1er épisode : l’offensive du capital et les politiques antisyndicales
Nous
publions aujourd’hui le premier épisode d’une série d’articles portant
sur l’organisation des travailleurs argentins d’une multinationale de la
chimie, Praxair, sur leurs luttes syndicales et leur action politique
et sociale dans un quartier proche de leur usine.
Nous
commençons le récit de l’expérience des camarades salariés de la
multinationale Praxair en Argentine. Outre l’importance de la lutte
qu’ils mènent pour obtenir, maintenir et développer leurs victoires en
direction du territoire où se situe leur usine, ce cas est très
intéressant pour connaître et comprendre les conditions dans lesquelles
vivent les travailleurs latino-américains et dans quelle mesure ces
conditions ressemblent aux défis auxquels sont confrontés les
travailleurs européens dans leur lutte contre ladite austérité.
Au
cours des années 1990, l’Argentine et l’ensemble de l’Amérique latine
ont subi la mise en place d’un programme néolibéral brutal qui a affecté
la classe ouvrière, tant dans ses conditions matérielles d’existence
que dans ses possibilités et ses formes d’organisation et de
mobilisation.
Le
mouvement ouvrier argentin se caractérisait traditionnellement par une
forte implantation (avec un taux de syndicalisation de près de 40%), un
degré important de participation aux luttes sociales et une présence de
terrain extensive grâce à un large réseau de délégués et de syndicats
d’entreprises. Les politiques d’austérité ont cherché à faire des
économies sur le dos des travailleurs et des classes populaires, en
essayant de les dépolitiser et de les discipliner pour imposer une
idéologie ne laissant aucune place aux résistances. Le résultat ne s’est
pas fait attendre : en 2000, le chômage, la précarité et la pauvreté
ont atteint des niveaux proches de ceux que connaissait le monde ouvrier
au début du xxe siècle.
Ces
profondes transformations ont encouragé l’ouverture économique débridée
qui a permis la privatisation des entreprises publiques et le
déferlement d’une vague d’entreprises multinationales qui ont profité de
la crise des PME argentines, aboutissant à la concentration du tissu
productif dans de grandes entreprises en situation de monopole ou
d’oligopole.
Les
changements dans les formes d’exploitation au travail se sont traduits
dans l’organisation du travail, à travers la précarisation et la
disciplinarisation de la force de travail, affectant la dynamique des
luttes ouvrières. Les politiques néolibérales mises en place ont
renversé les rapports de force et augmenté le degré d’arbitraire dans
l’usage de la force de travail par le patronat. Les transformations du
modèle d’accumulation, du marché du travail et du droit du travail sont
les appuis les plus visibles des politiques de destruction du pouvoir
des travailleurs en régime néolibéral. Malgré la force explicative de
ces variables, l’expérience des camarades de Praxair montre qu’au sein
des espaces de travail, d’autres processus plus souterrains se sont
développés afin de saper les bases de l’action des travailleurs. Ces
processus consistaient à mettre en place des techniques de management
modernes basées sur des dispositifs de discipline et de contrôle,
aboutissant à l’approfondissement de la subordination, en combinant des
pratiques de fidélisation et des politiques de répression syndicale.
Présentation de cette série d’articles par Juan Montes Cato[1]
Du plus grand désastre industriel de l’histoire à l’arrivée en Argentine
Praxair Argentina est la filiale dans
notre pays de l’entreprise étasunienne Praxair Inc. Cette multinationale
est l’une des plus importantes du monde, avec 30 000 travailleurs au
total. Elle est spécialisée dans la production de gaz aériens, comme
l’acétylène, le gaz carbonique, l’hydrogène, ou l’hélium, entre autres[2].
L’entreprise porte ce nom depuis 1992. Auparavant, elle était baptisée
Union Carbide. En 1984, elle fut à l’origine du plus grand désastre
industriel de l’histoire dans la province de Bophal, en Inde, où une
fuite de gaz provoqua la mort de 8 000 personnes. Selon Amnesty
International, 25 000 personnes moururent durant les années suivantes,
quelques 800 000 autres souffrent toujours de maladies dues à cette
fuite chimique et on trouve encore des déchets chimiques dans cette
zone, dont l’eau qui est polluée[3].
À la suite de cette catastrophe, la
valeur boursière de Union Carbide chuta brutalement. L’entreprise entama
un processus de changement de nom pour les différentes entités qui la
composaient, adoptant Praxair pour ses activités de production de Gaz.
Désindustrialisation et licenciements
C’est en 1992 que Praxair arrive en
Argentine, en rachetant plusieurs usines. Au fur et à mesure des
acquisitions, plusieurs productions furent abandonnées, sous l’argument
d’un coût inférieur si elles étaient importées. En outre, plusieurs
établissements furent fermés et tout fut centralisé dans le nouveau
siège central de la zone de Tigre (dans la zone industrielle du nord de
Buenos Aires, à seulement 30 km de la capitale), inauguré en 1995.
À son tour, Praxair se mit à pressurer
ses salariés, en procédant à des réductions de personnel, en accélérant
les rythmes de travail, en revenant sur certains droits et avantages
sociaux, etc. La diminution des effectifs fut massive jusqu’en 2002 :
d’environ 1 100 travailleurs, il en est resté 350. La peur de figurer
sur les listes de licenciés, ajoutée à la situation économique du pays
et à la crainte du chômage, a largement aidé Praxair à revenir sur nos
droits.
Pratiques antisyndicales
Praxair s’evertua à lutter contre la
présence syndicale dès son arrivée en Argentine. Dans plusieurs
entreprises rachetées, les travailleurs avaient des délégués syndicaux,
qui acceptèrent de quitter l’entreprise après négociation avec le
nouveau management. Au sein du nouveau siège social, il n’y eut pas de
mise en place de délégués et les commentaires anti-syndicaux étaient
permanents de la part de l’encadrement. Il était tout à fait courant
d’entendre le PDG se vanter d’avoir réussi à ce qu’il n’y ait pas de
délégués et menacer de licenciement quiconque essaierait de s’organiser
syndicalement. Le personnel des ressources humaines rappelait que le
fait de se syndiquer était un motif de licenciement. En plus de ces
discours anti-syndicaux de la part de la hiérarchie, la désertion des
délégués précédents provoquait beaucoup de colère parmi les
travailleurs.
Sans droits ou sans travail
Depuis son implantation en Argentine, Praxair n’a eu de cesse de chercher tous les moyens possibles pour diminuer ses coûts[4].
Alors que l’entreprise licenciait et fermait des usines, elle profitait
de la peur du chômage pour menacer en permanence les travailleurs de
licenciement. Les cadres répétaient ainsi régulièrement que de deux
choses l’une : où il fallait accepter de perdre des droits, ou il
fallait être prêt à perdre son travail.
Le premier droit que Praxair empêchait
d’exercer était celui de l’organisation interne des travailleurs. Mais
en prime, nous travaillions par des températures supérieures à 60°, il
n’y avait pas d’eau chaude, les jours de pluie nous travaillions les
pieds dans l’eau, les vêtements de travail n’étaient pas fournis et les
dispositions de la convention collective n’étaient pas appliquées (prime
pour détention d’un diplôme secondaire, ancienneté, classifications,
couverture de certains frais médicaux, etc.).
Praxair nous changeait de poste au
mépris des classifications internes et de nos compétences reconnues. Ce
qui était logique, puisque l’entreprise ne reconnaissait pas notre
convention collective, qu’à ses yeux il n’existait pas de catégories
reconnues et qu’à ce titre on ne pouvait pas savoir ce qui différenciait
deux postes (en termes de travail concret et de salaire).
Parallèlement, de nouveaux travailleurs étaient embauchés sur des
contrats dont le terme était totalement flou, ce qui instaurait une
incertitude permanente.
Le paiement des heures supplémentaires
et de nuit et le respect d’un temps de repos entre deux prises de poste
étaient des droits que l’entreprise ne reconnaissait pas. Dans certains
secteurs, Praxair n’a jamais payé les heures supplémentaires, bien que
les travailleurs n’aient jamais cessé de les accomplir.
Reprise économique, dévaluation des salaires et exigences productives accrues
En janvier 2002, l’Argentine sortit du
système de la convertibilité (qui imposait une équivalence de valeur
entre le peso argentin et le dollar étatsunien), entraînant une
importante dévaluation du peso. Quelque temps après, au début de 2003,
l’économie nationale émergea de la récession et le taux de chômage
commença à diminuer. Ces changements au plan national eurent des
répercussions dans l’entreprise. Depuis la dévaluation, l’encadrement de
Praxair insistait sur la mauvaise situation économique de l’entreprise
du fait du taux de change, puisque la maison mère aux USA ne touchait
plus qu’un tiers des dollars qu’elle percevait du temps de la
convertibilité, arguant qu’il fallait donc faire un effort pour que les
comptes se redressent[5].
À cette époque, il ne nous restait plus,
à nous, travailleurs, d’autre droit que celui de travailler. Nos
salaires avaient été frappés par l’inflation et l’entreprise tentait
d’approfondir la flexibilisation des postes et l’intensification du
rythme de travail.
C’est à ce moment-là que le responsable
de la formation interne commença un cours sur l’extinction des postes de
travail. Dans ce cours, qui dans les faits était un cours sur la
flexibilisation du travail, il expliquait que les postes prédéfinis
n’existaient plus, que tout le monde devait faire de tout et que celui
qui ne s’adaptait pas prendrait la porte. Il disait que la notion de
temps de travail était caduque, que nous étions tous « full time »
et que nous devions comprendre ces nouvelles formes de travail et être à
la disposition de l’entreprise en fonction de ses besoins. Si c’était
nécessaire, il fallait travailler au-delà de son temps de travail prévu,
y compris le week-end. Le responsable de la formation rappelait que
celui qui ne comprenait pas cela devait partir et qu’il y avait déjà
dehors des « queues » entières de gens désireux d’être embauchés par
Praxair.
Sur le plan de la productivité,
l’entreprise mit l’accent sur les rythmes de travail. Le directeur de
l’usine parcourait les locaux avec un chronomètre, mesurant le temps
entre une tâche et une autre et indiquant qu’il fallait réduire les
temps morts. La pression mise par les chefs pour réduire les temps
obligeait à contourner les normes de sécurité et à mettre en danger
notre intégrité physique. Les nouveaux rythmes de travail commencèrent à
provoquer des problèmes de santé liés à la rapidité avec laquelle nous
réalisions des mouvements répétitifs.
En outre, la hiérarchie se mit à menacer
plusieurs collègues qui ne respectaient pas ces « nouveaux » rythmes de
mesures disciplinaires. Cela provoqua beaucoup d’irritation, puisque
non seulement nos salaires avaient diminué, nous n’avions plus de
droits, nous étions malmenés, les problèmes de santé se multipliaient,
mais encore ils voulaient continuer à modifier les rythmes de travail.
La colère et les premiers pas vers l’organisation
À partir de 2003, nous avons commencé à
discuter des moyens de regagner du pouvoir d’achat et de freiner cette
frénésie pro-productivité.
Au cours de ces premières discussions,
un groupe s’est formé, qui se réunissait de temps en temps pour parler
de ces questions. Les points qui furent primordiaux étaient : récupérer
du pouvoir d’achat par la hausse des salaires, retrouver nos droits et
acquis sociaux, toucher les heures supplémentaires que la direction
payait de façon arbitraire et freiner les pressions sur les rythmes de
travail.
Malgré tout, quand il était question de
syndicalisation, la majorité des collègues n’étaient pas d’accord. La
menace anti-syndicale de l’entreprise rendait ce principe inquiétant.
Des voix s’élevaient souvent pour dire : « et si l’entreprise s’en rend
compte, on va tous être virés, et en plus, à quoi ça sert d’avoir des
délégués puisque ceux que nous avions, le patronat les a achetés ? »
Plusieurs mois après, à la mi-2004,
alors que de nouvelles menaces de suspension visaient un collègue, nous
nous sommes intéressés au code du travail et à la convention collective
de la chimie. Nous avons organisé une réunion dans le vestiaire pour
parler de la suspension et nous avons commencé à nous rendre compte des
droits que nous ne connaissions pas. À partir de ce jour-là, tous les
jours, nous nous retrouvions un moment pour discuter. Le petit groupe
que nous formions dans le vestiaire a commencé à grandir. Après
plusieurs réunions, un consensus a commencé à émerger sur la nécessité
de nous organiser collectivement : il n’y avait pas d’autre solution.
C’est durant ces premières réunions que
nous avons eu les discussions les plus importantes au sujet du rôle des
délégués et de comment nous concevions la relation entre les
travailleurs, les délégués et le syndicat. L’idée de tenir des
assemblées générales très fréquentes nous apparut comme une bonne
méthode pour prendre des décisions et aussi pour contrôler les délégués.
Nous nous sommes alors mis d’accord sur le fait que les délégués
devaient être les représentants des travailleurs, pas leurs dirigeants.
Et que toutes les décisions devaient être prise en Assemblée générale.
Cependant, nous n’avions pas conscience
que ces réunions allaient être si décisives pour les succès à venir de
notre organisation sur notre lieu de travail.
Maxi Arecco y Alfredo Cabaña[6]
Extraits, De la tragédie de Bophal à la mise au pas du monde du travail en Argentine[7]
[1] Chercheur au CEIL (Centre d’études et de recherches sur le travail) et professeur de sociologie à l’Université de Buenos Aires
[2]
La production de gaz dans le monde est dominée par quatre grandes
entreprises, dont Praxair, qui contrôlent la majorité du marché mondial.
Ces multinationales ont plusieurs fois et dans différents pays été
sanctionnées pour ententes illégales et entraves à la libre concurrence.
Ce fut le cas en Argentine en 2005. Selon le service de Protection de
la concurrence, ces entreprises étaient parvenues à vendre de l’oxygène à
des hôpitaux avec un surcoût de 500%. Pour plus d’information, voir la
Résolution de la Commission Nationale de Protection de la Concurrence : www.defensoria.org.ar/doc/ox%EDgeno.doc et dans les journaux La Nación (19/07/2005) : « Multan a empresas químicas acusadas de prácticas desleales », Sección 2, p. 2; Clarín (19/07/2005) : « Anuncio de multas y suspensión de exportaciones », p. 4 ; El Cronista (19/07/2005) : « El Gobierno multa por $70 millones a cuatro firmas de oxígeno medicinal », p. 19.
[3]
Le désastre de Bophal est considéré comme « la pire catastrophe
industrielle de l’histoire, encore plus grave que le désastre nucléaire
de Tchernobyl », La Nación (03/12/2004) : « A 20 años, el horror no cede en Bophal », en www.lanacion.com.ar/Archivo/nota.asp?nota_id=659593.
[4]
Il est intéressant de noter que la baisse des coûts de Praxair a suivi
un mouvement inverse à celui de son chiffre d’affaires, qui n’a cessé
d’augmenter, passant de 59 millions de dollars en 1999, à 64 millions en
2001, 125 millions en 2004 et 227 millions en 2007.
[5]
Mais comme nous l’avons dit précédemment, en dépit de ces propos
alarmistes tenus par la direction, le chiffre d’affaires de Praxair en
dollars US ne diminuait pas.
[6] Travailleurs de Praxair et membres à plusieurs reprises de la « Comision Interna », c’est-à-dire des instances représentatives du personnel. Pour contacter les travailleurs de Praxair : delegados_praxair@yahoo.com.ar
[7] Cet article est une version reprise, raccourcie et actualisée du livre Nuestra Comisión Interna : La organización de los trabajadores de Praxair (2009), Buenos Aires, Taller de Estudios Laborales.
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