Propos recueillis par Romaric Godin, à Athènes le 20 janvier 2015
Source :
La Tribune
Dans cette interview accordée à “La Tribune” le 20 janvier dernier (à
une semaine des élections), Yanis Varoufakis, qui vient d’être nommé,
ce mardi, ministre des Finances du gouvernement Tsipras, explique son
engagement et le sens qu’aurait pour l’Europe une victoire du parti
dirigé par Alexis Tsipras.
Pourquoi avez-vous décidé de vous engager en politique avec Syriza ?
Pendant très longtemps, je n’étais pas proche de Syriza. J’ai
conseillé, avant qu’il ne devienne Premier ministre en 2009, George
Papandréou. Mais, lorsqu’en juin 2010, j’ai commencé à écrire que,
contrairement à ce qu’affirmaient les politiques grecs, la Grèce était
en faillite et qu’il fallait accepter ce fait, plusieurs hommes
politiques de tous horizons m’ont contacté, y compris Alexis Tsipras.
Progressivement, nos positions se sont rapprochées au fil des années. Je
n’avais jamais eu l’intention d’entrer en politique, mais lorsque vous
avez établi, en tant qu’économiste, un ensemble de recommandations pour
votre pays, et qu’un dirigeant politique vous propose de les mettre en
œuvre, il est difficile de refuser.
Si Syriza gagne, pensez-vous mettre réellement en œuvre ces recommandations ?
Non, la seule certitude que l’on a en Grèce, c’est l’incertitude.
Mais, si vous avez une chance de pouvoir le faire, vous devez la saisir.
Comment comprenez-vous les pressions de la Troïka sur votre pays en cette période de campagne électorale ?
La Troïka tente de nous asphyxier et de faire pression sur le choix
démocratique en nous disant : ou vous suivez nos exigences, ou vous
serez jetés en enfer. Ils présentent en réalité leurs propres menaces
comme des circonstances exogènes à la situation, alors qu’elles en sont
une simple partie. Ils tentent de terroriser les électeurs grecs.
Comment y répondre ?
Pour ma part, j’aime à croire que la meilleure arme que l’on peut
opposer à la Troïka est de disposer d’un gouvernement élu avec une bonne
majorité. Une fois ce gouvernement élu, il me semble que l’on doit
pouvoir s’asseoir à une table pour discuter enfin du règlement définitif
de la crise grecque et de mettre en place une nouvelle approche de la
part du reste de l’Europe. Car cette crise n’est pas qu’une crise
« grecque », c’est aussi une crise européenne. Si la Grèce n’avait pas
été dans la zone euro, elle n’en serait pas là. Sans doute serait-elle
aussi en difficulté, mais pas à ce point. Si la France se trouve
elle-même dans une impasse, en raison de sa dette et de sa situation
politique et sociale, elle le doit aussi à l’organisation actuelle de la
zone euro.
La crise de 2008 est une crise comparable à celle de 1929 et l’on se
souvient que cette dernière crise a libéré des forces qui ont détruit
l’Europe. Or, nous n’avons jamais été autorisés à traiter de cette crise
comme d’une crise systémique. L’Europe a toujours insisté sur le fait
que la crise en Grèce était une crise grecque. Ce n’en est pas une. Nous
devons enfin comprendre que si nous voulons une union monétaire, nous
devons créer un réseau de solidarités internes. Une victoire de Syriza
serait l’occasion de traiter enfin la crise dans sa vraie dimension.
Mais, lors de son élection en 2012, François Hollande voulait
aussi changer la zone euro et il disposait aussi de la légitimité
démocratique. Cela n’a pas suffi.
En réalité, il n’a jamais essayé. Il s’est contenté de mettre
l’accent sur l’aspect « croissance » du pacte de stabilité et de
croissance, mais en dehors de ce changement sémantique, il ne s’est rien
passé. Mais la situation de la France en 2012 n’est pas celle de la
Grèce d’aujourd’hui. La France n’est pas en faillite, nous y sommes et
nous n’avons rien à perdre. Si l’Europe et Berlin pensent qu’ils ont le
droit moral de nous asphyxier, de nous assassiner, je pense qu’il faut
être prêt à les laisser faire.
Comment expliquez-vous la politique européenne de François Hollande ?
Le Parti socialiste français a une lourde responsabilité dans la
façon dont la zone euro s’est structurée. Il y a, depuis le début des
années 1990, la volonté du PS de capturer la Bundesbank pour permettre à
la France d’être riche au-delà de ses propres limites. Cette volonté –
qui prend ses racines dans la première proposition d’union monétaire qui
date de 1964 – a mené à une « danse de la mort » entre Paris et
Francfort et qui a fait du PS le complice de tous les développements de
la zone euro. En réalité, la France est en guerre avec l’Allemagne, et
cela conduit à une véritable vassalisation de la France, à la création
de ce que j’appelle un « Vichy post-moderne. » Et le seul à profiter de
cette situation, c’est le Front National… Je crois qu’une victoire de
Syriza en Grèce représentera la dernière chance pour François Hollande
de changer cette donne.
Quelles seront vos propositions à la troïka ?
Nous demanderons d’abord un délai de 10 à 15 jours pour finaliser
notre plan que nous voulons à la fois très détaillé et très complet. Ce
plan sera organisé autour de quatre piliers.
Le premier pilier concernera la dette grecque. Nous voulons faire des
propositions que même Wolfgang Schäuble [le ministre fédéral allemand
des Finances, Ndlr] ne pourra pas refuser. Il n’y aura donc pas de
défaut, de coupes franches dans la dette. Nous allons proposer une
formule où le remboursement de la dette dépend de l’évolution du PIB
nominal. L’idée, ce sera que l’Europe devra être notre partenaire dans
la croissance, et ne devra pas plus compter sur notre misère. Le second
pilier, ce sera les réformes.
Mais l’Europe et la Troïka prétendent que le gouvernement d’Antonis Samaras est le meilleur garant des « réformes »…
C’est évidemment faux. Antonis Samaras a fait de la chirurgie avec un
couteau de boucher. Nous, nous voulons utiliser le laser, pour ne pas
tuer le patient. Mais nous voulons évidemment des réformes, nous voulons
en finir avec la kleptocratie qui ruine ce pays. Et cela ne signifie
pas détruire les emplois et les conditions de travail, ou vendre à vil
prix les entreprises nationales.
Et le troisième pilier ?
Il concerne l’investissement. Le problème de l’investissement en
Grèce ne peut pas concerner seulement la Grèce. Syriza s’est engagée à
maintenir un budget équilibré, nous ne pouvons donc pas attendre de
l’Etat grec qu’il résolve ce problème. Il faut donc un plan ambitieux au
niveau européen.
Mais Jean-Claude Juncker n’a-t-il pas déjà lancé un tel plan ?
Je ne cesse pas de m’étonner de la stupidité de ce plan. C’est comme
donner de l’aspirine à un homme mort. Du reste, l’assouplissement
quantitatif (QE) de Mario Draghi n’est pas davantage une bonne idée. Il
ne servira sans doute qu’à alimenter des bulles sur les marchés
financiers. L’Europe dispose pourtant d’un instrument pour investir, la
Banque européenne d’Investissement (BEI) qui est aujourd’hui trop
pusillanime dans ses actions, non seulement parce qu’elle craint pour sa
notation, mais parce que ses investissements doivent être cofinancés.
Il faut donc libérer la capacité d’action de la BEI pour entamer une
vraie « nouvelle donne » pour l’Europe et injecter 6 à 7 % du PIB de la
zone euro dans l’économie. Et si Mario Draghi veut racheter de la dette
publique, il serait plus utile qu’il rachète sur le marché secondaire
des obligations de la BEI. Ce sera bien plus utile que d’acheter de la
dette allemande. Les taux de cette dernière seraient ainsi maintenus bas
et nous pourrons financer une nouvelle vague d’investissement dont
l’Europe – et pas seulement la Grèce – a besoin.
Et le dernier pilier du programme de Syriza ?
Ce sera de gérer enfin la crise humanitaire en Grèce. Mais là encore,
je pense qu’il faut réfléchir au niveau européen. Aux Etats-Unis, les
bons d’alimentation ont permis de sortir de la pauvreté des centaines de
milliers de ménages. Pourquoi ne pas utiliser les bénéfices de
l’Eurosystème, le réseau des banques centrales de la zone euro, pour
financer de tels bons en Europe ? Cela créerait de la solidité politique
en Europe, les gens pourraient constater concrètement les effets
positifs de l’appartenance à la zone euro.
On a cependant l’impression que ce type de propositions
risquent immanquablement de se heurter à un refus, notamment allemand,
puisque, à Berlin, on ne veut pas d’une union des transferts…
Je ne suis pas d’accord. Quoi que fasse ou dise l’Allemagne, elle
paie, de toute façon. Et dès 2010, j’ai considéré que nous n’avions pas,
nous autres Grecs, le droit moral d’accepter de l’argent des
contribuables allemands, pour payer nos créanciers. En réalité, cet
argent va dans un trou noir et, ce que nous leur demandons, c’est qu’ils
dépensent leur argent plus intelligemment. Pourquoi demander à la Grèce
d’emprunter l’argent des contribuables allemands pour rembourser la
BCE ? Parce que Jean-Claude Trichet, le plus mauvais banquier central de
l’histoire, l’a décidé jadis ? Faisons plutôt en sorte que la BEI fasse
le travail pour lequel elle a été créée.
Précisément, la Grèce devra rembourser 6 milliards d’euros à la BCE en juin. Le fera-t-elle ?
Si nous avons l’argent, évidemment. Sinon, il faudra discuter. Je
voudrais néanmoins souligner combien cette idée de devoir rembourser la
banque centrale est stupide. C’est une première dans l’histoire et cela
n’est jamais arrivé. La question que doit se poser l’Europe est :
pourquoi, avec de telles décisions continuer à alimenter des mouvements
comme Aube Dorée ou le FN ?
Mais la BCE fait pression sur la Grèce en exigeant un accord
avec la Troïka. Pensez-vous qu’elle puisse, en cas de victoire de
Syriza, bloquer l’accès des banques grecques à la liquidité ou, du
moins, menacer de le faire comme dans le cas irlandais ?
On peut voir l’attitude de la BCE sous deux aspects. Le premier : la
BCE fait pression sur la Grèce. Le second : elle fait pression sur la
troïka. Ce qu’elle veut, c’est un accord. Nous aussi. Alors, faisons en
sorte qu’il y en ait un. Quant au cas irlandais, je voudrais souligner
que la situation est très différente. Si l’Irlande a accepté la Troïka,
c’est parce que le gouvernement irlandais d’alors n’a pas tenté de
résister. Il sera jugé négativement pour cela par l’histoire. Mais dans
ce cas, Jean-Claude Trichet a complètement outrepassé son mandat en
forçant l’Irlande à transformer de la dette privée en dette publique. Il
brûlera en enfer pour cela ou, au moins, il devrait être jugé devant un
tribunal européen… Un gouvernement Syriza ne se comportera pas comme le
gouvernement irlandais d’alors.
Mais si aucun accord n’est possible, ni trouvé ?
Alors, je le dis clairement : « la mort est préférable. » Le vrai
déficit de la Grèce, c’est un déficit de dignité. C’est à cause de ce
manque de dignité que nous avons accepté des mesures stupides et cela a
alimenté un cercle vicieux de l’indignité qui, elle-même, entretient le
mécontentement, la peur et le ressentiment. Tout ceci n’est pas bien.
Nous devons retrouver notre dignité, l’esprit qui, le 28 octobre 1940
nous a fait dire « non » à l’ultimatum de l’Italie mussolinienne. A ce
moment, nous n’avions pas non plus les moyens de dire « non » et
pourtant, nous l’avons fait. (ndlr :
le 28 octobre 1940, le
dictateur grec Metaxas avait refusé par un « non » devenu légendaire de
se soumettre à l’ultimatum italien. Dans la guerre qui a suivi, les
Grecs ont repoussé l’armée italienne). Il faut retrouver l’esprit du 28 octobre.
Qu’entendez-vous par « la mort » ? La sortie de la zone euro ?
Le terme de « mort » était allégorique. Et comme toute allégorie,
moins on l’explique et mieux on le comprend. Quant à la sortie de la
zone euro, je veux insister sur le fait que nous avons le droit de
rester dans la zone euro. Nul ne peut nous le contester.
Dans votre ouvrage Le Minotaure Planétaire*, vous
indiquez que la crise de 2008 signale la fin d’une époque pour
l’économie mondiale, celle où le double déficit américain alimentait les
excédents germano-chinois et la croissance financière. Quelle nouvelle
époque est-elle en train de naître et quel rôle la victoire de Syriza
peut jouer dans cette nouvelle ère ?
Je ne sais pas à quoi va ressembler l’économie mondiale dans
l’avenir. Mais il est certain que ce que j’ai appelé le « Minotaure »
est en train de mourir. La croissance américaine actuelle ne peut cacher
deux réalités : les emplois créés sont souvent des emplois précaires et
le recyclage des excédents créés par les déficits américains à Wall
Street n’est plus possible. Pour moi, l’élément décisif sera la
naissance de nouvelles Lumières. La Grèce peut être une petite lueur
d’opportunité. Nous ne sommes pas assez grand pour changer le monde,
mais nous pouvons forcer l’Europe à changer.
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(*)
Le Minotaure planétaire – L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial, par Yanis Varoufakis, Editions Enquêtes et Perspectives (2014), 384 pages.
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POUR ALLER PLUS LOIN
Repères
Agé de 54 ans, Yanis Varoufakis a été formé au Royaume-Uni.
Professeur à l’université de Sidney (il a la double nationalité grecque
et australienne) jusqu’en 2000, il est ensuite revenu en Grèce où, de
2006 à 2008, il a conseillé George Papandréou, alors leader de
l’opposition.
Dès 2010, il s’est opposé au discours dominant en Grèce et a défendu
l’idée qu’il fallait assumer la faillite du pays. Auteur d’une “modeste
proposition pour régler la crise de l’euro”, notamment saluée par Michel
Rocard, il s’est rapproché de Syriza. En cas de victoire du parti
d’Alexis Tsipras, on évoque son nom pour diriger les négociations avec
la troïka.
Le “Minotaure planétaire”, publiée en 2013 en anglais a été traduit en plusieurs langues. Il commente sur un
blog l’actualité économique.
Fiche de lecture
L’ouvrage de Yanis Varoufakis reprend une de ses intuitions, formulés
dès le début des 2000 : l’économie mondiale a tourné jusqu’en 2008
autour du “recyclage” des déficits jumeaux américains.
Après l’effondrement du système de Bretton Woods en 1971, les
Etats-Unis ont en effet préféré organiser l’économie mondiale autour de
leurs déficits comme ils l’avaient fait auparavant autour de leurs
excédents. Ainsi, les économies excédentaires profitaient de ces
déficits pour faire des bénéfices qu’elles recyclaient ensuite à Wall
Street, assurant ainsi à la croissance américaine. Pour Yanis
Varoufakis, la zone euro est devenue une sous-zone de cette logique,
centrée sur la capacité de l’Allemagne à faire des excédents.
Cette situation rappelle à l’auteur le mythe du Minotaure, monstre
mi-homme, mi-taureau enfermé dans le labyrinthe par son père Minos et
qui se nourrissait des otages envoyés chaque année par Athènes, comme le
Minotaure américain se repaissait des excédents du reste du monde.
Jusqu’à ce que Thésée le mette à mort, métaphore du vieux monde minoéen
tombé sous les coups du “nouveau monde” mycénien…
La crise de 2008 est précisément, cette mise à mort du vieux monde.
Pour Yanis Varoufakis, c’est l’absence de conscience de ce changement
d’ère, la volonté du “vieux monde” de résister qui rend la crise si
pénible et si longue, car l’économie mondiale ne peut pas encore mettre à
jour le “nouveau monde.”
Yanis Varoufakis,
Le Minotaure planétaire – L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial, Editions Enquêtes & Perspectives (2014), 384 pages, 23 €.
Source:
La tribune