mardi 7 avril 2015

S’organiser syndicalement « par le bas » : l’exemple argentin de la multinationale Praxair

1er épisode : l’offensive du capital et les politiques antisyndicales

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Nous publions aujourd’hui le premier épisode d’une série d’articles portant sur l’organisation des travailleurs argentins d’une multinationale de la chimie, Praxair, sur leurs luttes syndicales et leur action politique et sociale dans un quartier proche de leur usine.
Nous commençons le récit de l’expérience des camarades salariés de la multinationale Praxair en Argentine. Outre l’importance de la lutte qu’ils mènent pour obtenir, maintenir et développer leurs victoires en direction du territoire où se situe leur usine, ce cas est très intéressant pour connaître et comprendre les conditions dans lesquelles vivent les travailleurs latino-américains et dans quelle mesure ces conditions ressemblent aux défis auxquels sont confrontés les travailleurs européens dans leur lutte contre ladite austérité.
Au cours des années 1990, l’Argentine et l’ensemble de l’Amérique latine ont subi la mise en place d’un programme néolibéral brutal qui a affecté la classe ouvrière, tant dans ses conditions matérielles d’existence que dans ses possibilités et ses formes d’organisation et de mobilisation.
Le mouvement ouvrier argentin se caractérisait traditionnellement par une forte implantation (avec un taux de syndicalisation de près de 40%), un degré important de participation aux luttes sociales et une présence de terrain extensive grâce à un large réseau de délégués et de syndicats d’entreprises. Les politiques d’austérité ont cherché à faire des économies sur le dos des travailleurs et des classes populaires, en essayant de les dépolitiser et de les discipliner pour imposer une idéologie ne laissant aucune place aux résistances. Le résultat ne s’est pas fait attendre : en 2000, le chômage, la précarité et la pauvreté ont atteint des niveaux proches de ceux que connaissait le monde ouvrier au début du xxe siècle.
Ces profondes transformations ont encouragé l’ouverture économique débridée qui a permis la privatisation des entreprises publiques et le déferlement d’une vague d’entreprises multinationales qui ont profité de la crise des PME argentines, aboutissant à la concentration du tissu productif dans de grandes entreprises en situation de monopole ou d’oligopole.
Les changements dans les formes d’exploitation au travail se sont traduits dans l’organisation du travail, à travers la précarisation et la disciplinarisation de la force de travail, affectant la dynamique des luttes ouvrières. Les politiques néolibérales mises en place ont renversé les rapports de force et augmenté le degré d’arbitraire dans l’usage de la force de travail par le patronat. Les transformations du modèle d’accumulation, du marché du travail et du droit du travail sont les appuis les plus visibles des politiques de destruction du pouvoir des travailleurs en régime néolibéral. Malgré la force explicative de ces variables, l’expérience des camarades de Praxair montre qu’au sein des espaces de travail, d’autres processus plus souterrains se sont développés afin de saper les bases de l’action des travailleurs. Ces processus consistaient à mettre en place des techniques de management modernes basées sur des dispositifs de discipline et de contrôle, aboutissant à l’approfondissement de la subordination, en combinant des pratiques de fidélisation et des politiques de répression syndicale.
Présentation de cette série d’articles par Juan Montes Cato[1]

Du plus grand désastre industriel de l’histoire à l’arrivée en Argentine

Praxair Argentina est la filiale dans notre pays de l’entreprise étasunienne Praxair Inc. Cette multinationale est l’une des plus importantes du monde, avec 30 000 travailleurs au total. Elle est spécialisée dans la production de gaz aériens, comme l’acétylène, le gaz carbonique, l’hydrogène, ou l’hélium, entre autres[2]. L’entreprise porte ce nom depuis 1992. Auparavant, elle était baptisée Union Carbide. En 1984, elle fut à l’origine du plus grand désastre industriel de l’histoire dans la province de Bophal, en Inde, où une fuite de gaz provoqua la mort de 8 000 personnes. Selon Amnesty International, 25 000 personnes moururent durant les années suivantes, quelques 800 000 autres souffrent toujours de maladies dues à cette fuite chimique et on trouve encore des déchets chimiques dans cette zone, dont l’eau qui est polluée[3].
À la suite de cette catastrophe, la valeur boursière de Union Carbide chuta brutalement. L’entreprise entama un processus de changement de nom pour les différentes entités qui la composaient, adoptant Praxair pour ses activités de production de Gaz.
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Désindustrialisation et licenciements

C’est en 1992 que Praxair arrive en Argentine, en rachetant plusieurs usines. Au fur et à mesure des acquisitions, plusieurs productions furent abandonnées, sous l’argument d’un coût inférieur si elles étaient importées. En outre, plusieurs établissements furent fermés et tout fut centralisé dans le nouveau siège central de la zone de Tigre (dans la zone industrielle du nord de Buenos Aires, à seulement 30 km de la capitale), inauguré en 1995.
À son tour, Praxair se mit à pressurer ses salariés, en procédant à des réductions de personnel, en accélérant les rythmes de travail, en revenant sur certains droits et avantages sociaux, etc. La diminution des effectifs fut massive jusqu’en 2002 : d’environ 1 100 travailleurs, il en est resté 350. La peur de figurer sur les listes de licenciés, ajoutée à la situation économique du pays et à la crainte du chômage, a largement aidé Praxair à revenir sur nos droits.

Pratiques antisyndicales

Praxair s’evertua à lutter contre la présence syndicale dès son arrivée en Argentine. Dans plusieurs entreprises rachetées, les travailleurs avaient des délégués syndicaux, qui acceptèrent de quitter l’entreprise après négociation avec le nouveau management. Au sein du nouveau siège social, il n’y eut pas de mise en place de délégués et les commentaires anti-syndicaux étaient permanents de la part de l’encadrement. Il était tout à fait courant d’entendre le PDG se vanter d’avoir réussi à ce qu’il n’y ait pas de délégués et menacer de licenciement quiconque essaierait de s’organiser syndicalement. Le personnel des ressources humaines rappelait que le fait de se syndiquer était un motif de licenciement. En plus de ces discours anti-syndicaux de la part de la hiérarchie, la désertion des délégués précédents provoquait beaucoup de colère parmi les travailleurs.
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Sans droits ou sans travail

Depuis son implantation en Argentine, Praxair n’a eu de cesse de chercher tous les moyens possibles pour diminuer ses coûts[4]. Alors que l’entreprise licenciait et fermait des usines, elle profitait de la peur du chômage pour menacer en permanence les travailleurs de licenciement. Les cadres répétaient ainsi régulièrement que de deux choses l’une : où il fallait accepter de perdre des droits, ou il fallait être prêt à perdre son travail.
Le premier droit que Praxair empêchait d’exercer était celui de l’organisation interne des travailleurs. Mais en prime, nous travaillions par des températures supérieures à 60°, il n’y avait pas d’eau chaude, les jours de pluie nous travaillions les pieds dans l’eau, les vêtements de travail n’étaient pas fournis et les dispositions de la convention collective n’étaient pas appliquées (prime pour détention d’un diplôme secondaire, ancienneté, classifications, couverture de certains frais médicaux, etc.).
Praxair nous changeait de poste au mépris des classifications internes et de nos compétences reconnues. Ce qui était logique, puisque l’entreprise ne reconnaissait pas notre convention collective, qu’à ses yeux il n’existait pas de catégories reconnues et qu’à ce titre on ne pouvait pas savoir ce qui différenciait deux postes (en termes de travail concret et de salaire). Parallèlement, de nouveaux travailleurs étaient embauchés sur des contrats dont le terme était totalement flou, ce qui instaurait une incertitude permanente.
Le paiement des heures supplémentaires et de nuit et le respect d’un temps de repos entre deux prises de poste étaient des droits que l’entreprise ne reconnaissait pas. Dans certains secteurs, Praxair n’a jamais payé les heures supplémentaires, bien que les travailleurs n’aient jamais cessé de les accomplir.

Reprise économique, dévaluation des salaires et exigences productives accrues

En janvier 2002, l’Argentine sortit du système de la convertibilité (qui imposait une équivalence de valeur entre le peso argentin et le dollar étatsunien), entraînant une importante dévaluation du peso. Quelque temps après, au début de 2003, l’économie nationale émergea de la récession et le taux de chômage commença à diminuer. Ces changements au plan national eurent des répercussions dans l’entreprise. Depuis la dévaluation, l’encadrement de Praxair insistait sur la mauvaise situation économique de l’entreprise du fait du taux de change, puisque la maison mère aux USA ne touchait plus qu’un tiers des dollars qu’elle percevait du temps de la convertibilité, arguant qu’il fallait donc faire un effort pour que les comptes se redressent[5].
À cette époque, il ne nous restait plus, à nous, travailleurs, d’autre droit que celui de travailler. Nos salaires avaient été frappés par l’inflation et l’entreprise tentait d’approfondir la flexibilisation des postes et l’intensification du rythme de travail.
C’est à ce moment-là que le responsable de la formation interne commença un cours sur l’extinction des postes de travail. Dans ce cours, qui dans les faits était un cours sur la flexibilisation du travail, il expliquait que les postes prédéfinis n’existaient plus, que tout le monde devait faire de tout et que celui qui ne s’adaptait pas prendrait la porte. Il disait que la notion de temps de travail était caduque, que nous étions tous « full time » et que nous devions comprendre ces nouvelles formes de travail et être à la disposition de l’entreprise en fonction de ses besoins. Si c’était nécessaire, il fallait travailler au-delà de son temps de travail prévu, y compris le week-end. Le responsable de la formation rappelait que celui qui ne comprenait pas cela devait partir et qu’il y avait déjà dehors des « queues » entières de gens désireux d’être embauchés par Praxair.
Sur le plan de la productivité, l’entreprise mit l’accent sur les rythmes de travail. Le directeur de l’usine parcourait les locaux avec un chronomètre, mesurant le temps entre une tâche et une autre et indiquant qu’il fallait réduire les temps morts. La pression mise par les chefs pour réduire les temps obligeait à contourner les normes de sécurité et à mettre en danger notre intégrité physique. Les nouveaux rythmes de travail commencèrent à provoquer des problèmes de santé liés à la rapidité avec laquelle nous réalisions des mouvements répétitifs.
En outre, la hiérarchie se mit à menacer plusieurs collègues qui ne respectaient pas ces « nouveaux » rythmes de mesures disciplinaires. Cela provoqua beaucoup d’irritation, puisque non seulement nos salaires avaient diminué, nous n’avions plus de droits, nous étions malmenés, les problèmes de santé se multipliaient, mais encore ils voulaient continuer à modifier les rythmes de travail.
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La colère et les premiers pas vers l’organisation

À partir de 2003, nous avons commencé à discuter des moyens de regagner du pouvoir d’achat et de freiner cette frénésie pro-productivité.
Au cours de ces premières discussions, un groupe s’est formé, qui se réunissait de temps en temps pour parler de ces questions. Les points qui furent primordiaux étaient : récupérer du pouvoir d’achat par la hausse des salaires, retrouver nos droits et acquis sociaux, toucher les heures supplémentaires que la direction payait de façon arbitraire et freiner les pressions sur les rythmes de travail.
Malgré tout, quand il était question de syndicalisation, la majorité des collègues n’étaient pas d’accord. La menace anti-syndicale de l’entreprise rendait ce principe inquiétant. Des voix s’élevaient souvent pour dire : « et si l’entreprise s’en rend compte, on va tous être virés, et en plus, à quoi ça sert d’avoir des délégués puisque ceux que nous avions, le patronat les a achetés ? »
Plusieurs mois après, à la mi-2004, alors que de nouvelles menaces de suspension visaient un collègue, nous nous sommes intéressés au code du travail et à la convention collective de la chimie. Nous avons organisé une réunion dans le vestiaire pour parler de la suspension et nous avons commencé à nous rendre compte des droits que nous ne connaissions pas. À partir de ce jour-là, tous les jours, nous nous retrouvions un moment pour discuter. Le petit groupe que nous formions dans le vestiaire a commencé à grandir. Après plusieurs réunions, un consensus a commencé à émerger sur la nécessité de nous organiser collectivement : il n’y avait pas d’autre solution.
C’est durant ces premières réunions que nous avons eu les discussions les plus importantes au sujet du rôle des délégués et de comment nous concevions la relation entre les travailleurs, les délégués et le syndicat. L’idée de tenir des assemblées générales très fréquentes nous apparut comme une bonne méthode pour prendre des décisions et aussi pour contrôler les délégués. Nous nous sommes alors mis d’accord sur le fait que les délégués devaient être les représentants des travailleurs, pas leurs dirigeants. Et que toutes les décisions devaient être prise en Assemblée générale.
Cependant, nous n’avions pas conscience que ces réunions allaient être si décisives pour les succès à venir de notre organisation sur notre lieu de travail.
Maxi Arecco y Alfredo Cabaña[6]
Extraits, De la tragédie de Bophal à la mise au pas du monde du travail en Argentine[7]
[1] Chercheur au CEIL (Centre d’études et de recherches sur le travail) et professeur de sociologie à l’Université de Buenos Aires
[2] La production de gaz dans le monde est dominée par quatre grandes entreprises, dont Praxair, qui contrôlent la majorité du marché mondial. Ces multinationales ont plusieurs fois et dans différents pays été sanctionnées pour ententes illégales et entraves à la libre concurrence. Ce fut le cas en Argentine en 2005. Selon le service de Protection de la concurrence, ces entreprises étaient parvenues à vendre de l’oxygène à des hôpitaux avec un surcoût de 500%. Pour plus d’information, voir la Résolution de la Commission Nationale de Protection de la Concurrence : www.defensoria.org.ar/doc/ox%EDgeno.doc et dans les journaux La Nación (19/07/2005) : « Multan a empresas químicas acusadas de prácticas desleales », Sección 2, p. 2; Clarín (19/07/2005) : « Anuncio de multas y suspensión de exportaciones », p. 4 ; El Cronista (19/07/2005) : « El Gobierno multa por $70 millones a cuatro firmas de oxígeno medicinal », p. 19.
[3] Le désastre de Bophal est considéré comme « la pire catastrophe industrielle de l’histoire, encore plus grave que le désastre nucléaire de Tchernobyl », La Nación (03/12/2004) : « A 20 años, el horror no cede en Bophal », en www.lanacion.com.ar/Archivo/nota.asp?nota_id=659593.
[4] Il est intéressant de noter que la baisse des coûts de Praxair a suivi un mouvement inverse à celui de son chiffre d’affaires, qui n’a cessé d’augmenter, passant de 59 millions de dollars en 1999, à 64 millions en 2001, 125 millions en 2004 et 227 millions en 2007.
[5] Mais comme nous l’avons dit précédemment, en dépit de ces propos alarmistes tenus par la direction, le chiffre d’affaires de Praxair en dollars US ne diminuait pas.
[6] Travailleurs de Praxair et membres à plusieurs reprises de la « Comision Interna », c’est-à-dire des instances représentatives du personnel. Pour contacter les travailleurs de Praxair : delegados_praxair@yahoo.com.ar
[7] Cet article est une version reprise, raccourcie et actualisée du livre Nuestra Comisión Interna : La organización de los trabajadores de Praxair (2009), Buenos Aires, Taller de Estudios Laborales.
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