mercredi 22 avril 2015

Manifester en France, c'est risquer de finir en prison

Jacques RANCIÈRE Philosophe, Ken LOACH Réalisateur, Judith BUTLER
Philosophe et Une cinquantaine DE PERSONNALITÉS

Libération



TRIBUNE - Le droit à manifester est un droit non négociable. Mais ce qui
se dessine localement, c’est une société construite sur la
criminalisation des luttes sociales et politiques.
Il plane dans ce pays une atmosphère bien étrange. Quoi que l’on puisse
penser du douteux cortège de tête de la mobilisation fleuve ayant défilé
dans les rues de Paris, le 11 janvier, après les attentats contre
Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, ce sont bien quatre
millions de personnes qui ont choisi de manifester pour dire leur rejet
des attentats et leur attachement à un certain nombre de valeurs
démocratiques. Comme le notaient alors les correspondants de la presse
internationale, c’est au travers de la «manif», sorte de paradigme
hexagonal de l’expression collective, que les Français avaient décidé
d’exprimer leur émoi. Hollande et son gouvernement, eux, jouaient la
carte de l’émotion et de la responsabilité, n’hésitant pas à se
présenter comme les hérauts de la liberté d’expression. Mais celle-ci,
en France, avant comme après ce défilé historique, n’est pas un étalon
universel, loin de là. Il existe des territoires et des villes où
manifester peut conduire derrière les barreaux.

Que ce soit à Notre-Dame-des-Landes, à Sivens, à Nantes, à Lyon ou à
Toulouse, ce n’est pas tous les jours le 11 janvier. Manifester oui,
mais pas pour saluer la mémoire du jeune militant écologiste tué par un
tir de grenade de la gendarmerie, Rémi Fraisse, dans la nuit du 25 au 26
octobre. Manifester oui, mais pas contre la série de violences
policières commises par la suite à l’occasion de plusieurs
manifestations interdites en préfecture. Manifester oui, mais pas contre
l’interdiction de manifester elle-même. Ces interdictions qui se sont
répétées sur l’ensemble du territoire sont une atteinte grave et
révoltante à un droit démocratique fondamental. Nombreux sont celles et
ceux qui, en novembre, n’ont pas accepté les diktats vigipiratesques et
les arrêtés préfectoraux. Des dizaines ont alors été arrêtés, gardés à
vue, déférés devant la justice et souvent condamnés. Qui à une peine de
sursis et une amende, qui à une peine de prison ferme. C’est le cas de
Gaëtan, étudiant toulousain en histoire de l’art au Mirail, militant
politique et syndical, arrêté en marge de la manifestation interdite du
8 novembre. En première instance, il a écopé d’une peine de prison avec
sursis et d’une amende. En appel, le juge a choisi d’aggraver la
sentence, en le condamnant à six mois de prison, dont deux fermes.
Bien sûr la justice officielle sait toujours trouver des motifs pour
transformer une résistance politique en un crime de droit commun, en
inventant des chefs d’inculpation et en faisant témoigner ses propres
policiers. La justice officielle, d’ailleurs, leur en sait gré
puisqu’elle sait être reconnaissante avec eux, lorsqu’ils sont les
auteurs de «bavures». Clémente avec les meurtriers de Malik, de Zyed ou
de Bouna (le verdict sera rendu en mai), jamais condamnés à de la prison
ferme, elle est impitoyable avec celles et ceux qui revendiquent le
droit élémentaire de dire leur opposition à la société telle qu’elle est
organisée, ou aux politiques telles qu’elles sont menées. Ce qui se
renforce et se dessine localement, à partir de manifestation, piquet de
grève ou mobilisation, c’est une société construite sur la
criminalisation des luttes sociales et politiques, dont on peut
craindre, si l’on n’y prend garde, qu’elle ne devienne le lot commun
dans tout le pays. Aujourd’hui à Toulouse, sorte de ville-laboratoire,
la moindre mobilisation revêtant une dimension un tant soit peu
politique, féministe, antiraciste ou de solidarité internationale avec
le peuple palestinien est encadrée, lorsqu’elle n’est pas interdite,
comme si le moindre acte militant public portait en lui le germe du
«terrorisme».

Dans son message de soutien à Gaëtan, Erri De Luca souligne combien «le
droit à manifester est un droit non négociable». Il en sait quelque
chose. «Pas de prison pour Gaëtan et tous les condamnés pour avoir
manifesté», tel est le nom de la campagne actuellement menée pour
dénoncer toutes ces atteintes, auxquelles on voudrait nous habituer, aux
libertés démocratiques élémentaires. Nous nous associons ici à ce refus
et témoignons de notre solidarité à son égard et à celui des autres
condamnés après les manifestations contre les violences policières. Nous
invitons chacune et chacun, en conscience, à mesurer la gravité de la
situation actuelle.

Parmi les signataires : Marc Abélès, anthropologue, directeur de
recherches au EHESS et CNRS ; Gilbert Achcar, professeur, Université de
Paris-8 et SOAS, Université de Londres ; Tariq Ali, écrivain et
réalisateur ; Etienne Balibar, professeur émérite, Université de
Paris-Ouest ; Ludivine Bantigny, historienne, maître de conférences,
Université de Rouen ; Emmanuel Barot, philosophe, maître de conférence
HDR, Université Jean Jaurès/Mirail de Toulouse ; Enzo Traverso,
historien, Cornell University ; Michel Broué, mathématicien, Professeur,
Université Paris-Diderot ; Sébastien Budgen, éditeur ; Judith Butler,
philosophe, Université de Berkeley, Californie ; Vincent Charbonnier,
ingénieur d’études, IFÉ- ENS de Lyon ; Anne Clerval, maître de
conférences en géographie, Université Paris-Est Marne-la-Vallée ; Alexis
Cukier, docteur en philosophie, ATER, Université de Poitiers ; Sonia
Dayan-Herzbrun, sociologue, professeure émérite, Université Paris
Diderot-Paris 7 ; Jean-Numa Ducange, historien, maître de conférences,
Université de Rouen ; Cédric Durand, économiste, Université Paris 13 ;
Franck Fischbach, philosophe, professeur à l’Université de Strasbourg ;
Geneviève Fraisse, philosophe, directrice de recherche émérite, CNRS ;
Bernard Friot, sociologue et économiste, Université de Paris-Ouest ;
Franck Gaudichaud, maître de conférences en Civilisation
hispano-américaine, Université Grenoble-Alpes ; Barbara Glowczewski,
anthropologue, directrice de recherches au CNRS et Collège de France ;
Fabien Granjon, sociologue, professeur, Université Paris 8 ; Razmig
Keucheyan, sociologue, maître de conférences, Paris Sorbonne-Paris IV ;
Stathis Kouvélakis, philosophe, King’s College, Londres ; Ken Loach,
réalisateur ; Frédéric Lordon, économiste, CNRS ; Michael Lowy,
philosophe, CNRS ; Olivier Neveux, historien d’art, professeur,
Université Lyon 2 ; Ugo Palheta, maître de conférences en sciences de
l’éducation, Université Lille-3 ; Willy Pelletier, sociologue,
Université de Picardie ; Paul B. Preciado, philosophe, Université de New
York ; Jacques Rancière, philosophe, professeur émérite, Université
Paris 8 ; Kristin Ross, professeure de littérature comparée, New York
University ; Valentin Schaepelynck, maître de conférences en sciences de
l’éducation, Université Paris 8 ; Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe,
maître de conférences HDR, Université Jean Jaurès/Mirail, Toulouse ;
Eduardo Viveiros de Castro, anthropologue, Museo Nacional, Rio de
Janeiro ; Slavoj Žižek, philosophe, Université de Ljubljana, Slovénie.


Des rassemblements sont prévus ce vendredi : à Paris, place Saint
Michel, à 18h30 et à Toulouse, place Jean Jaurès, à 18h.



http://www.liberation.fr/debats/2015/04/17/manifester-en-france-c-est-risquer-de-finir-en-prison_1246031

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