enquête
Bruno Odent
Les
États-Unis, les pays de l’UE et une vingtaine d’autres États ont entamé
à Genève des négociations sur le commerce des services. Signe
particulier : ces tractations devaient rester secrètes pendant cinq ans.
WikiLeaks a réussi à lever en partie le voile sur leur contenu.
Tout
devait rester entièrement secret. Rien ne devait filtrer des
négociations sur l’accord sur le commerce des services (ACS) entamées
depuis deux ans à l’ambassade d’Australie à Genève entre les États-Unis,
l’Union européenne et une vingtaine de pays. Une vaste entreprise de
libéralisation qui touche jusqu’aux services publics fondamentaux. Des
mesures assurant une confidentialité totale des discussions ont été
prises, dans un langage digne d’un scénario à la James Bond. Les textes
établissant l’avancée des pourparlers ont été « classifiés », selon un
jargon utilisé généralement pour les dossiers secret-défense. Ils
doivent être « protégés de toute diffusion non autorisée » et stockés
dans un système d’ordinateurs lui-même classifié et maintenu « dans un
building ou un container clos » sous haute surveillance. L’objectif
déclaré est que rien ne puisse transpirer du contenu de ces tractations
« jusqu’à cinq ans après la conclusion d’un accord » ou la fin des
négociations si celles-ci devaient finalement ne pas aboutir.
C’était sans compter sur la dextérité des lanceurs
d’alerte de WikiLeaks qui sont parvenus à récupérer une partie des
textes surprotégés. Ils ont publié ainsi le 19 juin sur leur site
l’annexe du traité en préparation consacré aux services financiers.
Ces révélations soulignent, en fait, l’ampleur de
l’offensive engagée par Washington, suivi par les États membres de
l’Union européenne, pour permettre aux multinationales de truster, le
moment venu, le commerce des produits financiers mais aussi celui de
tous les services sur les grands marchés transatlantique et
transpacifique, dont les négociations, on le sait, avancent au même
moment, dans la plus grande discrétion.
Contourner les résistances populaires et réfractaires de l’OMC
Les pourparlers secrets pour parvenir à un accord sur le
commerce des services (ACS) ont démarré en 2012 et leurs initiateurs
entendent tout faire pour les conclure avant la fin 2015. Ils sont en
fait destinés à contourner l’obstacle que constituaient les résistances
de forces progressistes, de mouvements sociaux, de syndicats et de
plusieurs pays en développement pour la conclusion d’un accord global
sur le commerce des services (AGCS) au sein de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC). Devant la paralysie du processus multilatéral lancé
en 2001 dans le cadre du cycle dit de Doha de l’OMC, un groupe de pays a
décidé, sous l’impulsion des États-Unis et des États membres de l’UE,
d’entamer, il y a deux ans, une négociation parallèle.
Autrement dit : désavoué démocratiquement et donc sorti
par la porte, l’AGCS pouvait ainsi rentrer par la fenêtre sous
l’impulsion d’une cinquantaine de gouvernements. Les négociateurs
autoproclamés ont l’espoir de définir dans un cadre plurilatéral des
normes pour qu’elles s’imposent, à terme, comme unique référence
internationale. Ils misent d’évidence sur leur poids économique – ils
représentent ensemble près de 70 % du commerce mondial – pour rallier en
fin de compte les pays récalcitrants de l’OMC court-circuités. Le lieu
géographique des tractations a simplement été transféré de quelques rues
à Genève, passant du siège de l’OMC aux locaux de l’ambassade
d’Australie, pays opportunément tout acquis à la libéralisation.
Principale source d’inspiration du groupe : les
« experts » de la « coalition globale des services » (GSC) au sein de
laquelle on retrouve, côté états-unien, les géants du secteur (banque,
Internet, énergie) mais aussi, côté européen, le Medef ou le poids lourd
français, Veolia (voir ci contre). Le document diffusé par WikiLeaks,
qui correspond au relevé de la négociation au 14 avril dernier, révèle
le forcing déployé pour banaliser le commerce des produits financiers,
comme si rien n’avait été retenu des causes du krach ravageur qui s’est
produit seulement sept ans en arrière.
Échanges financiers, le retour du délire
Les normes proposées dans l’annexe du texte secret
consacré au commerce des produits financiers visent d’abord à
restreindre la capacité d’intervention de la puissance publique et se
fixent ouvertement comme objectif un modèle « autorégulateur » de la
finance. Les États signataires du futur ACS ne seraient quasiment plus
autorisés à légiférer pour limiter les transactions financières
transfrontalières (article X 3.2.).
Au nom de la libre concurrence les « monopoles d’État en
matière de fonds de pension » – traduisez : les systèmes publics de
Sécurité sociale – seraient, à terme, démantelés. Même « les assurances
pour calamité naturelle » se devraient de ne plus fonctionner sous
contrôle public.
L’approbation de l’autorisation de produits financiers
innovants est recherchée (article X 2.1.). On sait combien le laxisme
organisé à cet égard a nourri la boursouflure financière qui a éclaté,
il y a sept ans. « Les CDS (credit defaut swaps), qui furent considérés
comme des produits innovants, ont été au cœur de la crise », fait
remarquer à juste titre Jane Kelsey, professeure à la faculté
d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, sur le site de WikiLeaks.
Les firmes Internet états-uniennes font pression pour
transmettre sans véritable garde-fou les données de leurs clients. En
particulier celles qui sont présentes dans les systèmes dits « clouds »
(nuages) qui permettent de stocker des documents hors du disque dur de
l’ordinateur. Cette information-là suscite depuis le jour de sa
divulgation par WikiLeaks, le 19 juin, une vive réaction dans la presse
allemande où les révélations d’un autre lanceur d’alerte, Edward
Snowden, sur l’espionnage de masse pratiqué par la NSA (National
Security Agency), avec la complicité des géants états-uniens de
l’Internet, avaient déjà suscité beaucoup d’inquiétudes dans l’opinion.
Privatisations interdites
Les orientations du texte secret stipulent que les
sociétés étrangères ne sauraient être victimes d’un traitement dit
« discriminatoire ». Autrement dit : elles doivent avoir accès au marché
des pays signataires exactement dans les mêmes conditions que les
prestataires locaux, qu’ils fournissent ou non un service public à la
population.
Un géant de la fourniture d’eau ou de gaz, comme les
français Veolia ou GDF Suez, aurait ainsi non seulement le droit de
s’installer sur un marché tiers. Mais il pourrait aussi faire jouer une
clause d’engagement au respect de la concurrence pour exiger de
bénéficier de subventions d’un montant égal à celui versé par l’État en
question au service public de l’eau ou de l’énergie.
Par ailleurs le retour à une nationalisation d’un service
public privatisé, fût-il partiel, serait strictement interdit aux États
signataires au nom des garanties accordées aux investisseurs afin de
favoriser, explique-t-on, la fluidité des échanges. Ainsi deviendrait
impossible une remunicipalisation de l’eau décidée en maints endroits en
France comme à Paris, après la gabegie et l’explosion des factures des
particuliers provoquées par les requins de la Générale et de la
Lyonnaise des eaux, qui se sont longtemps partagé le marché de la
capitale française.
Éducation, santé, transports, rien n’échapperait à l’appétit du privé
L’ACS doit s’appliquer à tous les domaines capables de
fournir un service à l’échelle internationale. Selon l’Internationale
des services publics (PSI), qui regroupe quelque 669 syndicats dans le
monde entier, il englobe ainsi un champ immense : la fourniture
transfrontière (le mode 1 de l’ex-AGCS) – telle que la télé-médecine, la
formation à distance ou les paris sur Internet –, le tourisme (mode 2
de l’ex-AGCS), l’investissement étranger direct avec les principes et
les conséquences que l’on vient d’exposer (mode 3 de l’ex-AGCS) et le
mouvement temporaire des personnes physiques (mode 4 de l’ex-AGCS).
L’objectif d’accords comme celui dont la négociation est secrètement
engagée, dénonce Rosa Pavanelli, la secrétaire générale de la PSI, est
« d’institutionnaliser les droits des investisseurs et d’interdire toute
intervention des États dans un large éventail de secteurs ».
Santé, éducation, transports, rien n’échapperait à cette
logique qui accélérerait, dans des dimensions inédites, la
libéralisation des services publics. Selon une logique d’écrémage par le
capital privé en mal d’acquérir de nouvelles ressources dans la phase
actuelle de la crise où les débouchés se rabougrissent. Il cherche à
s’accaparer les secteurs financièrement les plus prometteurs. Les
cheminots français en lutte ont ainsi parfaitement discerné la menace
qui pourrait conduire à une polarisation des investissements privés sur
les tronçons voyageurs les plus rentables quand des dizaines de voies
dites secondaires et donc de gares seraient condamnées à disparaître. Le
4e paquet ferroviaire de la Commission européenne n’est certes pas dans
le traité secret en cours de négociation. Il n’en épouse pas moins la
ligne dévastatrice pour l’avenir des services publics et, au passage,
pour… un certain mode de construction européenne. Comme on devrait le
savoir au moins depuis l’élection du 25 mai l’acharnement libéral, prêt à
nier la démocratie au point d’agir caché contre les intérêts des
citoyens, met pourtant l’Europe en danger.
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