vendredi 18 octobre 2013

le terrain aux orties

Poésie réaliste
 
Un de ces jours sans soleil de l'hiver dernier, au matin du Samedi, une meute de voitures et de motocyclettes encercla le modeste quartier qu'habitait Leftéris, avec ses fenêtres grillagées de fer et ses rigoles d'égouts au beau milieu de la rue. Et poussant des aboiements sauvages, en descendirent des types aux faces coulées dans le plomb et aux cheveux raides comme la paille. Ordonnant le rassemblement de tous les hommes sur le terrain aux orties. Et ils étaient armés de pied en cap, avec de ces fusils aux gueules basses pointées sur le troupeau.Et une grande peur saisit les garçons , car il se trouvait, presque tous, qu'ils conservaient quelque secret dans leur poche ou dans leur âme. Mais il n'était pas d'autre issue et faisant de nécessité devoir, ils prirent place dans l'alignement et les types aux faces de plomb, aux cheveux de paille et aux lourdes bottes noires, déroulèrent autour d'eux le fil barbelé. Et ils coupèrent en deux les nuées, si bien que de la neige fondante se mit à tomber , et même les mâchoires s'efforçaient de garder les dents à leur place, de peur qu'elles ne fuient ou ne se cassent.
Alors, depuis l'autre côté, on vit s'avancer lentement l'Etre au Visage d'Ombre: il leva un doigt et les heures frissonnèrent à la grande horloge des anges. Et celui devant lequel il venait de s'arrêter, les autres aussitôt l'empoignaient aux cheveux, et le jetaient par terre en le piétinant.Jusqu'à ce qu'arrive l'instant d'un nouvel arrêt , et ce fut devant Leftéris. lequel pourtant ne broncha pas. Il leva seulement les yeux lentement , et les fixa d'un coup si loin, -si loin dans son avenir- que l'autre en ressentit un choc et eut un sursaut de recul dont il faillit tomber.Et fou de rage, il releva quelque peu le tissu noir de sa cagoule, et lui cracha en plein visage. Mais Leftéris ne broncha toujours pas.
A ce moment précis, le Grand Etranger, celui qui marchait derrière avec ses trois galons sur le col, mit les mains sur les hanches et s'esclaffa: regardez les bien, dit il, les hommes qui croient , parait-il, pouvoir changer la marche du monde! Et ne sachant pas, le misérable, qu'il touchait à la vérité , en plein visage, il le cingla trois fois de sa cravache. Mais pour la troisième fois, Leftéris ne broncha pas . Alors, aveuglé par le maigre succès qu'avait la force de ses mains, l'autre, ne sachant trop que faire, tira un revolver et le lui fit tonner à la racine de l'oreille droite.
Et les garçons furent très effrayés , et les types aux faces de plomb, aux cheveux de paille et aux lourdes bottes noires , palirent comme cire.Ensuite, il y eut effervescence d'allées et venues comme lors d'un seîsme , et des étincelles autour des masures: en bien des endroits le papier goudronné tomba des fenêtres , et l'on vit au loin , derrière le soleil, des femmes qui pleuraient , à genoux, sur le malheureux terrain plein d'orties et de noirs caillots de sang. Alors que les douze coups exactement sonnaient à la grande horloge des anges.

Odysseus Elytis
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Pour en savoir davantage sur ce poète grec :
http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/elytis.html
 

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