MATHIEU NEU l'humanité dimanche
Vendredi, 14 Novembre, 2014
"Depuis
plus d'un an, sans explication, je ne reçois plus rien, la majorité de
mes revenus ont disparu." Richard Petit, allocataire du RSA.
Photo : François Guillot/AFP
Dans
l'Humanité Dimanche. Haro sur les tricheurs qui profiteraient du RSA,
des allocations chômage ou de la couverture médicale universelle. La
chasse aux fraudeurs est devenue un refrain que le gouvernement entonne à
son tour. La réalité est bien différente : c’est celle du non-recours
aux prestations sociales, du découragement après des mois de démarches
et de regards suspicieux. Tandis que l’État économise près de 10
milliards d’euros et que la fraude est marginale, le risque d’exclusion
est bien plus prononcé.
Assistés,
profiteurs, fraudeurs… Depuis le quinquennat Sarkozy, le vocabulaire
qualifiant les candidats à l’aide sociale s’est copieusement fleuri. Le
premier ministre, Manuel Valls, lui aussi en chasse contre les abus qui
grèvent les budgets sociaux, a rappelé, dans le sillage des déclarations
de son collègue de Bercy, Emmanuel Macron, qu’il comptait bien mener la
bataille sur le même terrain. Ces priorités politiques, nourries par
une logique comptable et répressive, masquent un fléau de taille qui
pèse bien plus lourd que la fraude : celui du non-recours aux aides
sociales par les personnes qui y ont droit, enfermant ces dernières dans
une exclu sion parfois sans retour. Le livre blanc « Discrimination et
Pauvreté » du mouvement ATD Quart Monde, paru en octobre 2013, souligne
que, chaque année, 5,2 milliards d’euros de RSA (revenu de solidarité
active) ne sont pas versés à leurs destinataires. « En comparaison de
cette non-dépense publique, la fraude au RSA représente 60 millions
d’euros par an. On est proche du rapport de 1 à 100 », mentionne Bert
Luyts, délégué national d’ATD Quart Monde France. « Il y a de quoi être
surpris. Mais ces données sont confirmées par plusieurs études. On peut
donc considérer qu’elles sont fiables et représentatives de la réalité.
De manière générale, sur la question du non-recours aux prestations, les
chiffres sont beaucoup plus élevés que ce qu’on pourrait imaginer »,
confie Pierre Mazet, chargé d’études à l’Odenore (Observatoire des
nonrecours aux droits et services). Même son de cloche pour la CMU
(couverture maladie universelle) qui assure aux plus démunis un accès
gratuit aux soins. Un ayant droit sur 4 n’en dispose pas, constate
l’Observatoire des inégalités, c’est-à-dire 1,5 million de personnes. Le
taux de nonrecours atteint 60 % dans le cas de l’AME (aide médicale
d’État), qui permet aux étrangers en situation irrégulière de se
soigner. « Et que dire des tarifs préférentiels de l’énergie ? Là
encore, on constate que le non-recours par les personnes les plus
démunies est très fréquent, souvent par ignorance ou méconnaissance des
démarches », regrette Bernard Schricke, directeur de l’Action France et
Europe du Secours catholique.
En retournant à la CPAM, j’ai été reçue avec un total mépris. La personne a violemment jeté tous les documents que j’ai ramenés qui n’étaient pas indispensables en m’expliquant que je ne comprenais vraiment rien. Je suis partie en pleurs. » Avec le soutien du Secours populaire, la jeune femme comprend l’imbroglio administratif qui malmène son dossier : la CPAM prend comme unique document de référence son avis d’imposition concernant les revenus de l’année 2013 où elle a travaillé. « À part l’aide au logement, je vis avec une pension alimentaire de 200?euros par mois. L’hiver approche. Sans la CMU, j’ai peur de ne plus pouvoir faire soigner mon enfant », craint Rachel Mimouni.
« ON NOUS MONTRE DU DOIGT. J’EN AI ASSEZ D’ÊTRE HUMILIÉE. JE NE VEUX PLUS VOIR TOUTES CES PERSONNES. » JANINE DELMOTTE, DEMANDEUSE D’UNE CMU
RENOUVELER SON DOSSIER : UNE ÉPREUVE
Janine Delmotte a droit à la CMU depuis plus de 6 mois, mais elle refuse de s’inscrire. Après des échanges répétés avec différents guichets d’aide sociale, elle jette l’éponge. « On dit que la crise est de notre faute, on nous montre du doigt. J’en ai assez d’être humiliée, je ne veux plus rencontrer toutes ces personnes. Je ne vais plus non plus chercher les colis alimentaires auxquels j’ai droit », témoignet- elle. « Entendre des accusations disant que nous sommes des profi- teurs dès lors qu’on touche une aide sociale est malheureusement fréquent », s’attriste Richard Petit, sans domicile et ancien bénéficiaire du RSA pendant plusieurs années. Une réalité amère qui n’est pas rare et qui, selon Bert Luyts, est « clairement alimentée par les suspicions croissantes de fraude qui contribuent à se murer dans le silence. Les préjugés font le lit des discriminations ». Pour Rachel Mimouni, le renouvellement de la CMU tourne à l’épreuve de force : « On m’a d’abord expliqué que je n’y ai plus droit en raison de mes ressources, alors que je n’ai pas de travail et plus d’allocations chômage. Je ne saisissais pas.En retournant à la CPAM, j’ai été reçue avec un total mépris. La personne a violemment jeté tous les documents que j’ai ramenés qui n’étaient pas indispensables en m’expliquant que je ne comprenais vraiment rien. Je suis partie en pleurs. » Avec le soutien du Secours populaire, la jeune femme comprend l’imbroglio administratif qui malmène son dossier : la CPAM prend comme unique document de référence son avis d’imposition concernant les revenus de l’année 2013 où elle a travaillé. « À part l’aide au logement, je vis avec une pension alimentaire de 200?euros par mois. L’hiver approche. Sans la CMU, j’ai peur de ne plus pouvoir faire soigner mon enfant », craint Rachel Mimouni.
DES MOIS ET DES MOIS D’ATTENTE
Richard Petit est lui aussi victime de dysfonctionnements dans le traitement des dossiers. « Voilà plus d’un an que je ne reçois plus le RSA sans raison. À la CAF où je suis inscrit, personne n’a su me donner d’explications. Après plusieurs mois d’attente, on m’a demandé de refaire un nouveau dossier pour percevoir l’aide, ce que j’ai fait. Le problème est qu’il faut désormais patienter 4 mois supplémentaires pour percevoir le RSA. J’espère que la situation va changer. Avec l’arrêt inexpliqué des versements, c’est la grande majorité de mes revenus qui ont disparu », confie-t-il. Même lorsque les procédures auxquelles sont soumises les demandes se déroulent sans heurt, les délais compliquent les situations. « Ils sont de plus en plus longs », s’inquiète Mireille, une bénévole du Secours populaire qui aide les ayants droit à recouvrir leur dû. « Il n’y a pas si longtemps, il fallait attendre 2 mois pour que les étrangers puissent obtenir l’AME. Aujourd’hui, c’est 3 mois dans le meilleur des cas, plutôt 5 mois en cas de difficultés ou pièces manquantes, ce qui est fréquent. Ce n’est pas étonnant. La tendance est à la fermeture des centres. Le personnel qui gère les demandes se réduit. »UNE MONTAGNE DE PIÈCES À FOURNIR
À ces écueils viennent s’ajouter des problèmes structurels imputables aux politiques publiques. La domiciliation est indispensable pour percevoir des aides sociales. Les plus démunis peuvent en théorie se tourner vers les CCAS (centres communaux d’action sociale) lorsqu’ils n’ont pas d’autre choix. « Dans la pratique, ce service est très peu assuré par ces centres, alors que c’est leur devoir. Parfois, on domicilie une seule personne pour pouvoir dire qu’on fait de la domiciliation. Il n’y a aucun contrôle sur le terrain à ce sujet », s’indigne Bernard Schricke. En plus du manque d’information relatif aux droits, aux conditions d’éligibilité, les enquêtes sur les causes du non-recours pointent du doigt la complexité du système. « De nombreuses personnes sont confrontées au découragement en cours de démarche. Elles ne réussissent pas à fournir les documents nécessaires. Il peut ainsi se passer des mois avant qu’une aide financière soit perçue », constate Bert Luyts. L’Odenore a observé un rapport mécanique entre la nécessité de fournir des pièces nombreuses et variées et le non-recours. Pierre Mazet explique « qu’on développe du non-recours en compliquant les conditions d’accès. C’est un problème d’autant plus important qu’on remarque globalement une complexification croissante qui va à rebours des discours officiels sur la simplification administrative ». Il précise que « des études aux États- Unis ont montré que complexifier est un bon moyen de faire baisser la demande sociale ». De là à faire le lien avec un choix politique de laisser à l’écart ces populations, à l’heure où la réduction des dépenses est le maître mot, il n’y a qu’un pas.UNE CHASSE AUX FRAUDEURS SÉLECTIVE
Malades, chômeurs, familles, précaires… fraudent peu (moins de 1 % des prestations versées) et renoncent même souvent à faire valoir leurs droits. Lors de l’examen de la loi de financement de la Sécurité sociale, un député UMP a pourtant fait adopter un amendement à l’unanimité des présents (39 seulement, il est vrai) instaurant l’échange automatique des données sur les prestations versées entre l’ensemble des organismes sociaux et le recoupement avec les données du fisc. Un flicage en règle ! Curieusement, la démarche épargne la fraude sociale patronale – le non-paiement des cotisations sociales – qui, selon la Cour des comptes, a doublé en 8 ans pour atteindre 20 à 25 milliards d’euros par an. Soit deux fois le déficit annuel de la Sécurité sociale. Quant à la fraude fiscale de 60 à 80 milliards d’euros de recettes perdues par an pour l’État, du fait essentiellement des ménages fortunés et des entreprises, le gouvernement affiche, certes, sa volonté d’y remédier, mais le bilan reste maigre.
50 % DES BÉNÉFICIAIRES POTENTIELS DU RSA N’Y ONT PAS RECOURS
Selon les prestations, le non-recours concerne de 10 à 90 % des populations d’ayants droit. L’OCDE estime que ce pourcentage varie de 20 à 40 % selon les pays. En France, il atteint 50 % pour le RSA, selon l’Odenore (1). Soit 35 % des ayants droit au RSA socle, destiné aux bénéficiaires exclus de tout emploi, et jusqu’à 68 % des ayants droit au RSA activité, qui s’adresse aux travailleurs percevant des revenus inférieurs à un minimum. Globalement, du fait du non-recours des ayants droit, 5,2 milliards d’euros ne sont pas versés au titre du RSA, et 4,7 milliards d’euros par les caisses d’allocations familiales. (1) Observatoire des non-recours aux droits et services.
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