Source : Le Monde Diplomatique
Comment améliorer concrètement les conditions de vie de la majorité de la population ?
L’expérience des dernières décennies en Amérique latine permet
d’élaborer un paradigme économique impliquant l’Etat et la société.
La
meilleure société n’est pas celle qui accumule le plus de biens, mais
celle qui obtient plus de bonheur pour ses membres. En 2008, les deux
Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen prenaient la tête
de la Commission sur la mesure des performances économiques et du
progrès social. Remis l’année suivante, leur rapport conclut que le
bien-être des personnes dépend des revenus, de la consommation, de la
richesse, mais aussi de l’éducation et de la santé, de la place dans la
vie sociale et politique, de la qualité de l’environnement et des
possibilités de vivre en paix : l’objectif et le subjectif.
Il est possible de bâtir une société meilleure, plus juste et plus sûre. Les nations latino-américaines se sont construites à partir de révolutions libératrices, de combats pour l’indépendance et contre l’oppression coloniale. L’histoire se construit par des ruptures, du sang, de la douleur et des larmes. Mais pour les gens, le moteur de l’histoire reste le désir d’obtenir plus de liberté, de meilleures conditions de vie, de dignité, de justice et d’équité.
Nous pouvons élaborer un paradigme économique à partir de six leçons de base tirées de l’expérience.
La première consiste à dire que le chemin menant au développement est ardu ; il n’existe pas de solutions miracles. Cela exige des efforts soutenus dans le temps, un grand pragmatisme dans le choix des instruments. Comme l’a dit l’économiste et historien brésilien Celso Furtado en 2004 (1) : « Quand le projet social donne la priorité à l’amélioration effective des conditions de vie de la majorité de la population, la croissance devient développement. Mais ce changement n’est pas spontané. Il est le fruit de l’expression d’une volonté politique (2). »
La troisième exige un environnement politique et juridique propice à l’épargne et à l’investissement. Un Etat de droit démocratique garantit la stabilité et la sécurité indispensables à l’investissement et à la croissance, mais permet également une action publique efficace pour la redistribution et l’équité sociale.
Le quatrième enseignement commande d’écarter l’illusion d’un marché qui s’autorégule. La grande crise de 2008 a prouvé, si besoin était, la nécessité de créer de nouveaux mécanismes de régulation financière, tant à l’échelle internationale que dans chaque pays, avec la participation de l’Etat. Les tendances à la hausse des inégalités conjuguée à la fragmentation croissante du monde appellent l’Etat à plus de responsabilités.
La cinquième leçon, essentielle, est l’incorporation croissante des sciences et des technologies dans les processus productifs, grâce à la promotion de la recherche et de l’innovation à travers des politiques publiques actives. La matière grise prime la matière première. Les innovations technologiques et l’ingéniosité des personnes ouvrent le futur au progrès et à la prospérité, pour en finir avec la pauvreté, les inégalités, l’exclusion.
En sixième lieu, il faut exiger une révolution éducative : compléter ce qui a déjà été fait en matière d’accès à l’enseignement et faire un saut qualitatif, car l’éducation est l’instrument fondamental de la croissance économique et de la mobilité sociale.
Je crois nécessaire la réflexion sur le concept même de croissance. Déjà dans les années 1970, la « croissance zéro » était perçue comme une option possible, mais c’est l’idée d’harmoniser le développement économique et la protection de l’environnement qui a prédominé. Quatre décennies plus tard, on doit admettre que cette démarche n’a pas été couronnée de succès.
A ce jour, il est incontestable que la planète ne supportera pas que tous ses habitants aient le même niveau de consommation, objectif ultime de toute idée d’équité. Opposer la « frugalité » à la « consommation » peut être envisageable. Mais cela passe inévitablement par la réalisation d’un certain niveau d’égalité, aujourd’hui ou à l’avenir.
Certains pays d’Amérique latine manient un concept, nouveau pour nous mais ancestral pour les communautés indigènes andines, le buen vivir ou la vida plena (« vie pleine », bien-être, sumak kawsay en langue quichua et sumak qamana en aymara), que l’on nomme autrement dans d’autres traditions — ce concept n’est pas éloigné de ce que soutenait il y a six décennies le père Lebret (3) : l’être humain au centre de l’économie. Inscrit dans les Constitutions d’Equateur et de Bolivie, il interroge « la traditionnelle notion de progrès dans sa dérive productiviste », en suggérant une économie durable dans la solidarité et la soutenabilité, en abandonnant « la logique d’efficacité entendue comme une accumulation matérielle chaque fois plus grande » (4). Il est évident que les changements sont plus notables dans le discours que dans la pratique, mais il faut examiner avec attention les relations entre marchés, Etat et société.
Quel patrimoine souhaitons-nous transmettre aux générations futures ? Une première approche se concentre sur trois grands points : valeurs, ressources et institutions.
Deuxième réflexion : le changement est permanent, inévitable et assez difficile à prévoir. Les réseaux permettent de se rencontrer, de travailler ou de commettre des délits, mais également de s’organiser et de sortir réclamer la liberté. Toute technologie augmente notre pouvoir, mais ne détermine pas la manière de l’utiliser.
La troisième réflexion est que les valeurs qui nous importent, que nous aimons, sont celles qui nous permettent d’avancer vers une société plus juste, plus égalitaire, plus respectueuse des différences, de la vie en général et de l’environnement en particulier. L’éducation publique doit transmettre lucidement et délibérément ces valeurs qui nous sont nécessaires pour construire la société que nous souhaitons.
L’accélération de la mondialisation a de nombreuses conséquences bénéfiques pour l’humanité, mais elle entraîne également des dangers d’affrontement et de conflit par ses impacts pervers sur les personnes et les Etats. Seules nos valeurs, nos traditions et nos cultures peuvent nous permettre d’y faire face. Chaque personne construit son identité individuelle à partir des valeurs familiales et collectives, de la culture qui imprègne la société dans laquelle elle vit. Le manque d’identité entrave le développement personnel et conduit à des comportements primaires d’identification, comme le fanatisme.
Nous vivons dans une société où sont imposées les perspectives de profit et de bénéfice personnel, où les décisions sont adoptées de façon individualiste, égoïste et matérialiste, ce qui favorise de nouvelles formes de corruption. C’est pourquoi nous devons promouvoir la solidarité, le collectif, une culture où la créativité individuelle est toujours accompagnée du souci de l’autre. L’autre valeur qui doit émerger à l’avenir est le désir d’harmonie. La paix est construite sur le fondement de la justice, la conscience d’un bien commun supérieur aux intérêts sectoriels, corporatifs ou de classe.
Mais la tâche de développer ces valeurs ne doit pas seulement revenir à l’Etat : la société tout entière doit s’impliquer dans ce processus.
Entre 1972 et 1992, les crises économiques et les catastrophes environnementales, ainsi que les avertissements des scientifiques, ont permis de faire mûrir les consciences. Ensuite, d’autres instances se sont succédé, comme la conférence de Rio en 1992, et beaucoup d’espoirs ont été mis dans le décevant protocole de Kyoto (1997), témoin des limites qui persistaient encore pour aller jusqu’à la soutenabilité de la croissance et modérer l’élan de domination de la nature.
Enfin, pour que l’édifice de la démocratie soit chaque fois plus solide, il sera nécessaire de préserver l’Etat de droit, qui est un des grands catalyseurs pour que le développement économique se transforme en développement social. Ce même Etat est appelé aujourd’hui à jouer un rôle croissant dans l’économie et la société, il doit se transformer pour être efficient, en régulant les relations économiques et le fonctionnement des marchés, tout en prenant soin des secteurs sociaux négligés et des droits citoyens. Il faut transformer l’Etat des crises en Etat du développement.
Il est possible de bâtir une société meilleure, plus juste et plus sûre. Les nations latino-américaines se sont construites à partir de révolutions libératrices, de combats pour l’indépendance et contre l’oppression coloniale. L’histoire se construit par des ruptures, du sang, de la douleur et des larmes. Mais pour les gens, le moteur de l’histoire reste le désir d’obtenir plus de liberté, de meilleures conditions de vie, de dignité, de justice et d’équité.
Nous pouvons élaborer un paradigme économique à partir de six leçons de base tirées de l’expérience.
La première consiste à dire que le chemin menant au développement est ardu ; il n’existe pas de solutions miracles. Cela exige des efforts soutenus dans le temps, un grand pragmatisme dans le choix des instruments. Comme l’a dit l’économiste et historien brésilien Celso Furtado en 2004 (1) : « Quand le projet social donne la priorité à l’amélioration effective des conditions de vie de la majorité de la population, la croissance devient développement. Mais ce changement n’est pas spontané. Il est le fruit de l’expression d’une volonté politique (2). »
Redistribution et équité sociale
La deuxième leçon se réfère à la stabilité macroéconomique. Il est nécessaire que la solution aux problèmes monétaires ou budgétaires soit toujours liée à la poursuite d’une amélioration des conditions sociales.La troisième exige un environnement politique et juridique propice à l’épargne et à l’investissement. Un Etat de droit démocratique garantit la stabilité et la sécurité indispensables à l’investissement et à la croissance, mais permet également une action publique efficace pour la redistribution et l’équité sociale.
Le quatrième enseignement commande d’écarter l’illusion d’un marché qui s’autorégule. La grande crise de 2008 a prouvé, si besoin était, la nécessité de créer de nouveaux mécanismes de régulation financière, tant à l’échelle internationale que dans chaque pays, avec la participation de l’Etat. Les tendances à la hausse des inégalités conjuguée à la fragmentation croissante du monde appellent l’Etat à plus de responsabilités.
La cinquième leçon, essentielle, est l’incorporation croissante des sciences et des technologies dans les processus productifs, grâce à la promotion de la recherche et de l’innovation à travers des politiques publiques actives. La matière grise prime la matière première. Les innovations technologiques et l’ingéniosité des personnes ouvrent le futur au progrès et à la prospérité, pour en finir avec la pauvreté, les inégalités, l’exclusion.
En sixième lieu, il faut exiger une révolution éducative : compléter ce qui a déjà été fait en matière d’accès à l’enseignement et faire un saut qualitatif, car l’éducation est l’instrument fondamental de la croissance économique et de la mobilité sociale.
Je crois nécessaire la réflexion sur le concept même de croissance. Déjà dans les années 1970, la « croissance zéro » était perçue comme une option possible, mais c’est l’idée d’harmoniser le développement économique et la protection de l’environnement qui a prédominé. Quatre décennies plus tard, on doit admettre que cette démarche n’a pas été couronnée de succès.
A ce jour, il est incontestable que la planète ne supportera pas que tous ses habitants aient le même niveau de consommation, objectif ultime de toute idée d’équité. Opposer la « frugalité » à la « consommation » peut être envisageable. Mais cela passe inévitablement par la réalisation d’un certain niveau d’égalité, aujourd’hui ou à l’avenir.
Certains pays d’Amérique latine manient un concept, nouveau pour nous mais ancestral pour les communautés indigènes andines, le buen vivir ou la vida plena (« vie pleine », bien-être, sumak kawsay en langue quichua et sumak qamana en aymara), que l’on nomme autrement dans d’autres traditions — ce concept n’est pas éloigné de ce que soutenait il y a six décennies le père Lebret (3) : l’être humain au centre de l’économie. Inscrit dans les Constitutions d’Equateur et de Bolivie, il interroge « la traditionnelle notion de progrès dans sa dérive productiviste », en suggérant une économie durable dans la solidarité et la soutenabilité, en abandonnant « la logique d’efficacité entendue comme une accumulation matérielle chaque fois plus grande » (4). Il est évident que les changements sont plus notables dans le discours que dans la pratique, mais il faut examiner avec attention les relations entre marchés, Etat et société.
Quel patrimoine souhaitons-nous transmettre aux générations futures ? Une première approche se concentre sur trois grands points : valeurs, ressources et institutions.
Promouvoir la solidarité
Première réflexion : l’histoire démontre qu’il n’existe pas de valeurs absolues à long terme, ni de formules absolues pour le bonheur. Cependant, il existe quelques valeurs intimement liées à la survie de notre espèce. C’est pourquoi la solidarité, en d’autres termes la générosité — donner ou se donner aux autres — produit de la satisfaction, du plaisir et parfois même du bonheur. L’histoire de la civilisation est l’histoire de la capacité des êtres humains à comprendre que nous sommes l’autre, ou au moins une partie de l’autre. C’est une valeur dont notre société doit avoir conscience.Deuxième réflexion : le changement est permanent, inévitable et assez difficile à prévoir. Les réseaux permettent de se rencontrer, de travailler ou de commettre des délits, mais également de s’organiser et de sortir réclamer la liberté. Toute technologie augmente notre pouvoir, mais ne détermine pas la manière de l’utiliser.
La troisième réflexion est que les valeurs qui nous importent, que nous aimons, sont celles qui nous permettent d’avancer vers une société plus juste, plus égalitaire, plus respectueuse des différences, de la vie en général et de l’environnement en particulier. L’éducation publique doit transmettre lucidement et délibérément ces valeurs qui nous sont nécessaires pour construire la société que nous souhaitons.
L’accélération de la mondialisation a de nombreuses conséquences bénéfiques pour l’humanité, mais elle entraîne également des dangers d’affrontement et de conflit par ses impacts pervers sur les personnes et les Etats. Seules nos valeurs, nos traditions et nos cultures peuvent nous permettre d’y faire face. Chaque personne construit son identité individuelle à partir des valeurs familiales et collectives, de la culture qui imprègne la société dans laquelle elle vit. Le manque d’identité entrave le développement personnel et conduit à des comportements primaires d’identification, comme le fanatisme.
Nous vivons dans une société où sont imposées les perspectives de profit et de bénéfice personnel, où les décisions sont adoptées de façon individualiste, égoïste et matérialiste, ce qui favorise de nouvelles formes de corruption. C’est pourquoi nous devons promouvoir la solidarité, le collectif, une culture où la créativité individuelle est toujours accompagnée du souci de l’autre. L’autre valeur qui doit émerger à l’avenir est le désir d’harmonie. La paix est construite sur le fondement de la justice, la conscience d’un bien commun supérieur aux intérêts sectoriels, corporatifs ou de classe.
Mais la tâche de développer ces valeurs ne doit pas seulement revenir à l’Etat : la société tout entière doit s’impliquer dans ce processus.
Développement et environnement
En ce qui concerne les ressources, nous pouvons reprendre la définition du rapport Brundtland, approuvée par l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) en 1987 : « Répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs (5). » Quinze ans auparavant, j’ai eu la chance de travailler à la préparation de la conférence mondiale sur l’environnement organisée par l’ONU en 1972 à Stockholm, dont le secrétaire général était M. Maurice Strong. Cela m’a permis de mettre en perspective le développement, les problèmes de la croissance démographique, l’urbanisation, les atteintes à l’environnement et l’utilisation des ressources naturelles. Cette conférence fut centrale pour concilier développement économique et protection de la nature et pour rapprocher les points de vue des pays industrialisés de ceux des pays pauvres, par exemple du Mouvement des non-alignés. Cette vision du développement durable fut reprise dans le rapport élaboré en 1972 par les économistes Barbara Ward et René Dubos (6).Entre 1972 et 1992, les crises économiques et les catastrophes environnementales, ainsi que les avertissements des scientifiques, ont permis de faire mûrir les consciences. Ensuite, d’autres instances se sont succédé, comme la conférence de Rio en 1992, et beaucoup d’espoirs ont été mis dans le décevant protocole de Kyoto (1997), témoin des limites qui persistaient encore pour aller jusqu’à la soutenabilité de la croissance et modérer l’élan de domination de la nature.
Enfin, pour que l’édifice de la démocratie soit chaque fois plus solide, il sera nécessaire de préserver l’Etat de droit, qui est un des grands catalyseurs pour que le développement économique se transforme en développement social. Ce même Etat est appelé aujourd’hui à jouer un rôle croissant dans l’économie et la société, il doit se transformer pour être efficient, en régulant les relations économiques et le fonctionnement des marchés, tout en prenant soin des secteurs sociaux négligés et des droits citoyens. Il faut transformer l’Etat des crises en Etat du développement.
Enrique V. Iglesias
Ancien président de la Banque interaméricaine de développement et
ancien secrétaire exécutif de la Cepal (Commission économique pour
l’Amérique latine et les Caraïbes), président de la fondation Astur
(Montevideo, Uruguay).
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(1) Celso Furtado (1920-2004), économiste brésilien qui fut plusieurs fois ministre, a également travaillé à la Cepal.
(2) Celso Furtado, « Los desafios de la nueva generación »
(Les défis de la nouvelle génération) lors de la troisième conférence
internationale du Réseau Celso Furtado Repenser la théorie du
développement dans la mondialisation (mai 2004).
(3)
Louis Joseph Lebret (1897-1966) est un religieux et un économiste
français. Il a créé à Lyon en 1942 Economie et humanisme, un centre de
recherches et d’action destiné à établir une « économie au service de l’homme ».
(4) Voir les écrits d’Alberto Acosta Espinosa, économiste et politique équatorien ; notamment en français : Alberto Acosta, Le Buen Vivir. Pour imaginer d’autres mondes, Utopia, Ivry-sur-Seine, 2014.
(5) Gro Harlem Brundtland, Notre avenir à tous, rapport de la Commission mondiale pour l’environnement et le développement de l’ONU, Editions du Fleuve, Montréal, 1988.
(6) Rapport préparatoire à la conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm sous la forme d’un livre paru, Nous n’avons qu’une Terre, Denoël, Paris, 1972.
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