mercredi 14 septembre 2016

L'abécédaire de Noam Chomsky

Revue Ballast

Compagnon de route du mouvement libertaire, linguiste et professeur au département de langues modernes de Boston, Noam Chomsky s’est imposé de par le monde comme un critique aiguisé de la globalisation et de la politique extérieure nord-américaine. « Nous travaillons à la fois pour la réforme et pour préparer le terrain à un changement plus radical », confia-t-il à notre rédaction avant l’été. Refoulé de Palestine en 2010 par les autorités israéliennes, soutien actif d’Occupy Wall Street, Chomsky a, cette année, rejoint le Mouvement pour la démocratie en Europe, DiEM 25, initié par l’ancien ministre grec Yánis Varoufákis. Nous avons, sur la base de son œuvre comme de ses entretiens, confectionné le présent abécédaire — une boîte à outils, des pistes laissant au lecteur le soin d’aller plus loin.


chomsky-abcAnarchisme : 
« L’anarchisme, à mon avis, est une expression de l’idée que la responsabilité de prouver ce qu’on avance revient toujours à ceux qui affirment que l’autorité et la domination sont nécessaires. Ils doivent démontrer, avec de solides arguments, que cette conclusion est correcte. S’ils ne le peuvent pas, alors les institutions qu’ils défendent devraient être considérées comme illégitimes. » (Perspectives politiques)
Ben Laden :  « “Opération Geronimo”. La mentalité impérialiste est si profondément ancrée dans les sociétés occidentales que personne n’a été même capable de s’apercevoir qu’en lui donnant un tel nom, ils glorifiaient Ben Laden, l’identifiant par là à une résistance courageuse contre des envahisseurs génocidaires. C’est comme le fait de baptiser nos armes du nom des victimes de nos crimes : Apache, Tomahawk… C’est comme si la Luftwaffe avait appelé ses avions de chasse “Juif” et “Tzigane”. » (« Ma réaction à la mort d’Oussama Ben Laden »)
Couverture : « J’ai un jour demandé à un autre rédacteur en chef que je connais au Boston Globe pourquoi leur couverture du conflit israélo-palestinien était si horrible (elle l’est). Il a juste ri et m’a dit : “Combien d’annonceurs arabes pensez-vous que nous ayons ?” La conversation s’est arrêtée là. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Démocratie : « L’endoctrinement n’est nullement incompatible avec la démocratie. Il est plutôt, comme certains l’ont remarqué, son essence même. C’est que, dans un État militaire, ce que les gens pensent importe peu. Une matraque est là pour les contrôler. Si l’État perd son bâton et si la force n’opère plus et si le peuple lève la voix, alors apparaît ce problème. Les gens deviennent si arrogants qu’ils refusent l’autorité civile. Il faut alors contrôler leurs pensées. Pour ce faire, on a recours à la propagande, à la fabrication du consensus d’illusions nécessaires. » (Entretien pour la radio étudiante American Focus, 2002)
Ennemi principal : « Rappelez-vous, tout État, tout État a un ennemi principal : sa propre population. Si le climat politique commence à se détériorer dans votre propre pays et que la population commence à devenir active, toutes sortes de choses horribles peuvent arriver ; il faut donc que vous fassiez en sorte que la population reste calme, obéissante et passive. Et un conflit international est un des meilleurs moyens pour y arriver : s’il y a un dangereux ennemi dans les environs, les gens vont abandonner leurs droits, parce qu’ils doivent survivre. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Foulard : « Je ne pense pas qu’il devrait exister de lois contraignant les femmes à retirer leurs voiles ou à opter pour tel ou tel vêtement de baignade. Les valeurs séculières devraient être honorées : parmi elles, le respect des choix individuels tant que cela ne nuit pas à autrui. Les valeurs séculières devant être respectées sont mises à mal lorsque le pouvoir d’État empiète sur des domaines qui devraient relever du choix personnel. Si les juifs hassidiques choisissent de se vêtir dans des manteaux noirs, des chemises blanches et des chapeaux noirs, les cheveux conforme au style orthodoxe et l’habit religieux, ce n’est pas l’affaire de l’État. De même lorsqu’une femme musulmane décide de porter un foulard ou d’aller nager en burkini. » (Entretien pour Truthout, 31 août 2016)
Gauche : « Si le bolchevisme devait être considéré comme faisant partie de la gauche, alors je me dissocierais tout simplement de la gauche. […] Lénine était, à mon avis, l’un des plus grands ennemis du socialisme. » (De l’espoir en l’avenir)
Huntington : « Comme analyse historique, c’est ridicule. Le christianisme est infiniment plus violent [que l’islam] depuis des siècles — en fait, c’est l’une des civilisations les plus sauvages de l’Histoire. […] Il existe  des gens qui s’efforcent désespérément de créer un choc des civilisations. Deux des principaux s’appellent Oussama Ben Laden et George Bush. » (L’Ivresse de la force)
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(Statue de Saddam Hussein, Irak, DR)
Intellectuels : « Être un “intellectuel” n’a virtuellement rien à voir avec le fait de travailler avec son cerveau, ce sont des choses différentes. Je soupçonne que plein de gens chez les artisans, les mécaniciens automobiles et ainsi de suite, font probablement autant ou davantage de travail intellectuel que plein de gens dans les universités. […] Ces gens-là sont appelés “intellectuels”, mais il s’agit en réalité plutôt d’une sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la population doit être contre les intellectuels, je pense que c’est une réaction saine. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Jihâd : « Si vous voulez faire partie du monde civilisé, et si vous voulez diminuer l’attrait du mouvement djihadiste extrémiste, alors faites les juger par des tribunaux civils. En fait, le fait même qu’ils se trouvent à Guantanamo constitue un scandale. C’est quoi, Guantanamo ? Guantanamo a été volé à Cuba par la force des armes, il y a un siècle. » (Entretien pour DemocracyNow, 15 mars 2010)
Kennedy : « Pourquoi l’histoire terrible de l’intervention des États-Unis en Amérique centrale et aux Caraïbes ne fait-elle pas partie des fondamentaux des programmes scolaires, afin que tout le monde apprenne que, par exemple, des personnes vivent dans des conditions de quasi esclavage au Guatemala parce que la réforme agraire a été interrompue par le coup fomenté par la CIA en 1954, et que les interventions qui ont ensuite eu lieu sous Kennedy et Johnson ont servi à maintenir un Etat terroriste et tortionnaire jamais égalé dans le monde moderne ? » (Extrait de The Chomsky Reader)
Liberté d’expression :  « Je considère la loi Gayssot comme complètement illégitime et en contradiction avec les principes d’une société libre, tels qu’ils ont été compris depuis les Lumières. Cette loi a pour effet d’accorder à l’État le droit de déterminer la vérité historique et de punir ceux qui s’écartent de ses décrets, ce qui est un principe qui nous rappelle les jours les plus sombres du stalinisme et du nazisme. » (Communiqué, 5 septembre 2010)
Marxisme : « Le marxisme ou le freudisme ne sont que des cultes irrationnels. […] [Ils] appartiennent à l’histoire des religions organisées. Mon problème a donc en partie à voir avec son existence même : il me semble que le simple fait de débattre de quelque chose comme le “marxisme” est déjà une erreur. » (Comprendre le pouvoir, troisième mouvement)
Nuremberg : « Pourquoi ne fait-on pas un procès pour crimes de guerre à chaque président américain ? […] Selon les principes des procès de Nuremberg, chaque président américain depuis lors aurait été pendu. Y en a-t-il un seul qui ait été mis en jugement ? Cette question a-t-elle jamais été soulevée ? » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
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(2011, par Staff Sgt. Teddy Wade – Download Hi-Res)
Objectifs : « Dans l’immédiat, [le démantèlement du pouvoir de l’État] va complètement à l’encontre de mes objectifs : mes objectifs immédiats ont été et sont toujours de défendre et même de renforcer certains éléments de l’autorité de l’État qui subissent actuellement des attaques sévères. Et je ne pense pas qu’il y ait de contraction là-dedans — aucune, en réalité. […] En dépit de ma vision “anarchiste”, je crois que certains aspects du système d’État, comme ceux qui garantissent que les enfants mangent à leur faim, doivent être défendus — très vigoureusement, même. » (Comprendre le pouvoir, troisième mouvement)
Progrès :  « Le progrès social, c’est un peu comme l’escalade des montagnes  […], tu penses que tu atteins le sommet de la colline, mais il y a une autre colline que tu ne connais même pas et qui est encore plus haute, et il faut que tu la grimpes aussi. » (Chomsky & Cie)
Questions :  « Les élections n’offrent pas d’issue car les centres de décisions — la minorité des nantis — se rejoignent pour instituer une forme particulière d’ordre socio-économique. Ce qui empêche le problème de trouver son expression. Les choses dont on discute ne touchent les électeurs que de loin : questions de personnes ou de réformes dont ils savent qu’elles ne seront pas appliqués. Voilà ce dont on discute, non ce qui intéresse les gens. » (Sur le contrôle de nos vies)
Révolution : « Si “réformiste” signifie se soucier des conditions de vie des gens qui souffrent, et travailler pour les améliorer, alors toute personne avec qui il vaut la peine de parler est réformiste. […] La révolution est un moyen, pas un but. Si nous nous engageons en faveur d’objectifs donnés, quels qu’ils soient, nous chercherons à les réaliser pacifiquement, par la persuasion et le consensus si possible — du moins, si nous ne sommes pas fous et si nous avons un minimum de sens moral. » (Raison contre pouvoir, le pari de Pascal)
Secteur privé : « Les “principaux architectes” du consensus de Washington néolibéral sont les maîtres du secteur privé, pour l’essentiel de très grosses sociétés qui dominent une bonne part de l’économie internationale et ont les moyens de contrôler la définition de la politique, ainsi que la structuration de la pensée et de l’opinion. Les États-Unis jouent, pour des raisons évidentes, un rôle particulier dans le système. Pour reprendre les termes de Gerald Haines, historien spécialiste de la diplomatie et de la CIA : “Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, pour défendre leurs propres intérêts, ont assumé la responsabilité du bien-être du monde capitaliste.” » (Le profit avant l’homme)
Trump : « C’est un clown — littéralement : il pourrait être dans un cirque. » (Entretien pour Art is Power, mars 2016)
URSS :  « L’Union soviétique n’a pas instauré le socialisme mais un capitalisme d’État. Seulement, comme la propagande de l’Est et celle de l’Ouest convergeaient, le monde a avalé le bobard selon lequel ce qui se réalisait là-bas était le socialisme. Je continue donc à croire au socialisme véritable, fondé sur le contrôle de la production par les producteurs et sur celui des communautés par elles-mêmes. » (Entretien pour Le Point, 24 juin 2010)
(Lénine, DR)
Violence : « Je ne suis pas un pacifiste à tout crin. Je n’affirme pas qu’il est mauvais en toutes circonstances d’avoir recours à la violence, bien que le recours à la violence soit injuste en un sens. […] L’usage de la violence et la création de degrés d’une certaine injustice relative ne peuvent se justifier que si l’on affirme — avec la plus grande prudence — tendre à un résultat plus équitable. Sans cette base, c’est totalement immoral. » (Sur la nature humaine)
Washington : «  Washington répugne toujours à livrer ceux qui l’ont bien servi même s’il agit de terroristes. Ainsi, en février 2003, le Venezuela a demandé l’extradition de deux officiers qui avaient participé au coup d’État du 11 avril 2002 contre le président Hugo Chávez et qui avaient ensuite organisé un attentat à Caracas avant de fuir à Miami, où ils ont trouvé refuge. Bien entendu, Washington a refusé. Car tous les terrorismes ne sont pas de même nature. Et ceux qui servent les intérêts des Etats-Unis ne sauraient être qualifiés du vilain terme de “terroristes”. Ils sont les nouveaux “combattants de la liberté”, comme les médias qualifiaient jadis Oussama Ben Laden lui-même. » (« L’autisme de l’Empire »)
XXe« Au XXe siècle, les théoriciens de la démocratie recommandent “de mettre la masse à sa place”, de sorte que les “hommes responsables” puissent “vivre à l’écart du piétinement et des rugissements du troupeau dérouté”, des “marginaux ignorants qui fourrent leur nez partout”, dont le “rôle” doit se limiter à “assister en spectateurs intéressés aux événements qui se déroulent”, sans vraiment y prendre part. Périodiquement, le temps d’une élection, ils doivent soutenir l’un ou l’autre membre de la classe dominante, pour retourner ensuite à leurs affaires privées. » (L’An 501, la conquête continue)
Yougoslavie : « L’argument le plus fréquent est qu’il fallait faire quelque chose : on ne pouvait pas rester les bras croisés alors que les atrocités continuaient. On a toujours le choix. Il est toujours possible de suivre le principe d’Hippocrate : “D’abord ne pas faire de mal.” Si vous ne parvenez pas à adhérer à ce principe élémentaire, ne faites rien. Il existe toujours des voies à explorer. La diplomatie et les négociations ne sont jamais épuisées. » (« L’OTAN, maître du monde »)
Zizek : « Les poseurs qui font les malins en utilisant des termes fantaisistes et des polysyllabes en prétendant avoir une théorie alors qu’ils n’ont aucun début de théorie ne m’intéressent pas. Il n’y a de théorie dans aucun de ces machins — pas de théorie au sens scientifique ou dans tout autre domaine sérieux que nous connaissons. Essayez de trouver dans tous les travaux que vous avez mentionnés des principes à partir desquels vous pouvez déduire des conclusions, des propositions empiriquement testables ; tout cela va au-delà du niveau de ce que vous pouvez expliquer en cinq minutes à un enfant de douze ans. Essayez de voir si vous y parvenez lorsque les mots fantaisistes sont décodés. Je ne peux pas. Donc, je ne m’intéresse pas à ce genre de postures. Zizek en est l’exemple extrême. Je ne comprends rien à ce qu’il raconte. » (Entretien au collectif « Veterans Unplugged », décembre 2012)

 REBONDS
☰ Lire notre abécédaire de Daniel Bensaïd, mai 2015

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