré huit manchettes au FN, alors que ce parti n’a connu, au cours de cette période, ni crise particulière ni congrès. Aucune autre formation n’a eu droit à pareil égard. Certaines de ces « unes » avaient même une tonalité étrangement valorisante : « Le Front national part à la conquête du pouvoir » (14 septembre) ou « Municipales, européennes : le FN au centre du jeu » (11 octobre).
De telles exagérations ne s’expliquent pas aisément, tant s’entremêlent fantasmes journalistiques, motivations idéologiques et arrière-pensées commerciales. Interrogé par l’hebdomadaire Politis, Alexandre Dézé, maître de conférences en science politique à l’université de Montpellier-I, estime que le FN a « l’atout de faire vendre des journaux (7) ». Le journaliste Daniel Schneidermann se souvient qu’à l’époque où Edwy Plenel dirigeait la rédaction du Monde (1996-2004), le surtraitement du FN relevait d’une motivation militante. Il n’empêche que les manchettes consacrées à M. Le Pen ont longtemps valu à Libération ses meilleures ventes (hors nécrologies). Le 12 octobre 2013, ce quotidien titrait en gros caractères « 100 % extrême droite », sa « une » illustrée par une photo de Mme Le Pen souriante — un choix critiqué par l’auteur du cliché, qui a jugé la mise en scène trop positive.
Depuis le surgissement électoral du FN, au début des années 1980, les médias ont alterné des attitudes contradictoires. Au refus de donner la parole aux dirigeants d’extrême droite a succédé un emballement médiatique. Dans les deux cas, le parti s’est efforcé de tirer parti de la gêne des journalistes, soit en dénonçant l’ostracisme dont il était victime, soit en profitant à plein des tribunes offertes.
A Brignoles (Var), l’élection partielle du 13 octobre 2013 a vu l’acmé d’une hystérie médiatique précisément analysée par l’association Action-Critique-Médias (Acrimed) (8). Evénement rarissime, Hervé Béroud, directeur de l’information de BFM-TV, a même regretté d’avoir « surcouvert » cette modeste cantonale (9). Ces excès renvoient sans doute à l’étrangeté persistante du vote FN pour une classe médiatique fort éloignée de son électorat. « Nous sommes allés à leur rencontre pour écouter leurs doléances », annonce pieusement le journal télévisé de 20 heures de TF1 le 14 octobre. Une telle distance sociologique autorise tous les clichés et les raccourcis peu propices à la compréhension d’un phénomène électoral complexe.
Plus grave, « il y a une fascination du monde journalistique pour le FN, qui apparaît seul contre tous face à l’épuisement du système politique », analyse Aphatie. « Le Front change beaucoup, la droite change ; et qui peut assurer qu’il ne va pas accéder au pouvoir ? Personne ! » C’est bien cette ligne de fuite prospective qui explique, et pour certains qui justifie, cette attention excessive. D’aucuns parleront même de prophétie autoréalisatrice. Anticipant une future participation du FN au pouvoir, nombre de journalistes se montrent plus compréhensifs à son égard. Les dirigeants de ce parti ne cachent pas que cette quête de respectabilité est centrale dans leur stratégie.
Si déformants et démoralisants soient-ils, les médias ne font pas l’histoire. Arnaud Mercier, professeur de communication politique à l’université de Lorraine, rappelle que M. Le Pen a été qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle, le 21 avril 2002, alors qu’il n’avait jamais été aussi peu présent dans les médias qu’au cours de la période antérieure. On avait cependant assisté à une déferlante de sujets sur l’« insécurité ». Aujourd’hui, c’est assurément la mise en scène anxiogène et biaisée — de la chasse aux Roms à l’obsédante dénonciation de la fiscalité — à laquelle cède l’essentiel du système médiatique qui contribue à « faire le jeu du Front national ».
Chargé de la stratégie et de la communication, M. Philippot se félicite de la présence croissante de son parti dans le champ médiatique, tout en la jugeant encore insuffisante au regard de son poids électoral. « D’après les statistiques du CSA [Conseil supérieur de l’audiovisuel], depuis la dernière présidentielle, nous bénéficions d’environ 5 % du temps d’antenne », se plaint-il. Un examen de ces statistiques complexes ne semble pas lui donner tort (2). A la radio, le FN apparaît très légèrement au-dessous du niveau d’Europe Ecologie - Les Verts (EELV) (lire l’encadré ci-dessous). Son temps d’intervention est bien meilleur sur les chaînes d’information continue ; mais il se réduit à la portion congrue dans les journaux et les magazines des télévisions généralistes. Quantitativement, le parti d’extrême droite reste traité comme les « petits partis », c’est-à-dire très loin derrière l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS).
Une autre mesure confirme cette appréciation. Le Lab d’Europe 1 publie chaque mois un palmarès des invités politiques des émissions matinales à la radio et à la télévision (3). En décembre 2013, les personnalités du FN totalisaient huit passages, soit autant qu’EELV, infiniment plus que le Front de gauche (zéro), mais largement moins que le PS (soixante-six) ou l’UMP (trente-sept). Le parti frontiste se réjouit d’avoir réussi à « imposer plusieurs visages » : Mme Le Pen et M. Philippot, mais aussi la députée Marion Maréchal-Le Pen ou encore le vice-président Louis Aliot.
Balourdise des intervieweurs
La présence renforcée sur la scène médiatique d’un FN dont le discours a évolué pose un problème stratégique aux journalistes. Convient-il désormais d’interroger un dirigeant d’extrême droite comme n’importe quel autre responsable politique ? Dans les faits, ce vieux débat est tranché dans le sens d’une normalisation. « Je n’ai pas à me plaindre du ton des interviews », déclare M. Philippot, qui maîtrise parfaitement le jeu médiatique. « Je sais avant la fin de l’émission sur quoi va titrer l’AFP [Agence France-Presse] », s’enorgueillit-il. Jean-Michel Aphatie, l’intervieweur politique de RTL, ne le contredit pas : « Il sait tout à fait répondre à nos questions de façon à s’assurer une reprise. »« Les interviews des dirigeants du FN ne sont plus aussi militantes. Elles sont devenues plus journalistiques », estime Aphatie, qui met cette évolution sur le compte d’un changement de thématiques. En se focalisant moins sur les sujets sulfureux de l’immigration et de l’insécurité et en ayant abandonné de vieux combats de l’extrême droite, comme celui contre l’avortement — du moins de façon directe (4) —, ce parti aurait gagné son ticket d’entrée dans un débat public plus apaisé.
Pourquoi la presse ne concentre-t-elle pas davantage son attention sur le double volet immigration-insécurité, sur lequel le FN, au-delà des variations sémantiques qui lui ont fait troquer la « préférence nationale » pour la « priorité nationale », n’a pas changé de programme ? Cette absence de critiques tient sans doute aussi à la banalisation de ses manières de voir, notamment grâce à leur propagation à de larges secteurs de la droite, notamment les élus du Sud. La maladresse des journalistes sur ces thèmes bénéficie également au FN. « Pourquoi la nationalité, cela vous semble-t-il si important ? », demande Patrick Cohen, le 29 octobre 2013 sur France Inter, à Mme Le Pen, qui peut alors lui expliquer vouloir réserver certains avantages aux titulaires de la nationalité française quelle que soit leur origine.
Le FN est désormais plus fréquemment interrogé sur le volet social et économique de son programme. Mais, là encore, le questionnement se montre hésitant. Il y a la technique de la grosse caisse, employée par Jean-Jacques Bourdin face à Mme Maréchal-Le Pen, le 16 décembre 2013 au micro de RMC : « En lisant le programme du FN, j’ai eu l’impression de lire le programme commun de la gauche, le programme de [feu le président vénézuélien Hugo] Chávez (5) ! » Cette variante originale de « diabolisation » a eu pour seul effet de faire sourire la petite-fille de M. Le Pen. Aphatie s’interroge à voix haute : « On nous demande de décortiquer le programme du FN. Mais c’est aussi une manière de le crédibiliser, et il n’est pas si facile de s’en prendre à leurs propositions alors que les échecs des partis de gouvernement sont perçus par tout le monde... » Si même ce commentateur libéral déclaré en vient à douter de l’efficacité d’une critique économique des thèses frontistes, c’est que l’heure est grave.
Tout cela amuse M. Philippot. « En face de nous, on a des gens sans stratégie, qui hésitent entre critiquer nos positions sur le fond et camper sur une condamnation purement morale », observe-t-il, parlant à la fois de ses adversaires politiques et des journalistes. Le FN profite de l’incapacité avérée du débat public à aborder comme elle le mériterait une question devenue centrale dans son discours et dans son succès : celle de l’euro. Dans les rares débats sur le sujet, l’isolement frontiste, seule formation avec celle de M. Nicolas Dupont-Aignant à se prononcer clairement pour la sortie de l’euro, est aussi patent que payant. « Lors d’un “Mots croisés” (6), j’étais seul contre tous, se souvient M. Philippot. Mais Yves Calvi a joué le jeu et m’a permis de répondre à mes contradicteurs. » La sortie de l’euro, « c’est un débat qui tourne en rond », objecte mollement Aphatie, qui se défend, contre l’évidence, de privilégier ce qu’il nomme un « cercle de la raison consciente »...
Face à un parti autrefois rejeté hors de l’agora démocratique, les journalistes en sont réduits à tenter quelques manœuvres piégeuses de moins en moins couronnées de succès au fur et à mesure que le discours des dirigeants du Front se fait plus lisse. Il arrive aussi que la contradiction des moralistes patentés ne soit pas heureusement ajustée. « On ne peut pas laisser tout dire », gronde Jean-Pierre Elkabbach, le 9 décembre 2013 sur Europe 1, parce que Mme Le Pen a osé s’en prendre... à l’article 20 de la loi de programmation militaire, considéré comme liberticide par une grande partie des commentateurs dans la mesure où il autorise l’accès des services de renseignement aux données personnelles sur Internet.
En studio et sur les plateaux, les moments de tension sont devenus rares. S’ils resurgissent de temps à autre, cela tourne le plus souvent en faveur du FN. Le 6 juin 2013, au lendemain de la mort du jeune militant antifasciste Clément Méric sous les coups de militants d’extrême droite, Aphatie confronte Mme Le Pen à un témoignage assurant qu’un des agresseurs portait un tee-shirt du Front national. « Je n’entends pas être mise en accusation par vous alors que vous n’avez aucune preuve de quoi que ce soit », s’emporte son invitée. De fait, Europe 1 n’avait recueilli, la nuit précédente, qu’un témoignage non recoupé, et Aphatie devra s’excuser le 11 juin.
La dernière friction en date entre le FN et les médias a porté sur son étiquetage politique. Mme Le Pen avait cru bon d’interdire aux journalistes de situer son parti à l’« extrême droite ». L’injonction, assortie de menaces judiciaires, a fait long feu. La plupart des journalistes ont mis un point d’honneur à persister dans cette qualification, même si l’analyse du Front d’aujourd’hui devrait emprunter autant à son identité historique qu’à l’évolution des courants dits « nationaux-populistes » (lire « Extrêmes droites mutantes en Europe »). Mais rien n’assure que ce rappel à l’ordre sémantique ait un effet dissuasif sur la fraction de la population tentée par le FN, qui se moque tout particulièrement des épithètes en usage dans le microcosme politico-médiatique.
« Ils sont obsédés par nous », dit en souriant M. Philippot. Incontestablement, la presse écrite surtraite le sujet. Entre le 14 septembre 2013 et le 7 janvier 2014, soit en moins de quatre mois, Le Monde a consacré huit manchettes au FN, alors que ce parti n’a connu, au cours de cette période, ni crise particulière ni congrès. Aucune autre formation n’a eu droit à pareil égard. Certaines de ces « unes » avaient même une tonalité étrangement valorisante : « Le Front national part à la conquête du pouvoir » (14 septembre) ou « Municipales, européennes : le FN au centre du jeu » (11 octobre).
De telles exagérations ne s’expliquent pas aisément, tant s’entremêlent fantasmes journalistiques, motivations idéologiques et arrière-pensées commerciales. Interrogé par l’hebdomadaire Politis, Alexandre Dézé, maître de conférences en science politique à l’université de Montpellier-I, estime que le FN a « l’atout de faire vendre des journaux (7) ». Le journaliste Daniel Schneidermann se souvient qu’à l’époque où Edwy Plenel dirigeait la rédaction du Monde (1996-2004), le surtraitement du FN relevait d’une motivation militante. Il n’empêche que les manchettes consacrées à M. Le Pen ont longtemps valu à Libération ses meilleures ventes (hors nécrologies). Le 12 octobre 2013, ce quotidien titrait en gros caractères « 100 % extrême droite », sa « une » illustrée par une photo de Mme Le Pen souriante — un choix critiqué par l’auteur du cliché, qui a jugé la mise en scène trop positive.
Depuis le surgissement électoral du FN, au début des années 1980, les médias ont alterné des attitudes contradictoires. Au refus de donner la parole aux dirigeants d’extrême droite a succédé un emballement médiatique. Dans les deux cas, le parti s’est efforcé de tirer parti de la gêne des journalistes, soit en dénonçant l’ostracisme dont il était victime, soit en profitant à plein des tribunes offertes.
Une prophétie autoréalisatrice ?
Ces dernières années, les médias crient au loup en annonçant des lendemains qui chantent pour la formation frontiste. Combien de commentateurs, sur la base de sondages à froid de peu de sens, n’ont-ils pas annoncé la qualification de Mme Le Pen pour 2012 ? Le Nouvel Observateur (10 octobre 2013) s’est encore distingué dans ces vains exercices de politique-fiction en affichant un énorme « 24 % » sur le visage de la présidente du FN afin de faire frissonner ses vieux lecteurs avec « le sondage qui fait peur » dans la perspective des élections européennes. Une analyse rigoureuse des enquêtes d’opinion interdit pourtant de présenter aussi aisément la thèse d’une montée en puissance irrésistible du FN.A Brignoles (Var), l’élection partielle du 13 octobre 2013 a vu l’acmé d’une hystérie médiatique précisément analysée par l’association Action-Critique-Médias (Acrimed) (8). Evénement rarissime, Hervé Béroud, directeur de l’information de BFM-TV, a même regretté d’avoir « surcouvert » cette modeste cantonale (9). Ces excès renvoient sans doute à l’étrangeté persistante du vote FN pour une classe médiatique fort éloignée de son électorat. « Nous sommes allés à leur rencontre pour écouter leurs doléances », annonce pieusement le journal télévisé de 20 heures de TF1 le 14 octobre. Une telle distance sociologique autorise tous les clichés et les raccourcis peu propices à la compréhension d’un phénomène électoral complexe.
Plus grave, « il y a une fascination du monde journalistique pour le FN, qui apparaît seul contre tous face à l’épuisement du système politique », analyse Aphatie. « Le Front change beaucoup, la droite change ; et qui peut assurer qu’il ne va pas accéder au pouvoir ? Personne ! » C’est bien cette ligne de fuite prospective qui explique, et pour certains qui justifie, cette attention excessive. D’aucuns parleront même de prophétie autoréalisatrice. Anticipant une future participation du FN au pouvoir, nombre de journalistes se montrent plus compréhensifs à son égard. Les dirigeants de ce parti ne cachent pas que cette quête de respectabilité est centrale dans leur stratégie.
Si déformants et démoralisants soient-ils, les médias ne font pas l’histoire. Arnaud Mercier, professeur de communication politique à l’université de Lorraine, rappelle que M. Le Pen a été qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle, le 21 avril 2002, alors qu’il n’avait jamais été aussi peu présent dans les médias qu’au cours de la période antérieure. On avait cependant assisté à une déferlante de sujets sur l’« insécurité ». Aujourd’hui, c’est assurément la mise en scène anxiogène et biaisée — de la chasse aux Roms à l’obsédante dénonciation de la fiscalité — à laquelle cède l’essentiel du système médiatique qui contribue à « faire le jeu du Front national ».
Temps d’antenne
Radio
dans les journaux d’information (juin 2013)
Europe Ecologie - Les Verts (EELV) : 1 h 54
Front de gauche (FG) : 1 h 09
Front national (FN) : 1 h 48
Parti socialiste (PS) : 11 heures
Union pour un mouvement populaire (UMP) : 10 h 27
Télévision
Chaînes d’information continue :
EELV : 2 h 05
FG : 2 h 52
FN : 6 h 13
PS : 13 h 22
UMP : 24 h 25
Chaînes généralistes :
EELV : 0 h 18
FG : 0 h 16
FN : 0 h 11
PS : 1 h 01
UMP : 1 h 53
Source : CSA, « Relevé du temps d’intervention des personnalités politiques », rubrique « Le pluralisme hors période électorale ».
Eric Dupin
Journaliste, auteur notamment de Voyage en France, Seuil, Paris, 2011, et de La Victoire empoisonnée. Et maintenant ?, Seuil, 2012.
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