Revue Ballast
Compagnon
de route du mouvement libertaire, linguiste et professeur
au département de langues modernes de Boston, Noam Chomsky s’est
imposé de par le monde comme un critique aiguisé de la globalisation
et de la politique extérieure nord-américaine. « Nous travaillons à la fois pour la réforme et pour préparer le terrain à un changement plus radical »,
confia-t-il à notre rédaction avant l’été. Refoulé de Palestine en 2010
par les autorités israéliennes, soutien actif d’Occupy Wall Street,
Chomsky a, cette année, rejoint le Mouvement pour la démocratie en Europe, DiEM 25, initié par l’ancien ministre grec Yánis Varoufákis. Nous
avons, sur la base de son œuvre comme de ses entretiens, confectionné
le présent abécédaire — une boîte à outils, des pistes laissant au
lecteur le soin d’aller plus loin.
Anarchisme : « L’anarchisme, à mon avis, est une expression de l’idée que la responsabilité de prouver ce qu’on avance revient toujours à ceux qui affirment que l’autorité et la domination sont nécessaires. Ils doivent démontrer, avec de solides arguments, que cette conclusion est correcte. S’ils ne le peuvent pas, alors les institutions qu’ils défendent devraient être considérées comme illégitimes. » (Perspectives politiques)
Ben Laden : « “Opération
Geronimo”. La mentalité impérialiste est si profondément ancrée dans les
sociétés occidentales que personne n’a été même capable de s’apercevoir
qu’en lui donnant un tel nom, ils glorifiaient Ben Laden, l’identifiant
par là à une résistance courageuse contre des envahisseurs
génocidaires. C’est comme le fait de baptiser nos armes du nom des
victimes de nos crimes : Apache, Tomahawk… C’est comme si la Luftwaffe
avait appelé ses avions de chasse “Juif” et “Tzigane”. » (« Ma réaction à la mort d’Oussama Ben Laden »)
Couverture : « J’ai un jour demandé à un autre rédacteur en chef que je connais au Boston Globe pourquoi leur couverture du conflit israélo-palestinien était si horrible (elle l’est). Il a juste ri et m’a dit : “Combien d’annonceurs arabes pensez-vous que nous ayons ?” La conversation s’est arrêtée là. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Démocratie : « L’endoctrinement
n’est nullement incompatible avec la démocratie. Il est plutôt, comme
certains l’ont remarqué, son essence même. C’est que, dans un État
militaire, ce que les gens pensent importe peu. Une matraque est là pour
les contrôler. Si l’État perd son bâton et si la force n’opère plus et
si le peuple lève la voix, alors apparaît ce problème. Les gens
deviennent si arrogants qu’ils refusent l’autorité civile. Il faut alors
contrôler leurs pensées. Pour ce faire, on a recours à la propagande, à
la fabrication du consensus d’illusions nécessaires. » (Entretien pour la radio étudiante American Focus, 2002)
Ennemi principal : « Rappelez-vous, tout État,
tout État a un ennemi principal : sa propre population. Si le climat
politique commence à se détériorer dans votre propre pays et que la
population commence à devenir active, toutes sortes de choses horribles
peuvent arriver ; il faut donc que vous fassiez en sorte que la
population reste calme, obéissante et passive. Et un conflit
international est un des meilleurs moyens pour y arriver : s’il y a un
dangereux ennemi dans les environs, les gens vont abandonner leurs
droits, parce qu’ils doivent survivre. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Foulard : « Je ne pense
pas qu’il devrait exister de lois contraignant les femmes à retirer
leurs voiles ou à opter pour tel ou tel vêtement de baignade. Les
valeurs séculières devraient être honorées : parmi elles, le respect des
choix individuels tant que cela ne nuit pas à autrui. Les valeurs
séculières devant être respectées sont mises à mal lorsque le pouvoir
d’État empiète sur des domaines qui devraient relever du choix
personnel. Si les juifs hassidiques choisissent de se vêtir dans des
manteaux noirs, des chemises blanches et des chapeaux noirs, les cheveux
conforme au style orthodoxe et l’habit religieux, ce n’est pas
l’affaire de l’État. De même lorsqu’une femme musulmane décide de porter
un foulard ou d’aller nager en burkini. » (Entretien pour Truthout, 31 août 2016)
Gauche : « Si le
bolchevisme devait être considéré comme faisant partie de la gauche,
alors je me dissocierais tout simplement de la gauche. […] Lénine était,
à mon avis, l’un des plus grands ennemis du socialisme. » (De l’espoir en l’avenir)
Huntington : « Comme
analyse historique, c’est ridicule. Le christianisme est infiniment plus
violent [que l’islam] depuis des siècles — en fait, c’est l’une des
civilisations les plus sauvages de l’Histoire. […] Il existe des gens
qui s’efforcent désespérément de créer un choc des civilisations. Deux
des principaux s’appellent Oussama Ben Laden et George Bush. » (L’Ivresse de la force)
Intellectuels : « Être un
“intellectuel” n’a virtuellement rien à voir avec le fait de travailler
avec son cerveau, ce sont des choses différentes. Je soupçonne que plein
de gens chez les artisans, les mécaniciens automobiles et ainsi de
suite, font probablement autant ou davantage de travail intellectuel que
plein de gens dans les universités. […] Ces gens-là sont appelés
“intellectuels”, mais il s’agit en réalité plutôt d’une sorte de
prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités
doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la population doit être contre les intellectuels, je pense que c’est une réaction saine. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Jihâd : « Si vous
voulez faire partie du monde civilisé, et si vous voulez diminuer
l’attrait du mouvement djihadiste extrémiste, alors faites les juger par
des tribunaux civils. En fait, le fait même qu’ils se trouvent à
Guantanamo constitue un scandale. C’est quoi, Guantanamo ? Guantanamo a
été volé à Cuba par la force des armes, il y a un siècle. » (Entretien pour DemocracyNow, 15 mars 2010)
Kennedy : « Pourquoi
l’histoire terrible de l’intervention des États-Unis en Amérique
centrale et aux Caraïbes ne fait-elle pas partie des fondamentaux des
programmes scolaires, afin que tout le monde apprenne que, par exemple,
des personnes vivent dans des conditions de quasi esclavage au Guatemala
parce que la réforme agraire a été interrompue par le coup fomenté par
la CIA en 1954, et que les interventions qui ont ensuite eu lieu sous
Kennedy et Johnson ont servi à maintenir un Etat terroriste et
tortionnaire jamais égalé dans le monde moderne ? » (Extrait de The Chomsky Reader)
Liberté d’expression : « Je considère la loi Gayssot
comme complètement illégitime et en contradiction avec les principes
d’une société libre, tels qu’ils ont été compris depuis les
Lumières. Cette loi a pour effet d’accorder à l’État le droit de
déterminer la vérité historique et de punir ceux qui s’écartent de ses
décrets, ce qui est un principe qui nous rappelle les jours les plus
sombres du stalinisme et du nazisme. » (Communiqué, 5 septembre 2010)
Marxisme : « Le
marxisme ou le freudisme ne sont que des cultes irrationnels. […] [Ils]
appartiennent à l’histoire des religions organisées. Mon problème a
donc en partie à voir avec son existence même : il me semble que le
simple fait de débattre de quelque chose comme le “marxisme” est déjà
une erreur. » (Comprendre le pouvoir, troisième mouvement)
Nuremberg : « Pourquoi ne
fait-on pas un procès pour crimes de guerre à chaque président américain
? […] Selon les principes des procès de Nuremberg, chaque président
américain depuis lors aurait été pendu. Y en a-t-il un seul qui ait été
mis en jugement ? Cette question a-t-elle jamais été soulevée ? » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement)
Objectifs : « Dans
l’immédiat, [le démantèlement du pouvoir de l’État] va complètement à
l’encontre de mes objectifs : mes objectifs immédiats ont été et sont
toujours de défendre et même de renforcer certains éléments de
l’autorité de l’État qui subissent actuellement des attaques sévères. Et
je ne pense pas qu’il y ait de contraction là-dedans — aucune, en
réalité. […] En dépit de ma vision “anarchiste”, je crois que certains
aspects du système d’État, comme ceux qui garantissent que les enfants
mangent à leur faim, doivent être défendus — très vigoureusement, même.
» (Comprendre le pouvoir, troisième mouvement)
Progrès : « Le progrès
social, c’est un peu comme l’escalade des montagnes […], tu penses que
tu atteins le sommet de la colline, mais il y a une autre colline que tu
ne connais même pas et qui est encore plus haute, et il faut que tu la
grimpes aussi. » (Chomsky & Cie)
Questions : « Les
élections n’offrent pas d’issue car les centres de décisions — la
minorité des nantis — se rejoignent pour instituer une forme
particulière d’ordre socio-économique. Ce qui empêche le problème de
trouver son expression. Les choses dont on discute ne touchent les
électeurs que de loin : questions de personnes ou de réformes dont ils
savent qu’elles ne seront pas appliqués. Voilà ce dont on discute, non
ce qui intéresse les gens. » (Sur le contrôle de nos vies)
Révolution : « Si
“réformiste” signifie se soucier des conditions de vie des gens qui
souffrent, et travailler pour les améliorer, alors toute personne avec
qui il vaut la peine de parler est réformiste. […] La révolution est un
moyen, pas un but. Si nous nous engageons en faveur d’objectifs donnés,
quels qu’ils soient, nous chercherons à les réaliser pacifiquement, par
la persuasion et le consensus si possible — du moins, si nous ne sommes
pas fous et si nous avons un minimum de sens moral. » (Raison contre pouvoir, le pari de Pascal)
Secteur privé : « Les
“principaux architectes” du consensus de Washington néolibéral sont les
maîtres du secteur privé, pour l’essentiel de très grosses sociétés qui
dominent une bonne part de l’économie internationale et ont les moyens
de contrôler la définition de la politique, ainsi que la structuration
de la pensée et de l’opinion. Les États-Unis jouent, pour des raisons
évidentes, un rôle particulier dans le système. Pour reprendre les
termes de Gerald Haines, historien spécialiste de la diplomatie et de la
CIA : “Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, pour
défendre leurs propres intérêts, ont assumé la responsabilité du
bien-être du monde capitaliste.” » (Le profit avant l’homme)
Trump : « C’est un clown — littéralement : il pourrait être dans un cirque. » (Entretien pour Art is Power, mars 2016)
URSS : « L’Union
soviétique n’a pas instauré le socialisme mais un capitalisme d’État.
Seulement, comme la propagande de l’Est et celle de l’Ouest
convergeaient, le monde a avalé le bobard selon lequel ce qui se
réalisait là-bas était le socialisme. Je continue donc à croire au
socialisme véritable, fondé sur le contrôle de la production par les
producteurs et sur celui des communautés par elles-mêmes. » (Entretien pour Le Point, 24 juin 2010)
Violence : « Je
ne suis pas un pacifiste à tout crin. Je n’affirme pas qu’il est
mauvais en toutes circonstances d’avoir recours à la violence, bien que
le recours à la violence soit injuste en un sens. […] L’usage de la
violence et la création de degrés d’une certaine injustice relative ne
peuvent se justifier que si l’on affirme — avec la plus grande
prudence — tendre à un résultat plus équitable. Sans cette base, c’est
totalement immoral. » (Sur la nature humaine)
Washington : « Washington
répugne toujours à livrer ceux qui l’ont bien servi même s’il agit de
terroristes. Ainsi, en février 2003, le Venezuela a demandé
l’extradition de deux officiers qui avaient participé au coup d’État du
11 avril 2002 contre le président Hugo Chávez et qui avaient ensuite
organisé un attentat à Caracas avant de fuir à Miami, où ils ont trouvé
refuge. Bien entendu, Washington a refusé. Car tous les terrorismes ne
sont pas de même nature. Et ceux qui servent les intérêts des Etats-Unis
ne sauraient être qualifiés du vilain terme de “terroristes”. Ils sont
les nouveaux “combattants de la liberté”, comme les médias qualifiaient
jadis Oussama Ben Laden lui-même. » (« L’autisme de l’Empire »)
XXe : « Au XXe siècle, les théoriciens de la démocratie recommandent “de mettre la masse à sa place”, de sorte que les “hommes responsables” puissent “vivre à l’écart du piétinement et des rugissements du troupeau dérouté”, des “marginaux ignorants qui fourrent leur nez partout”, dont le “rôle” doit se limiter à “assister en spectateurs intéressés aux événements qui se déroulent”,
sans vraiment y prendre part. Périodiquement, le temps d’une élection,
ils doivent soutenir l’un ou l’autre membre de la classe dominante, pour
retourner ensuite à leurs affaires privées. » (L’An 501, la conquête continue)
Yougoslavie : « L’argument le plus fréquent est
qu’il fallait faire quelque chose : on ne pouvait pas rester les bras
croisés alors que les atrocités continuaient. On a toujours le choix. Il
est toujours possible de suivre le principe d’Hippocrate : “D’abord ne pas faire de mal.”
Si vous ne parvenez pas à adhérer à ce principe élémentaire, ne faites
rien. Il existe toujours des voies à explorer. La diplomatie et les
négociations ne sont jamais épuisées. » (« L’OTAN, maître du monde »)
Zizek : « Les poseurs qui
font les malins en utilisant des termes fantaisistes et des polysyllabes
en prétendant avoir une théorie alors qu’ils n’ont aucun début de
théorie ne m’intéressent pas. Il n’y a de théorie dans aucun de ces
machins — pas de théorie au sens scientifique ou dans tout autre domaine
sérieux que nous connaissons. Essayez de trouver dans tous les travaux
que vous avez mentionnés des principes à partir desquels vous pouvez
déduire des conclusions, des propositions empiriquement testables ; tout
cela va au-delà du niveau de ce que vous pouvez expliquer en cinq
minutes à un enfant de douze ans. Essayez de voir si vous y parvenez
lorsque les mots fantaisistes sont décodés. Je ne peux pas. Donc, je ne
m’intéresse pas à ce genre de postures. Zizek en est l’exemple extrême. Je ne comprends rien à ce qu’il raconte. » (Entretien au collectif « Veterans Unplugged », décembre 2012)
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire de Daniel Bensaïd, mai 2015
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