2nd épisode : Recomposition syndicale et repolitisation de la base ouvrière
Ce
second épisode de l’expérience des travailleurs de Praxair en Argentine
permet de s’attarder sur la capacité d’organisation et de lutte contre
les difficiles conditions de travail mises en place par l’entreprise
dans le contexte des politiques d’austérité néo-libérales (dont il a été question dans le premier épisode).
Cette nouvelle étape, décrite par Maxi Arecco et José Vega, salariés de
Praxair, s’est déroulée de concert avec un processus de récupération
productive à l’échelle nationale qui a eu des conséquences positives sur
le marché de l’emploi et la dynamique des relations professionnelles,
entraînant une augmentation du militantisme syndical de base.
Ces évolutions sont allées de pair avec
un développement du tissu productif qui a permi un renforcement de la
position et du rôle des syndicats dans la conflictualité sur les lieux
de travail. Grâce à cela, les travailleurs ont pu obtenir des avancées
importantes dans la distribution des richesses[1].
La restauration d’un salaire minimum et la tenue de négociations
collectives régulières offrirent aux syndicats la possibilité d’exercer
un droit presque oublié. Il en a résulté un processus considérable de
syndicalisation et de recrutement de militants et de délégués, ces
derniers connaissant leurs premières expériences d’organisation et de
lutte dans un contexte rassurant et plus stable. Ce mouvement de
syndicalisation a contribué à la repolitisation des bases ouvrières, de
concert avec la politisation générale de la société.
Le regain et l’expansion des expériences
syndicales de base s’inscrivent dans un contexte de récupération par le
mouvement ouvrier des lieux de travail comme espaces privilégiés de
conflit, de lutte et d’organisation. En Argentine, la renaissance
syndicale observée dès 2003 fut accompagnée d’une présence des syndicats
d’entreprise et d’un activisme de base considérables, qui dynamisèrent
les stratégies syndicales et garantirent la consolidation croissante des
droits des salariés. Après s’être maintenu tant bien que mal pendant
des décennies, le corpus idéologique des syndicats s’est renouvelé à
partir des luttes des classes subalternes durant les années 1990
(mouvements de chômeurs, entreprises récupérées…), pour se renforcer à
la fin des années 1990 et plus significativement encore à partir de
2003.
Juan Montes Cató[2]
Des pratiques anti-syndicales à la consolidation d’une organisation militante sur le lieu de travail[3]
L’organisation interne et la réponse de Praxair
Quelque temps après les premières réunions tenues dans le vestiaire (voir épisode précédent),
le processus de syndicalisation commence. Entre novembre 2004 et avril
2005, plusieurs luttes ouvrières menées dans d’autres entreprises
avaient obtenu des augmentations de salaires et des améliorations des
conditions de travail: cela nous encourageait pour notre propre lutte.
Le 11 avril 2005, nous organisions une
réunion pour désigner nos représentants, mais il y avait tellement de
monde que nous avons fini par nous réunir dans la cour, pour choisir
Barraza, Vega, Cabaña et Arecco. Le lendemain, nous amenions au syndicat
les adhésions et la liste des candidats. Le syndicat les fit suivre au
Ministère du Travail et envoya le 15 avril un télégramme à Praxair
l’informant de l’ensemble. Après cet envoi, l’entreprise appela Arecco
et lui annonça qu’il était licencié, essayant de lui faire signer un
accord prévoyant son départ contre une importante somme d’argent. Le
télégramme du syndicat – dans lequel étaient notifiées la convocation
des élections et la liste des candidats – arriva le 16 avril et personne
ne voulut en accuser réception.
Pour obtenir la réintégration d’Arecco, renforcer l’organisation interne
Dès l’annonce du licenciement, on a
commencé à se demander ce qu’on pouvait faire. Nous savions que pour
obtenir sa réintégration, nous devions nous renforcer au sein de
l’usine. Les pratiques anti-syndicales ne consistaient pas seulement à
tenter de licencier l’un des militants, mais aussi à stopper tout le
processus d’organisation interne. Au bout de quelques jours, on apprit
que Praxair contestait la légalité des élections. Dans l’usine, avec
beaucoup de craintes, nous avons organisé les premières assemblées et
cessé de faire des heures supplémentaires. À compter de ce moment,
toutes les décisions furent prises en assemblée générale.
Malgré les coups bas et la peur des
licenciements, l’organisation interne, démocratique et participative,
fonctionnait désormais. À plusieurs reprises, les chefs tentèrent
d’intimider des camarades. Ces premiers événements ont donné sa
personnalité et sa force à notre lutte. La direction pensait qu’avec le
licenciement de l’un des nôtres, la peur nous paralyserait tous.
Pendant ce temps, Praxair fit circuler
diverses rumeurs. Ils disaient que les télégrammes annonçant les
licenciements étaient déjà rédigés. Ils offraient des augmentations à
différents camarades. Plusieurs d’entre nous commencèrent à recevoir des
menaces par téléphone.
Parallèlement, deux réunions furent
organisées au Ministère du Travail, mais Praxair se contenta de proposer
une augmentation de l’indemnité de licenciement. Le jour de la dernière
réunion, nous avons organisé une assemblée à la porte de l’usine. Même
si, sur le coup, nous ne lui avions pas donné une importante
particulière, cette assemblée, à laquelle participèrent tous les
camarades syndiqués et d’autres non syndiqués, fut une démonstration
d’unité très forte. Nous décidâmes d’organiser l’élection de délégués et
de maintenir les diverses mesures de résistance jusqu’à l’élection: pas
d’heures supplémentaires, freinage des cadences, pas de travail le
week-end. Au fur et à mesure, nous avons vu comment Praxair envoyait le
travail non effectué vers des succursales et d’autres entreprises
“concurrentes”. Cela augmenta les doutes sur la façon de continuer la
lutte. Notre syndicat faisait ses premiers pas et, bien que beaucoup de
camarades aient été prêts à se battre pour la réintégration d’Arecco, la
majorité était sceptique sur les possibilités de l’obtenir.
L’élection des camarades déjà cités eut
lieu le 5 mai. Praxair refusa de la reconnaître car Arecco était sur la
liste. Malgré ce refus, la Commission Interne[4]
s’est mise en route, avec des assemblées permanentes au sein desquelles
il se disait que la meilleure façon de lutter pour Arecco était
d’avancer dans l’organisation interne.
Les travailleurs mobilisés pour gagner le procès
L’idée d’aller en justice nous est
venue en voyant que le rapport de forces entre nous et Praxair était à
l’avantage de l’entreprise, du fait de notre manque d’expérience et du
caractère embryonnaire de notre organisation. Nous voulions obtenir un
jugement favorable et, ainsi, fortifier l’organisation interne. De
concert avec la procédure judiciaire, nous continuions à mener des
actions pour la réintégration. Le 10 juin, nous organisâmes une
manifestation à la porte de l’usine avec le syndicat. Praxair affirma
qu’elle attendait le jugement. En interne, nous continuions à négocier
la réintégration et le reste des revendications. Celles-ci firent
l’objet des premiers succès de la commission interne, à partir desquels
nous nous sommes renforcés.
Alors que le procès avançait et que les
différents camarades étaient appelés à témoigner, nous avons récolté
plus de 1 000 signatures de soutien de la part de représentants
syndicaux, d’organisations de défense des droits de l’Homme et de
personnalités. Nous avons ouvert une adresse mail à partir de laquelle
nous communiquions sur notre lutte. Nous avons aussi collé des
autocollants dénonçant la discrimination syndicale dans toute la zone
industrielle autour de l’usine[5].
Le renforcement de la place des travailleurs à l’intérieur de l’usine
Malgré le licenciement et les
différentes manœuvres de la direction, nos pratiques de résistance et
les assemblées permanentes démontrèrent que les relations
professionnelles avaient changé au sein de l’usine. Nous avions réussi à
imposer des délégués de base et des assemblées. Les premières luttes
que nous avons gagnées furent pour des augmentations de salaire, un
bonus salarial pour les diplômés du secondaire et en fonction de
l’ancienneté, des requalifications et le ralentissement des rythmes de
production dans un souci de protection de la santé. Le calcul des heures
supplémentaires fut aussi revu, dans le but que celles-ci soient
distribuées de manière équitable entre l’ensemble des collègues et non
plus comme une récompense réservée à quelques uns. Les collègues en
contrats courts furent intégrés à l’effectif. On obtint une cantine pour
l’équipe de nuit et une prime pour le travail du week-end. En plus de
ces avancées sur les salaires et les conditions de travail, nous
réussîmes à contraindre l’entreprise d’abandonner ses pratiques de
mauvais traitements, de harcèlement et sa campagne d’accroissement de la
productivité et de flexibilisation des postes de travail.
Les jugements pour la réintégration et contre les manœuvres patronales
En avril 2006, l’INADI[6]
jugea que le licenciement d’Arreco avait été discriminatoire. En juin,
le tribunal n°37 exigea la réintégration. Le cas fut transmis à la Cour
d’Appel, qui déclara le 28 décembre 2006 la nullité du licenciement et
demanda à son tour la réintégration, puisque le licenciement était
discriminatoire et anti-syndical.
À partir de ce moment, nous commençâmes à
préparer le retour de Maxi. Le jour de sa réintégration, le responsable
des affaires juridiques de l’entreprise s’opposa à son retour, arguant
que le nombre de jours ouvrables précisé dans le jugement n’avait pas
été respecté. Peu de temps après, nous nous rendîmes compte que Praxair
essayait seulement de gagner du temps pour déposer une plainte devant la
Cour Suprême et éviter ainsi le retour effectif de notre camarade.
Face à cette nouvelle manœuvre de
Praxair, le découragement se fit sentir. La direction commença à faire
courir le bruit selon lequel les procès pouvaient bien continuer, elle
parviendrait toujours, à force d’argent, à éviter la réintégration
effective de Maxi.
Nouvelles résistances et réintégration de Maxi
À partir de ces nouveaux succès, nous
nous sommes demandé comment continuer. Nous devions reprendre nos
pratiques de résistance pour que l’entreprise comprenne que chaque jour
que Maxi passait hors de l’usine était un jour de conflit en plus.
L’organisation interne était lancée, et les premières résistances
avaient eu du succès. Les assemblées fonctionnaient régulièrement, nous
savions que nous pouvions compter sur la solidarité et des appuis
externes et, en plus, nous avions des décisions de justice favorables.
Après plusieurs assemblées et réunions
avec le syndicat, nous votâmes un arrêt du travail pour le 18 mai 2007, à
grands renforts d’autocollants et de peinture demandant l’arrêt de la
discrimination et appelant à la manifestation les travailleurs des
usines voisines et les organisations populaires.
Chaque fois qu’une information était
publiée au sujet de notre cas sur un média ou un autre, nous la
renvoyions à la direction, aux travailleurs des succursales et aux
filiales d’autres pays, ainsi qu’aux clients les plus importants. Notre
intention était de montrer que le refus de réintégrer Arecco nuisait à
l’image nationale et internationale de l’entreprise.
Le 18 mai, l’arrêt de travail fut total.
Plus de 500 personnes manifestèrent devant l’usine, avec des banderoles
syndicales du secteur, de la région et d’autres branches (Syndicat de
la Chimie, de la CGT Zone Nord, de SADOP, de l’UOCRA et de la SUTEBA[7]). Une délégation légitimée par le syndicat et les délégués Vega, Cabaña et Arecco, entra dans l’usine.
La négociation fut très dure. Praxair
affirma que les procédures judiciaires étaient encore en cours et qu’il
n’y avait pas eu de demande formelle de réintégration. Au fil de la
discussion, une fois posé le principe de la poursuite des manifestations
et de la grève, les représentants de la direction concédèrent que bien
qu’ils aient porté le cas devant la Cour Suprême, ils ne s’opposeraient
pas à la réintégration. À l’issue de la réunion, une assemblée se tint à
la porte de l’usine, au cours de laquelle la situation fut exposée: il
fallait demander l’exécution de la réintégration lors d’une audience du
tribunal.
Cette audience eut lieu le 27 septembre et il fut décidé que Maxi devait être réintégré d’ici le 1er
octobre. Entre-temps, le directeur de l’usine, le directeur du service
juridique, celui des ressources humaines et les chefs du personnel et
des affaires juridiques furent mutés.
Unité, solidarité et organisation pour continuer à avancer
La réintégration fut pour nous la preuve qu’unis, organisés et combatifs, nous pouvions parvenir à de grandes choses.
À partir de là, nous avons continué à
faire avancer de nombreuses revendications. À la fin de l’année 2007,
nous avons obtenu une prime de 2 500 pesos. Dans le même temps, le
syndicat convoqua une assemblée plénière pour obtenir une prime de fin
d’année dans toute la branche. Il fut décidé de lancer quelques actions,
jusqu’à une grève le 15 janvier 2008. Durant l’assemblée plénière, nous
avions déclaré que bien que chez Praxair nous ayons déjà obtenu cette
prime, nous avions appris durant toutes ces années l’importance de la
solidarité entre travailleurs, et que nous participerions à la grève.
L’entreprise tenta de nous intimider en exerçant un chantage: si nous
faisions la grève, elle arrêterait toutes les négociations internes. La
grève fut totale.
Tout au long de cette période, nous
avons soutenu, avec des caisses de grève et par notre présence physique,
d’autres conflits, comme chez Alcoyana, Dana, Fate et Terrabusi[8].
En avril 2008, nous réussîmes à ce que
l’entreprise nous octroie un local syndical. Il se situe dans l’ancien
bureau du chef d’atelier.
Au final, durant ces trois années, nous
sommes passés de la perte de droits, de la peur, de l’incertitude à une
Commission Interne participative, démocratique, solidaire avec les
travailleurs d’autres entreprises, avec des assemblées encourageant la
discussion et l’unité, et nous avons réussi à récupérer beaucoup des
droits que nous avions perdus. Durant ces années, nous avons réussi à ce
que les choses changent chez Praxair.
Maxi Arecco et José Vega[9]
[1]
Dans ce contexte, de nouveaux droits ont été créés pour des collectifs
de travailleurs jusque là oubliés du droit du travail, comme les
ouvriers agricoles et les travailleurs des services à la personne. Ce
mouvement d’amplification des droits a permis d’atteindre les secteurs
ouvriers les plus relégués. Ainsi, l’étatisation des fonds de retraite
(permettant l’inclusion dans le régime de retraite de ceux qui n’avaient
pas accumulé assez d’ancienneté, faisant ainsi de l’Argentine l’un des
pays latino-américains ayant la meilleure couverture, avec 95% des
retraités) et l’élargissement du système de protection sociale (avec par
exemple une prestation versée pour chaque enfant mineur aux familles en
situation de pauvreté) ont amélioré le sort des fractions les plus
vulnérables de la classe ouvrière.
[2] Chercheur au CEIL (Centre d’études et de recherches sur le travail) et professeur de sociologie à l’Université de Buenos Aires
[3] Cet article est une version reprise, raccourcie et actualisée du livre Nuestra Comisión Interna : La organización de los trabajadores de Praxair
(2009), Buenos Aires, Taller de Estudios Laborales. Pour une version
détaillée des différents moments de la lutte des travailleurs de Praxair
pour une représentation syndicale, avec des témoignages, se reporter au
livre.
[4]
Ndlt : la commission interne regroupe les délégués du personnel, élus
par tous les salariés de l’entreprise. Les délégués doivent être membres
du syndicat considéré comme représentatif dans le secteur considéré. En
comparaison avec la France, on peut considérer les commissions internes
comme une instance hybride entre les délégués du personnel et la
section syndicale d’entreprise.
[5]
Ndlt: la zone industrielle située au Nord de Tigre, ville du Nord de
Buenos Aires, comprend de nombreuses multinationales. C’est un des
foyers économiques les plus dynamiques du pays. Les travailleurs
mobilisés ont eu recours à plusieurs tactiques pour que la direction ait
le sentiment que la publicité faite à la lutte était très importante :
par exemple, ils collaient, quelques mètres avant l’entrée de l’usine,
des autocollants dénonçant la discrimination syndicale sur les camions
qui venaient livrer des produits ou en charger, donnant ainsi
l’impression que des véhicules venus du pays entier avaient porté ces
autocollants sur des milliers de kilomètres.
[6]
Instituto Nacional contra la Discriminación, la Xenofobia y el Racismo
(Institut National contre la Discrimination, la Xénophobie et le
Racisme, agence nationale créée en 1995 pour la défense des droits
humains).
[7] SADOP
est le syndicat des enseignants du secteur privé (Sindicato Argentino
de Docentes Particulares), l’UOCRA est le syndicat des travailleurs du
bâtiment (Union Obrera de la Construccion de la Républica Argentina) et
le SUTEBA est le syndicat des travailleurs du système éducatif de la
province de Buenos Aires (Sindicato Unificado de los Trabajadores de la
Educacion de Buenos Aires).
[8] Ndlt:
Alcoyana est une entreprise argentine textile, Dana est une
multinationale sous-traitante de l’industrie automobile (essentiellement
poids lourds et engins), Fate est le leader argentin de l’industrie
pneumatique et Terrabusi est une entreprise alimentaire argentine,
désormais intégrée au groupe étasunien Kraft.
[9] Travailleurs de Praxair et membres à plusieurs reprises de la « Comision Interna » [cf. note suivante]. Pour contacter les travailleurs de Praxair : delegados_praxair@yahoo.com.ar
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