C’est beau, les odes à la liberté d’expression en l’honneur de Charlie Hebdo. Mais quand vous ne dites pas ce qui convient à la télévision, la télévision vous censure. Enfin, France 24, qui a carrément balayé les propos de notre reporter.
Je vais vous raconter l’histoire d’une absurde censure. Le récit commence mercredi 14 janvier en début d’après-midi. Mon téléphone sonne. A l’autre bout du fil Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre. Il m’explique que France 24 cherche un interlocuteur pour parler des ZAD (zones à défendre) en direct à la télévision. Personne d’autre à Reporterre n’est disponible. N’étant pas trop à l’aise face caméra et ayant quelques problèmes avec le journalisme télé, je ne promets rien, si ce n’est d’en discuter avec l’équipe de France 24.
Quelques minutes plus tard, la journaliste de la chaîne m’appelle et me fait part de sa difficulté à trouver un intervenant. Je lui demande des précisions sur le déroulement de l’interview. Elle m’explique qu’un reportage d’environ cinq minutes sera diffusé, suivi d’une interview avec l’invité du jour. Elle m’envoie le script du reportage. A la lecture de celui-ci, la moutarde me monte au nez : comme la plupart de ceux diffusés à la télé, il est caricatural et réducteur. Il ne permet pas de comprendre ce qui se vit et se joue sur les ZAD. Je la rappelle en lui disant tout le mal que je pense du travail de leur journaliste et lui explique que j’accepte d’intervenir, si elle ne trouve pas d’autres volontaires, afin d’apporter un autre point de vue.
Le lendemain, je traverse Paris en métro jusqu’à Issy les Moulineaux, siège de la chaîne. J’arrive à l’heure indiquée et refuse de me faire maquiller, ce qui me laisse du temps pour discuter avec une journaliste du JT. Je lui dis une nouvelle fois ce que je pense du reportage. Elle me répond : « Tu auras l’occasion de le dire à l’antenne ». Ca tombe bien, c’est pour cela que je suis venu !
Portant l’une de mes rares chemises, je rentre sur le plateau, tremblant à l’idée de passer en direct à la télévision pour la première fois de ma vie. Une fois le film d’environ cinq minutes diffusé, le journaliste se tourne vers moi. Il commence l’interview en faisant remarquer que j’ai levé les yeux au ciel en regardant le reportage.
Je lui répète ce que je disais à sa collègue la veille, en substance : ce que l’on vient de voir est le type de reportage moyen que l’on peut retrouver à la télévision. Il donne une image réductrice et caricaturale des occupants des ZAD et ne permet pas de saisir ce qui se passe là bas en termes de relations humaines, de façons de vivre et de s’organiser collectivement.
J’explique ensuite que les opposants au barrage ne luttent pas seulement contre un grand projet inutile et imposé, mais contre l’idéologie qui a présidé à la construction de ce barrage et des autres projets contestés ailleurs en France. Aspect totalement absent du reportage. Dans le reportage, on parle des riverains favorables au barrage. Je rappelle également que nombreux sont les riverains à s’y opposer.
Je sors du plateau sans avoir pu réellement développer les idées que j’étais venu défendre, faute de temps. A peine la porte du studio franchie, le rédacteur en chef du JT vient à ma rencontre et me reproche d’avoir critiqué le travail de son reporter, précisant néanmoins qu’il avait apprécié le reste de ma prise de parole.
Le reporter en question est présent à ses côtés, je propose d’en discuter directement avec lui. Nous échangeons pendant une vingtaine de minutes sur notre vision du journalisme et la façon de le pratiquer sur les ZAD. Je précise d’emblée que mes critiques ne le visaient pas personnellement. C’est le journalisme à la va-vite, qui prétend pouvoir comprendre et rendre compte en quelques heures de relations humaines et politiques complexes qui me pose problème. Son reportage n’est qu’un exemple de l’incapacité des journalistes à réaliser du bon travail en peu de temps. Sans connaître le terrain ni les codes de la ZAD, en 48h (temps qu’il a passé sur place, ce qui est déjà beaucoup pour un journaliste télé), il est impossible d’en saisir le fonctionnement, les particularités et de gagner la confiance de personnes qui depuis longtemps ne croient plus à l’indépendance des « merdias » de masse. Avant de prendre congé, je vais saluer le rédacteur en chef en me disant que tout est rentré dans l’ordre, chacun repartant avec une meilleure compréhension de la façon de penser de l’autre.
Quelques jours plus tard, je me connecte sur le site de France 24 et voit que mon intervention n’est pas disponible, alors que c’est le cas pour les autres invités de l’émission Focus à laquelle j’ai participé. J’envoie un courriel à l’employée de France 24 qui m’a démarché. Pas de réponse. Je rappelle le lundi, elle me dit qu’il doit s’agir d’une erreur. Et mardi matin, un courriel laconique de sa part vient éclaircir la situation :
« L’émission comprenant votre interview n’a pas été mise en ligne, sur demande de notre rédacteur en chef, en raison des critiques que vous avez émises à l’égard de notre travail. Excusez-moi pour cette explication un peu tardive. »
Ce à quoi je m’empresse de répondre :
« Merci pour cette explication.
Je m’en doutais un petit peu à vrai dire.
Pourriez-vous transmettre ceci au rédacteur en chef svp :
Dans le focus consacré à Sivens, le reporter fait passer les zadistes pour des apprentis dictateurs car ils souhaitent contôler les images tournées sur leur lieu de vie (ce qu’ils ne font même pas au final). Que cette pratique dérange, je le comprends parfaitement, et j’en ai parlé longuement avec le reporter. Mais si cela vous pose tant de problèmes, pourquoi reproduisez-vous la même chose chez vous ?
Petit rappel des faits :
Vous m’invitez à donner mon avis en direct. Je traverse Paris pour parler pendant 4 minutes chrono sur un sujet qui en mériterait beaucoup plus. Avant de venir, je dis clairement à la préparatrice d’émission ce que je pense du script du reportage et précise que c’est uniquement pour apporter un autre point de vue que j’accepte de venir faire le pitre à la télévision. Une fois sur place, on me demande mon avis, je le donne. Et on me reproche ensuite de l’avoir donné en toute franchise !
Que mon manque de tact et de corporatisme vous ai titillé, je le comprends. Je m’énerve parfois moi-même. Par contre, que vous censuriez mes propos pour protéger votre image et la sensibilité de votre journaliste est journalistiquement inacceptable (bien qu’humainement louable). En cette période où la liberté d’expression semble être une préoccupation pour des millions de Français et l’ensemble des salles de rédaction, votre geste me paraît pour le moins déplacé.
Je vous serai donc gré de publier mon passage en plateau après le reportage, comme vous le faîtes pour toutes les autres émissions Focus où des "experts" interviennent. Non pas pour me faire plaisir mais par déontologie et au nom d’une certaine idée de la liberté."
Quelques heures plus tard, la réponse du rédacteur en chef, Alberic de Gouville, tombe :
« Merci pour vos leçons de déontologie, j’en prends note. Néanmoins, étant donné que vous considérez vous-même être venu « faire le pitre », nous n’avons pas jugé nécessaire de mettre en ligne votre intervention. Si vous considérez qu’il s’agit de censure, libre à vous. Sachez simplement que, chaque jour, nous prenons des décisions concernant la mise en ligne, ou non, des interventions de nos invités, reportages et correspondances. Cela relève de la responsabilité éditoriale de notre chaine.
Je ne regrette aucunement d’avoir personnellement insisté pour que quelqu’un ayant votre profil soit invité. Votre intervention, sur le fond, était d’ailleurs intéressante , et ne me semblait pas être celle d’un « pitre ». Néanmoins, vous comprendrez que le masochisme a des limites et qu’il n’est pas question que tourne en boucle sur le net l’intervention d’un invité qualifiant notre travail de ’moyen’. »
Alberic de Gouville l’a très bien compris, par « faire le pitre », j’entendais simplement braver ma timidité pour me montrer à la TV. Ceci mis à part, le reste de sa réponse a le mérite d’être honnête : Ce n’est pas la pertinence de mon intervention qui pose problème, mais le fait que j’ai critiqué le reportage. Il n’est pas opposé à une certaine radicalité des propos, tant qu’elle ne concerne pas sa chaîne, ses journalistes ou la façon dont ils travaillent. Sur France 24, vous êtes libres de tout dire, tant que cela ne concerne pas France 24.
Si Alberic de Gouville décide finalement de diffuser l’interview in extenso, nous serons heureux de la publier ici pour que les lecteurs puissent juger par eux-mêmes du bien-fondé de la décision de France 24 de censurer mes propos.
Source : Emmanuel Daniel pour Reporterre
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