Notre
société marche sur la tête. Un seul objectif : le plein emploi. Sans se
demander si les activités créées sont utiles à la société, ou si elles
sont nuisibles. Être rentable et « booster la Sainte Croissance » est
devenu plus important que de donner du sens au travail. « A chaque fois que je pensais à quelque chose d’utile à la société, c’était impossible de pouvoir en vivre », explique Jérôme Choain. Témoignage de cet ingénieur qui a décidé de vivre et travailler autrement.
Je suis exaspéré. Si, si.
Je n’entends parler que d’emploi. C’est devenu l’étalon or, la justification absolue, le fourre tout. Pas une émission, pas un discours politique sans que cela ne dirige les débats. On se moque de l’intérêt des choses, on ne compte que les emplois. Et en plus on compte mal, souvent on ment.
J’ai 45 ans, je suis né en 68, année de certains rêves. Je suis à peine plus vieux que le 1er choc pétrolier, je n’ai entendu au cours de ma vie que des encravatés me dire qu’ils se battent pour la croissance et l’emploi. Et je n’ai jamais connu que le chômage de masse et la décroissance de mon environnement.
Reconnaissance sociale
On a besoin d’argent pour vivre, soit. On a besoin de faire des choses pour s’épanouir, je le pense. Mais quel rapport avec l’emploi ? Pourquoi est-il si profondément ancré en nous que c’est une valeur ? J’ai bien une idée mais là on va tomber dans le subjectif et je voudrais être consensuel aujourd’hui.
Restons-en donc aux faits. Qui pourrait dire qu’un employé de nos armuriers qui travaille pour un gras salaire sur les mines anti-personnelles ou les armes biologiques est plus utile à la société que M. René, chômeur senior sans espoir de retour à l’emploi et qui passe son temps a donner du soutien scolaire à nos enfants.
Notre société nous éduque à lui nuire
Je suis ingénieur. On m’a donné un diplôme qui, sans me protéger de tout, me donne toutes les chances. Et je m’en suis servi : j’ai tout. En tout cas j’ai tout ce qui pour moi fait une vie bien privilégiée, je ne souhaite rien de plus. Quand je regarde mes amis ingénieurs, l’immense majorité travaille, comme moi il y a peu, pour des grosses boites et mettent leur « génie » au service d’empires économiques sans avoir la moindre maîtrise de ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Quand tu penses que des ingénieurs travaillent à l’obsolescence programmée, et on nous dira qu’il n’y a pas de sot métier.
Il y a deux ans ma femme et moi avons pris une décision un peu folle : tout larguer pour aller s’installer au bord de la mer. La chance a été de la partie : un ami m’a offert un emploi de rêve, je travaille de chez moi sur des choses que j’aime. Le pied absolu.
Cela n’empêche que je me suis posé beaucoup de questions à cette époque sur ce que j’allais faire de ma vie. Je débarquais dans un environnement de rêve, mais quitter un boulot stable de cadre en région parisienne pour aller s’enterrer au fond du Morbihan, ce n’était pas très responsable en terme de carrière...
J’ai encore des proches qui croient que j’ai fait ça pour faire plaisir à ma Dame. Ils n’imaginent pas que c’est moi qui ait eu l’envie, celle de changer d’air, de quitter ce cirque insensé où je fanais.
Lorsque je suis arrivé, tout à mon émerveillement, j’étais plein d’envies, de volonté de faire quelque chose de bien. J’ai pensé à 10 000 trucs pour mettre mes modestes connaissances au service de la commune, de l’école, du collège, des vieux, et le constat est simple : à chaque fois que je pensais à quelque chose d’utile à la société, c’était impossible de pouvoir en vivre. Et tous les trucs qui me semblaient avoir une chance de marcher étaient au mieux inutiles, plus souvent nuisibles, donc hors de question.
Pourtant il y en a des choses à faire pour booster la société. Pour ne parler que de mon domaine, les développeurs pleins d’envies et de générosité sont légions. Ils sont capables de grandes choses. Ceux qui ne connaissent pas ce monde n’imaginent peut être pas à quel point ils sont capables d’aider la communauté dans tous les aspects de la vie quotidienne.
Mais toute cette énergie, toute cette puissance est mise au service de la marge à 2 chiffres. L’immense majorité de ces artisans du futur finiront dans de tristes gratte-ciels à développer une technologie rentable pour les actionnaires, parfois nuisible, en tout cas éloignée de toute considération pour l’intérêt général. Un seul coupable : l’emploi et donc la soumission comme unique perspective de revenus. Je sais, il existe aussi des entrepreneurs. On en parlera peut-être une autre fois.
Tant qu’on nous éduquera dans l’espoir d’avoir « une belle situation » (entendez « grassement payée », pas « noble métier »), ça ne risque pas de bouger.
Être ingénieur, ce pourrait être beau. Innover, inventer pour libérer les hommes du travail abrutissant, ce serait grand. Le faire pour pousser massivement les gens au chômage, c’est une honte. J’entendais récemment Fleur Pellerin déclarer tous sourires numériques déployés que « les petits emplois c’est fini, on ne peut pas rivaliser avec les pays émergents, il faut développer les hautes technologies et les emplois hautement qualifiés ». Ah oui ? C’est une ministre socialiste qui nous chante ça ? Et on fait quoi des gens « non qualifiés », tout le monde à la poubelle ? Concrètement oui, c’est bien ce que nous faisons. Et comme les dirigeants sortent exclusivement des zones « qualifiées », on continue le massacre dans des rêves illusoires de formation professionnelle qui vont élever le bon peuple.
Émancipation
J’ai travaillé 17 ans dans l’automatisation de tri postal. De merveilleuses machines qui mettent tellement de postiers au chômage. J’ai toujours eu l’utopie de la machine qui libère l’homme, mais le temps a passé et j’ai bien du me rendre compte que tout mon travail ne participait qu’au bénéfice exclusif de mes patrons, et au mien bien sûr. J’ai vraiment cru que ça changerait, que la révolution numérique mettrait un peu de temps à être comprise, mais après toutes ces années pas l’ombre d’un début de prise en compte de cette nouvelle réalité : l’emploi disparaît.
Tout ceci n’empêche que le bilan que je tire modestement de ma petite expérience de vieux (j’ai appris récemment qu’à 45 ans je passais professionnellement dans la rubrique senior) est raide : nous marchons sur la tête. Au prétexte de booster la Sainte Croissance qui seule saura apporter le bonheur aux petites gens, nous avons appris à être rentables. Méritants, dit-on dans le jargon politique, ultime hypocrisie. Tout ça pour qu’au final des jeunes rêvent de devenir footballeur ou rock star de la télé réalité, tu parles d’un mérite.
Il faut se libérer de l’emploi, je ne sais pas si c’est par le Revenu de Base, le Salaire à vie, ou d’autres propositions, mais il existe des pistes de réflexion dont on n’entend jamais parler chez Pujadas. On continue de gaspiller des milliards à subventionner des pans entiers de l’économie dont l’activité est in fine nuisible à la société, tout cela soit-disant pour l’emploi.
Si les bonnets rouges pouvaient vivre sans être « obligés » de nuire à l’environnement breton, il n’y aurait plus de bonnets rouges. Mais faut bouffer, et donc l’intérêt général se sera pour plus tard, encore une fois.
Jérôme Choain
Voir le blog de l’auteur
Photo extraite du film Brazil de Terry Gilliam (1985)
Vidéo : intervention de Paul Jorion, chercheur en sciences sociales, au cours d’une émission de Ce soir ou jamais (France 3)
Je n’entends parler que d’emploi. C’est devenu l’étalon or, la justification absolue, le fourre tout. Pas une émission, pas un discours politique sans que cela ne dirige les débats. On se moque de l’intérêt des choses, on ne compte que les emplois. Et en plus on compte mal, souvent on ment.
J’ai 45 ans, je suis né en 68, année de certains rêves. Je suis à peine plus vieux que le 1er choc pétrolier, je n’ai entendu au cours de ma vie que des encravatés me dire qu’ils se battent pour la croissance et l’emploi. Et je n’ai jamais connu que le chômage de masse et la décroissance de mon environnement.
Reconnaissance sociale
On a besoin d’argent pour vivre, soit. On a besoin de faire des choses pour s’épanouir, je le pense. Mais quel rapport avec l’emploi ? Pourquoi est-il si profondément ancré en nous que c’est une valeur ? J’ai bien une idée mais là on va tomber dans le subjectif et je voudrais être consensuel aujourd’hui.
Restons-en donc aux faits. Qui pourrait dire qu’un employé de nos armuriers qui travaille pour un gras salaire sur les mines anti-personnelles ou les armes biologiques est plus utile à la société que M. René, chômeur senior sans espoir de retour à l’emploi et qui passe son temps a donner du soutien scolaire à nos enfants.
Notre société nous éduque à lui nuire
Je suis ingénieur. On m’a donné un diplôme qui, sans me protéger de tout, me donne toutes les chances. Et je m’en suis servi : j’ai tout. En tout cas j’ai tout ce qui pour moi fait une vie bien privilégiée, je ne souhaite rien de plus. Quand je regarde mes amis ingénieurs, l’immense majorité travaille, comme moi il y a peu, pour des grosses boites et mettent leur « génie » au service d’empires économiques sans avoir la moindre maîtrise de ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Quand tu penses que des ingénieurs travaillent à l’obsolescence programmée, et on nous dira qu’il n’y a pas de sot métier.
Il y a deux ans ma femme et moi avons pris une décision un peu folle : tout larguer pour aller s’installer au bord de la mer. La chance a été de la partie : un ami m’a offert un emploi de rêve, je travaille de chez moi sur des choses que j’aime. Le pied absolu.
Cela n’empêche que je me suis posé beaucoup de questions à cette époque sur ce que j’allais faire de ma vie. Je débarquais dans un environnement de rêve, mais quitter un boulot stable de cadre en région parisienne pour aller s’enterrer au fond du Morbihan, ce n’était pas très responsable en terme de carrière...
J’ai encore des proches qui croient que j’ai fait ça pour faire plaisir à ma Dame. Ils n’imaginent pas que c’est moi qui ait eu l’envie, celle de changer d’air, de quitter ce cirque insensé où je fanais.
Lorsque je suis arrivé, tout à mon émerveillement, j’étais plein d’envies, de volonté de faire quelque chose de bien. J’ai pensé à 10 000 trucs pour mettre mes modestes connaissances au service de la commune, de l’école, du collège, des vieux, et le constat est simple : à chaque fois que je pensais à quelque chose d’utile à la société, c’était impossible de pouvoir en vivre. Et tous les trucs qui me semblaient avoir une chance de marcher étaient au mieux inutiles, plus souvent nuisibles, donc hors de question.
Pourtant il y en a des choses à faire pour booster la société. Pour ne parler que de mon domaine, les développeurs pleins d’envies et de générosité sont légions. Ils sont capables de grandes choses. Ceux qui ne connaissent pas ce monde n’imaginent peut être pas à quel point ils sont capables d’aider la communauté dans tous les aspects de la vie quotidienne.
Mais toute cette énergie, toute cette puissance est mise au service de la marge à 2 chiffres. L’immense majorité de ces artisans du futur finiront dans de tristes gratte-ciels à développer une technologie rentable pour les actionnaires, parfois nuisible, en tout cas éloignée de toute considération pour l’intérêt général. Un seul coupable : l’emploi et donc la soumission comme unique perspective de revenus. Je sais, il existe aussi des entrepreneurs. On en parlera peut-être une autre fois.
Tant qu’on nous éduquera dans l’espoir d’avoir « une belle situation » (entendez « grassement payée », pas « noble métier »), ça ne risque pas de bouger.
Être ingénieur, ce pourrait être beau. Innover, inventer pour libérer les hommes du travail abrutissant, ce serait grand. Le faire pour pousser massivement les gens au chômage, c’est une honte. J’entendais récemment Fleur Pellerin déclarer tous sourires numériques déployés que « les petits emplois c’est fini, on ne peut pas rivaliser avec les pays émergents, il faut développer les hautes technologies et les emplois hautement qualifiés ». Ah oui ? C’est une ministre socialiste qui nous chante ça ? Et on fait quoi des gens « non qualifiés », tout le monde à la poubelle ? Concrètement oui, c’est bien ce que nous faisons. Et comme les dirigeants sortent exclusivement des zones « qualifiées », on continue le massacre dans des rêves illusoires de formation professionnelle qui vont élever le bon peuple.
Émancipation
J’ai travaillé 17 ans dans l’automatisation de tri postal. De merveilleuses machines qui mettent tellement de postiers au chômage. J’ai toujours eu l’utopie de la machine qui libère l’homme, mais le temps a passé et j’ai bien du me rendre compte que tout mon travail ne participait qu’au bénéfice exclusif de mes patrons, et au mien bien sûr. J’ai vraiment cru que ça changerait, que la révolution numérique mettrait un peu de temps à être comprise, mais après toutes ces années pas l’ombre d’un début de prise en compte de cette nouvelle réalité : l’emploi disparaît.
Tout ceci n’empêche que le bilan que je tire modestement de ma petite expérience de vieux (j’ai appris récemment qu’à 45 ans je passais professionnellement dans la rubrique senior) est raide : nous marchons sur la tête. Au prétexte de booster la Sainte Croissance qui seule saura apporter le bonheur aux petites gens, nous avons appris à être rentables. Méritants, dit-on dans le jargon politique, ultime hypocrisie. Tout ça pour qu’au final des jeunes rêvent de devenir footballeur ou rock star de la télé réalité, tu parles d’un mérite.
Il faut se libérer de l’emploi, je ne sais pas si c’est par le Revenu de Base, le Salaire à vie, ou d’autres propositions, mais il existe des pistes de réflexion dont on n’entend jamais parler chez Pujadas. On continue de gaspiller des milliards à subventionner des pans entiers de l’économie dont l’activité est in fine nuisible à la société, tout cela soit-disant pour l’emploi.
Si les bonnets rouges pouvaient vivre sans être « obligés » de nuire à l’environnement breton, il n’y aurait plus de bonnets rouges. Mais faut bouffer, et donc l’intérêt général se sera pour plus tard, encore une fois.
Jérôme Choain
Voir le blog de l’auteur
Photo extraite du film Brazil de Terry Gilliam (1985)
Vidéo : intervention de Paul Jorion, chercheur en sciences sociales, au cours d’une émission de Ce soir ou jamais (France 3)
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