mercredi 22 avril 2015

En Catalogne, une colonie éco-industrielle invente une façon de vivre libérée du profit



 

Construire un analyseur d’eau, des systèmes d’éclairage écolos, brasser de la bière ou créer un réseau de téléphone alternatif... Voilà à quoi s’affairent une vingtaine de Géo Trouvetou installés dans une usine délabrée transformée en communauté rurale libertaire et high-tech. Cette « colonie éco-industrielle post-capitaliste » invente des façons de vivre et de produire libérées de la logique du profit.

- Calafou (Espagne), reportage
Pour accéder au fond de la vallée, le véhicule doit naviguer entre les bosses d’un chemin de terre mal entretenu. A l’arrivée, on est acccueilli par une barrière levée et rouillée qui semble bloquée dans cette position depuis des décennies. Sur le muret d’enceinte, on peut lire en lettres vertes et noires sur fond blanc : « Calafou, colonie éco-industrielle post-capitaliste ».
De prime abord, le post-capitalisme n’a rien de séduisant. Des murs grisâtres défraîchis par le temps, des embrasures de portes sans portes, des carreaux brisés qui laissent passer le vent frais de février. Certains bâtiments donnent l’impression d’avoir été abandonnés avant même d’avoir été finis. Derrière l’un d’eux, une cheminée industrielle pointe encore son nez vers le ciel mais cela fait longtemps qu’aucune fumée n’en est sortie.


Adossée au bâtiment principal, une petite église investie par la végétation sert de débarras. Sans la présence de voitures et de caravanes, on pourrait penser que Calafou fait partie de la centaine de colonies industrielles désaffectées qui pourrissent près des rivières catalanes, vestige du passé industriel de la région.

 

Souveraineté technologique

« Au siècle dernier, plusieurs dizaines de familles vivaient ici et produisaient du papier, du textile ou plus récemment des plaques de métal », me raconte Pablo, un doctorant en biologie, en s’appuyant sur les souvenirs de l’ancien propriétaire et les quelques archives dénichées dans les sous-sols de Calafou. Abandonnée depuis l’incendie d’un des bâtiments au milieu des années 2000, cette friche industrielle située à 60km à l’ouest de Barcelone a été rachetée il y a quatre ans par une bande de néo-ruraux pas comme les autres.
Didac, un des initiateurs du projet explique qu’ici « l’objectif n’est pas tant d’arriver à l’autosuffisance alimentaire qu’à la souveraineté technologique ». Pour ce sociologue qui a vécu plus d’un an sur place, Calafou s’inscrit dans une logique de réappropriation de la technique et des outils qu’il refuse de laisser « entre les mains des entreprises capitalistes internationales ».
En quatre ans, de nombreux travaux ont été effectués. Mais malgré les efforts des habitants, les 28 000 m² de hangars offrent encore un paysage que Didac qualifie de « post-apocalyptique ». Et c’est précisément ce qui a attiré Maxigas, doctorant en production collaborative.


Installé devant un écran traversé par des lignes d’écriture verte qui semblent venir directement de la planète Mars, une tasse de maté fumante à la main, il m’explique les raisons de sa présence ici : « Vu que la société est une ruine, j’aurais l’impression de me mentir à moi-même si j’habitais dans un appartement propret aux finitions parfaites. J’aime les ruines et les univers chaotiques, ils m’ont l’air plus réels ».

Biologie, porno et bricolage

Ulyses, un trentenaire au sourire ineffaçable se charge de faire visiter les lieux aux cinq personnes arrivées ces derniers jours. On découvre que derrière ces mastodontes de béton se cache une Silicon Valley rurale et anti-capitaliste.
Le long d’un grand hangar à ciel ouvert, quelques portes donnent sur des ateliers abrités par la seule partie du toit épargnée par les flammes. Derrière l’une d’elles, on trouve un laboratoire de biologie où Pablo analyse notamment l’eau et la terre des environs qu’il soupçonne d’avoir été souillées par les rejets industriels des dernières décennies.


Sur la table et les étagères de ce minuscule local, quelques instruments d’analyse et de stérilisation traînent aux côtés d’un cendrier et d’une pile de bouquins. Mais faute de moyens, l’équipement du labo est minimaliste. Heureusement, ses utilisateurs ne manquent pas de créativité :
« On a construit notre propre incubateur avec un appareil photo, des lumières et du wifi. Grâce à ça, on peut voir les bactéries en train de se développer à distance », raconte-t-il avec fierté en ouvrant le vieux frigo dans lequel leur création est conservée.
Quelques portes plus loin, des inscriptions à la bombe nous indiquent l’entrée du Penchblenda, un « trans-hack feminism lab ». Dans ce cabinet des curiosités à peine plus grand qu’un studio d’étudiant, chaque centimètre carré est utilisé pour stocker une des inventions de Pin, une des taulières du lieu.


Cette autodidacte aux cheveux roses et rebelles nous fait visiter son antre avec un enthousiasme communicatif. A côté d’un détecteur gérant le remplissage d’une cuve à eau, d’une dynamo artisanale, d’un projet de LEDs, de piezo-électricité et d’un microscope fabriqué avec une caméra USB, elle nous montre des godemichés moulés sur place dans une matière caoutchouteuse innovante, des instruments de musique corporels, des outils pour faire soi-même son diagnostic gynécologique et des photos de « post-porn ».
Une cohabitation surprenante d’objets et de concepts qui répond pourtant d’une même volonté : reprendre la main aussi bien sur son corps que sur son environnement. Transformer et bidouiller tout ce qui a été standardisé et par le capitalisme et « l’hétéro-patriarcat ».

Pirates des temps modernes

A l’étage inférieur, je pénètre via une porte branlante dans un des lieux phares de la colonie : le Hackafou. Sous le regard rieur de Jolly Roger, le drapeau pirate qui flotte au milieu de la salle, des hackers s’affairent.
Pendant que la coque d’un analyseur d’eau sort couche par couche d’une imprimante 3D, un homme installe Linux sur un ordinateur pendant qu’un autre s’amuse à pirater mon appareil photo. C’est à ce moment que Pin surgit et repart avec sous le bras une pile de vieux ordinateurs portables qu’elle entend ressusciter.
Dans ce repère où cohabitent des petits génies, du matériel high-tech, un poêle à bois antédiluvien et des revendications politiques, plusieurs équipes ont travaillé sur le développement d’outils destinés aux mouvements sociaux comme un réseau social alternatif ou un réseau téléphonique gratuit et sécurisé.


Mais c’est le Bitcoin, une monnaie virtuelle cryptée, qui a apporté une renommée internationale à Calafou, au grand dam des habitants actuels. Amir Taaki, surnommé le « Guru du bitcoin » a séjourné plusieurs mois à la colonie avec son équipe, attirant des journalistes laissant entendre dans leurs articles que Calafou était le QG du Bitcoin.
Cette publicité indésirable ramène encore aujourd’hui des curieux du monde entier en quête d’informations sur cette la fameuse monnaie qui prend de l’ampleur hors de tout contrôle étatique. Sauf que les occupants acceptent difficilement d’être associés à cette monnaie « anarcho capitaliste » et ils sont nombreux à la colonie à garder un souvenir amer du Guru et de son équipe.
Peuplée de punks, de technophiles, de féministes radicales et de bricoleurs, Calafou n’a rien d’une communauté de hippies. « On ne ressemble pas aux communautés néo-rurales classiques qui font pousser des légumes. Moi je voulais vivre à la campagne et faire des choses liées à la science et à la technologie », raconte Pablo.


Dans cette atmosphère technophile fleurissent néanmoins des projets divers. Près du bâtiment principal, dans une salle carrelée, trois personnes surveillent un thermomètre plongé dans une cuve. De là sortira la Rosa de Foc (Rose de feu, surnom de Barcelone), la bière artisanale dont ils produisent 800 litres par mois.
Ulyses explique qu’à Calafou on trouve également un mini cirque, une fabrique de savon, un projet de numérisation de livres, un centre social, un jardin... La colonie compte aussi un énorme atelier équipé d’une dizaine de machines dédiées au travail du bois. Ces outils sont collectivisés et n’importe qui peut les utiliser gratuitement à condition de reverser une part à Calafou en cas de profit.

Une économie alternative

Certains projets comme le centre social ou le laboratoire de biologie sont dits collectifs et à ce titre bénéficient du soutien de la Colonie et de locaux gratuits. Les autres, comme la brasserie ou la fabrique de savon, sont dits autonomes. Ceux-ci louent l’espace utilisé à raison d’1€ par mois et par m² et doivent reverser une partie de leurs bénéfices à la communauté.
Généralement, les projets autonomes versent 1/3 des recettes à ceux qui y participent, 1/3 pour consolider le projet et 1/3 pour la colonie. Pour le moment l’équilibre financier est fragile et la Colonie a bouclé l’année dernière avec difficulté. « Mais ça va mieux. Cette année, on va mettre le paquet », assure Pablo.
Et puis, en cas de problème, ils ne sont pas seuls. Calafou est un des projets autonomes de la Coopérative intégrale catalane (CIC), un mastodonte de l’alternative doté d’un budget d’un demi million d’euros issu de « l’insoumission fiscale », en clair, de l’évasion fiscale à des fins sociales. Avec cet argent, ils développent des outils juridiques, techniques et économiques afin de faciliter la construction d’alternatives dans le domaine de la santé, de l’éducation ou encore du logement. On trouve à Calafou un bon exemple de ce que permettent les outils crées par la commission logement de la CIC.
Au fond du terrain, caché entre un flanc de montagne et l’énorme hangar au toit carbonisé, se trouve la coopérative de logement social, une des sources principales de rentrées d’argent de Calafou. Le bâtiment compte 27 appartements et près d’une vingtaine sont pour l’instant occupés. Les habitants peuvent payer un loyer de 175 € à la coopérative ou acheter le droit d’usage de l’appartement pour 16 800 €.


C’est ce qu’a choisi de faire Karioka. Il peut en jouir à vie et récupérer sa mise en cas de départ, mais les murs continuent d’appartenir à la coopérative. Il ne peut donc pas revendre son logement. « L’avantage du droit d’usage est qu’on ne peut pas spéculer sur l’immobilier », explique ce grand gaillard avec sa voix puissante et un cheveu sur la langue.
C’est notamment cet argent qui a permis d’acheter la colonie vendue 400 000€ par son propriétaire. Près de la moitié a déjà été remboursée et ils entendent se libérer de la dette en moins de dix ans. Les habitants qui ne peuvent ou ne veulent pas payer pour un appartement personnel résident dans la « maison rouge », bâtiment en brique composé de dortoirs où logent également les invités.

Vers le post-capitalisme

En cette fin février, la colonie ne déborde pas d’activité et on se demande si les vingt-cinq personnes qui y vivent actuellement ne sont pas entrées en hibernation. Rox explique que le climat n’y est pas pour rien. « L’hiver a été très froid et sans la structure pour affronter ce froid, c’est dur d’être productif. En été, quand on peut faire des choses sans avoir cinq épaisseurs de vêtements sur soi, ça change la donne », raconte cette Italienne dont les mèches bleues dépassent de ses deux capuches.
Mais ce n’est pas la seule raison. « Beaucoup d’activités ici ne sont pas visibles. Le lieu est très grand donc personne ne te voit travailler », continue-t-elle. En effet, chaque jour passé sur place, j’ai découvert au moins une nouvelle pièce dans ce dédale industriel...

*Suite de l'article sur reporterre


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