Poésie réaliste
Un de ces jours sans soleil de l'hiver
dernier, au matin du Samedi, une meute de voitures et de motocyclettes encercla
le modeste quartier qu'habitait Leftéris, avec ses fenêtres grillagées de fer et
ses rigoles d'égouts au beau milieu de la rue. Et poussant des aboiements
sauvages, en descendirent des types aux faces coulées dans le plomb et aux
cheveux raides comme la paille. Ordonnant le rassemblement de tous les hommes
sur le terrain aux orties. Et ils étaient armés de pied en cap, avec de ces
fusils aux gueules basses pointées sur le troupeau.Et une grande peur saisit les
garçons , car il se trouvait, presque tous, qu'ils conservaient quelque secret
dans leur poche ou dans leur âme. Mais il n'était pas d'autre issue et faisant
de nécessité devoir, ils prirent place dans l'alignement et les types aux faces
de plomb, aux cheveux de paille et aux lourdes bottes noires, déroulèrent autour
d'eux le fil barbelé. Et ils coupèrent en deux les nuées, si bien que de la
neige fondante se mit à tomber , et même les mâchoires s'efforçaient de garder
les dents à leur place, de peur qu'elles ne fuient ou ne se
cassent.
Alors, depuis l'autre côté, on vit s'avancer
lentement l'Etre au Visage d'Ombre: il leva un doigt et les heures frissonnèrent
à la grande horloge des anges. Et celui devant lequel il venait de s'arrêter,
les autres aussitôt l'empoignaient aux cheveux, et le jetaient par terre en le
piétinant.Jusqu'à ce qu'arrive l'instant d'un nouvel arrêt , et ce fut devant
Leftéris. lequel pourtant ne broncha pas. Il leva seulement les yeux lentement ,
et les fixa d'un coup si loin, -si loin dans son avenir- que l'autre en
ressentit un choc et eut un sursaut de recul dont il faillit tomber.Et fou de
rage, il releva quelque peu le tissu noir de sa cagoule, et lui cracha en plein
visage. Mais Leftéris ne broncha toujours pas.A ce moment précis, le Grand Etranger, celui qui marchait derrière avec ses trois galons sur le col, mit les mains sur les hanches et s'esclaffa: regardez les bien, dit il, les hommes qui croient , parait-il, pouvoir changer la marche du monde! Et ne sachant pas, le misérable, qu'il touchait à la vérité , en plein visage, il le cingla trois fois de sa cravache. Mais pour la troisième fois, Leftéris ne broncha pas . Alors, aveuglé par le maigre succès qu'avait la force de ses mains, l'autre, ne sachant trop que faire, tira un revolver et le lui fit tonner à la racine de l'oreille droite.
Et les garçons furent très effrayés , et les types aux faces de plomb, aux cheveux de paille et aux lourdes bottes noires , palirent comme cire.Ensuite, il y eut effervescence d'allées et venues comme lors d'un seîsme , et des étincelles autour des masures: en bien des endroits le papier goudronné tomba des fenêtres , et l'on vit au loin , derrière le soleil, des femmes qui pleuraient , à genoux, sur le malheureux terrain plein d'orties et de noirs caillots de sang. Alors que les douze coups exactement sonnaient à la grande horloge des anges.
Odysseus Elytis
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Pour en savoir davantage sur ce poète grec
:
http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/elytis.html
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