"Qu'ils
reposent en révolte" de Sylvain George : un point de vue non apitoyé
mais politique sur les migrants. Crédit Sylvain George
Il
a pris son temps et c’est là que réside l’intérêt de son document.
Sylvain George a passé trois ans en immersion avec les migrants de la
Jungle de Calais jusqu’à son démantèlement. Il en tire deux films
« Qu’ils reposent en révolte » et « Les éclats », plastiquement superbes
par leur noir et blanc et offrant des fragments de vie sans
complaisance ni misérabilisme sur leur quotidien.
The Dissident : Pouvez-vous présenter votre parcours?
Sylvain George : Je suis un jeune
cinéaste. J’ai commencé le cinéma en 2006. C’était une aspiration dès
l’adolescence. J’ai fait des études en sciences politiques, eu des
expériences professionnelles dans le social. Le cœur de mon travail est
un projet sur les politiques migratoires « Qu’ils reposent en révolte » en est le premier opus. Son pendant s’appelle « Les éclats ». J’ai fait d’autres films en parallèle.
Pourquoi cet intérêt pour la question migratoire?
C’est un bon indicateur de la société
actuelle. Chacun, à un moment, dans sa génération, peut déceler une
présence dite immigrée. C’est une question intéressante, sujette à de
multiples instrumentalisations, interprétations.. Les politiques
migratoires européennes sont des politiques publiques qui concernent
tout un chacun. Elles ont été conçues par des élus censés représenter le
peuple. Le propre des politiciens c’est de tester, lancer des annonces,
voir comment c’est reçu par la société et de valider ou pas. Par
exemple, Sarkozy a eu la velléité de mettre en place des tribunaux
administratif dans les centres de rétention. Ce n’est pas passé. Le
syndicat des avocats de France a dit: « Attention, ce type de tribunaux nuit à des principes de justice comme la publicité des débats, l’impartialité des juges. »
A partir du moment où la justice investit ce genre de lieu on peut très
bien imaginer qu’elle investisse d’autres lieux qui ne sont pas des
tribunaux…
Qu’entendez-vous par ce titre énigmatique : « Qu’ils reposent en révolte »?
Il reprend un texte
éponyme très beau, éloquent, fort, universel, du poète Henri Michaux qui
touche à la condition humaine. C’est un texte d’homme en colère, qui ne
se satisfait pas de l’ordre des choses, au monde tel qui est. Je l’ai
mis au pluriel car il synthétise ce que traversent les migrants. On
constate tous les jours que ces politiques migratoires sont désastreuses
et intolérables, quelque soit le lieu où elles s’appliquent, en Europe
et en dehors. Jacques Rancière a donné un bel entretien, à l’occasion de
la sortie de mon film, dans lequel il évoquait ce degré d’intolérable.
Des milliers de personnes meurent dans le désert, la mer Méditerranée,
l’Atlantique et même dans Paris intramuros. Le fait que des personnes
soient contraintes d’emprunter des chemins illégaux, dits de muletier,
résulte de politiques macroéconomiques, géopolitiques et migratoires.
Qu’est-ce qui fait que quand on vient de tel pays on peut bénéficier
d’un visa ou pas? Au Mali, la longueur de la file d’attente pour obtenir
un visa, c’est dramatique! Il y a une politique de restriction, une
discrimination par rapport à certains pays du monde. Ces populations qui
ne peuvent se déplacer librement sont obligées d’emprunter des chemins
multiples, dangereux et mortifères. Pour autant, ça me semblait
important de ne pas montrer ces migrants comme des victimes, avec un
angle humanitaire, social, compassionnel. Je les vois comme des sujets
politiques, qui pour des raisons qui sont les leurs et que je trouve
légitimes, décident de tracer leur ligne de fuite pour construire leur
devenir. Par exemple, quitter l’Érythrée qui est une dictature. C’est
une décision parfaitement assumée. Ça me semble juste d’aborder ces
personnes avec ce respect. A Calais, quand je rencontre des migrants qui
dorment sous les ponts je ne leur parle pas d’un point de vue apitoyé,
misérabiliste, mais politique. Si ces personnes dorment sous les ponts
c’est la conséquence de décisions politiques.
Calais est une ville bien particulière, qui cristallise cette question migratoire..
Pour
comprendre les politiques migratoires, il faut voir leurs conséquences
sur le terrain. Comment ces politiques et leurs dispositifs
reconfigurent les lieux et les personnes. Je trouvais intéressant de me
rendre à Calais, cette ville qui s’inscrit dans la problématique de
l’après-Sangatte. Le camp de Sangatte géré par la Croix-rouge a été
fermé en 2002 sous le prétexte ambigü qu’il générait un « appel d’air ».
La conséquence de cette fermeture n’est pas la résolution du problème
mais son déplacement : une dissémination des migrants sur les côtes du
nord-littoral. Calais est devenu un pôle de concentration où les
migrants se rendent pour aller en Angleterre. C’est une ville très
emblématique de ces politiques migratoires. Il y a sans cesse des effets
d’annonce des politiques politiciennes. Des dispositifs sont mis en
place. Des ministres se rendent sur les lieux pour donner de la
visibilité à leur action. Éric Besson en est le meilleur exemple. En
même temps, c’est un lieu où les corps sont exposés médiatiquement: les
corps des migrants, des habitants de Calais. C’est aussi une ville
économiquement sinistrée.
Pourquoi ce choix du noir et blanc?
Je
revendique le fait de bâtir une esthétique. C’est différent de
l’esthétisation qui considère qu’une image est une fin en soi. Le cinéma
est un travail artistique. L’esthétique, c’est la façon dont l’artiste
se définit dans son rapport au monde. L’esthétique s’articule au
politique. Elle renseigne sur la façon dont un individu se positionne.
Dans mon esthétique, il y a le noir et blanc. J’utilise les ressources
plastiques du médium pour présenter les réalités migratoires. En même
temps, je déconstruis certaines représentations données sur la figure du
migrant, sur Calais. Le noir et blanc met à distance des réalités
immédiates et en même temps les rend plus proches. Ça rend compte
plastiquement de ces situations. Ça permet de travailler sur le temps et
l’espace. On associe le noir et blanc à l’archive, à des périodes
révolues. C’est intéressant de renverser ce stéréotype. Travailler sur
ces événements de l’extrême contemporain en noir et blanc est une façon
d’en sortir, de réinscrire ça dans le temps long, connecter ça avec des
éléments du passé. Montrer comment des événements d’aujourd’hui sont
liés avec l’Histoire. Avec le noir et blanc, j’essaie de mettre en
correspondance des choses parfois très éloignées les unes des autres.
Comment s’est déroulé le tournage sur trois ans?
Je me suis accordé le temps nécessaire.
Il y a des gens que j’ai fréquenté très peu de temps. Parfois, des
relations se sont inscrites dans le temps parce que des personnes
n’arrivaient pas à passer. Elles sont restées plusieurs mois, plusieurs
années à Calais. On a eu des relations particulières, nourries, des
échanges forts. Le fait de ne pas avoir de démarche compassionnelle ne
m’a pas empêché d’avoir des rapports de confiance, des affinités, même
des amitiés. Ce que je combat dans la compassion c’est la notion de
surplomb. Considérer les personnes comme des victimes. De déplacer la
question politique et poétique -les migrants sont des sujets esthétiques
comme tout un chacun- vers la question sociale. Ce que vivent les
migrants à Calais est dû à des décisions politiques. J’essaie de
comprendre comment est construite cette situation politique. Même si
j’ai des idées au départ je veux me rendre compte sur les lieux de la
façon dont ça se passe.
Comment avez-vous produit ces films?
J’ai
eu quelques aides du Centre national de la Cinématographie, de l’ Image
animée. Je travaille avec la Fondation Abbé Pierre depuis quelques
années. Sans rien exiger sur l’orientation, ils ont apprécié mon
approche et la qualité de mes rencontres et de mes images.
Comment avez vous procédé dans vos rapports avec les migrants?
Le premier pas était de savoir se
présenter. Je suis allé à la rencontre des personnes en expliquant ce
que je voulais faire, l’esthétique, l’économie, la diffusion de ces
films… J’ai donné le maximum d’éléments de présentation pour que ces
personnes sachent à qui elles ont affaire. Ensuite des relations se
nouaient ou non avec tel ou tel, comme dans la vie de tous les jours
J’ai renouvelé cette présentation autant que nécessaire. Sur trois ans
j’ai rencontré des centaines de migrants. Je me suis présenté des
centaines de fois! Ça a le mérite de poser un cadre pour créer un lien
de respect. Ces migrants ont rencontré beaucoup de médias. Depuis 2002,
Calais est un champ médiatique permanent. Il y a toujours une présence
médiatique qui va de l’étudiant en journalisme au journaliste confirmé,
au documentariste expérimental jusqu’à de grosses productions pour le
cinéma ou la télévision. Il y a toujours des caméras. Je leur ai prouvé
que je n’étais pas là juste pour une ou deux semaines à l’affût d’une
belle image pour un beau reportage. Quand quelqu’un est là pendant
plusieurs mois, plusieurs années les rapports changent complètement. Il y
a beaucoup de turn over. Quand les personnes m’identifient, savent qui
je suis, le travail se fait beaucoup plus en profondeur. Au bout d’un
moment je rencontrais des personnes sans aller vers elles. Elles
venaient vers moi. «Je suis un copain d’untel. Je t’ai vu à tel moment.»
A quoi ressemble une journée type?
A
Calais, l’objectif c’est d’aller en Angleterre. La journée est
consacrée aux ablutions, à la nourriture, au repos. La nuit, c’est la
période d’activité où il faut prendre les camions pour passer. C’est un
temps particulier, très dur. Les gens sont parfois isolés. La nuit est
un moment très propice aux rencontres. D’autant que l’activité est
difficile : passer, échapper à la vigilance des gardiens, des policiers.
S’échapper, négocier avec les passeurs. Il y a toujours des phases de
repos qui permettent des rencontres prodigieuses qui peuvent se
répercuter par une scène filmée le jour ou la semaine suivante. Même si
elles ne donnent pas lieu à des prises de vue tout de suite. Je ne filme
pas tout le temps. Je prends le temps d’entamer un dialogue. Je ne
filme que quand je l’estime nécessaire. Ce travail en immersion favorise
les rencontres. Le film est nourri de moments qui m’auraient échappé si
tout ce temps n’avait pas été consacré.
Vous
étiez-vous documenté au préalable sur les diverses migrations issues
d’Afghanistan, d’Érythrée, d’Afrique de l’Ouest, du Moyen-Orient…?
Je
n’avais pas la volonté d’être exhaustif, de tout savoir, avant d’y
aller. Je ne cherchais pas à faire un travail représentatif de
l’ensemble des situations à Calais. Je n’ai pas fait un casting avec des
Érythréens, des Éthiopiens, des Ghanéens, des Afghans.. J’ai appréhendé
leurs réalités à partir de mes rencontres sur le terrain. J’ai
rencontré des immigrés de diverses ethnies : Pachtounes, Azzara ou
Kurdes. Mais je me suis surtout intéressé à des singularités. Dans le
film, je montre des situations par fragments. C’est un travail subjectif
et fragmentaire. Les personnes ne sont pas présentées en tant que
personnages mais en tant que singularités, avec certains moments-clés de
leur vie à Calais.
Qu’entendez-vous par singularités?
Des
termes comme le « sans papier », le « migrant » deviennent très
génériques et enlèvent à ces personnes leur substance. Ce qui
m’intéressait à Calais, c’était de rencontrer des personnes dans leur
singularité. Déblayer certains moments de leur parcours à Calais.
Présenter leur singularité sans tomber dans la construction d’un
personnage, comme on l’entend en télévision. Les reportages sont souvent
extrêmement formatés avec un quota de personnages qui seraient
« représentatifs ». Le journaliste suit deux ou trois personnages dans
leur parcours auquel le spectateur s’identifie. Ça répond à une règle
aristotélicienne: exposition, péripétie, dénouement. J’ai essayé de
faire le contre-pied de ça. Des films avec des fragments autonomes, qui
ne sont pas chronologiques et se télescopent les uns avec les autres. Il
y a des paysages, des moments de vie, des gestes perpétrés par les
migrants qui résonnent les uns avec les autres. Cette constellation de
situations me semble rendre compte du flux d’énergie, de la vie
quotidienne des migrants à Calais.
Quel genre de moments de vie avez-vous capté concrètement?
Des
choses extrêmement simples et quotidiennes. Comment des personnes qui
vivent dans la rue font leur toilette ? Il y a un seul point d’eau à
Calais. Ce sont des scènes de survie du quotidien. Comment se tenir
propre, se vêtir, se restaurer? Comment les personnes s’amusent ? Où
dorment-elles ? Comment parviennent-elles à gagner l’Angleterre ? On
voit des migrants sauter sur des camions. Ce n’est pas filmé de façon
journalistique, de loin, en caméra caché. Je prends le temps de montrer
des situations, le temps de l’attente, l’effort. Quand une personne est
cachée dans les buissons avant de monter dans les essieux d’un camion la
scène fait dix minutes. C’est complètement différent de l’approche
spectaculaire qu’on voit en général à la télévision: l’image-choc du
migrant qui saute dans le camion. Je filme comment les migrants de
Calais habitent le monde avec des conditions de vie extrêmement
difficiles. Je montre comment les lieux sont reconfigurés. A Calais, il y
a de multiples traces du passage des migrants, des vêtements abandonnés
dans les rues, dans la Jungle. Le long des rails qui vont de la Jungle
au centre-ville, il y a des vêtements plus ou moins humides, permettant
de voir le passage du temps des migrants. J’ai une approche
archéologique en montrant les strates d’espace-temps de cette présence
des migrants à Calais. Depuis la fermeture de Sangatte, on refuse de
leur construire un lieu d’accueil. Ils sont réduits à vivre dans la
Jungle, sous des ponts, dans des squats, des lieux désaffectés. Je
montre les conséquences des politiques européennes sur leur quotidien.
Les migrants buvaient à l’unique point d’eau accordé, une petite
fontaine, pour -à l’époque où j’y étais- 500 migrants. On voit aussi
dans le film des personnes se brûler les doigts pour effacer leurs
empreintes digitales. Quand un migrant est arrêté dans un pays de l’UE
on lui prend de force ses empreintes digitales consignées dans un
fichier : l’Eurodac, consultable par les autorités policières
européennes. A partir du moment où un migrant s’est fait prendre les
empreintes dans un pays, il ne peut plus demander l’asile politique dans
un autre pays de l’UE. Les personnes qui transitent par la Grèce,
plutôt les Afghans, l’Italie, plutôt les Érythréens, ne peuvent plus
demander l’asile en dehors de ces pays. Alors que beaucoup veulent aller
en France, en Angleterre ou dans les pays scandinaves ! Les migrants
sont contraints d’inventer un contre-dispositif au fichier Eurodac, avec
des éléments rudimentaires, des clous, des vis chauffés à vif, posés
sur la pulpe des doigts pour effacer ces empreintes. Ils s’adaptent avec
ces dispositifs pour tracer leur ligne de fuite. Je montre aussi la
stratégie de harcèlement permanent de la police de Calais. Cette police
empêche les migrants de s’installer, d’être dans le confort. Leurs
cabanes sont détruites. Les migrants se font gazer.
Comment avez-vous pu filmer le démantèlement de la Jungle ? On imagine que la police était réticente…
Je
n’ai pas demandé d’autorisation de tournage. Je filmais toujours dans
des espaces publics. La loi indique qu’à partir du moment où on
travaille dans un espace public, sans pied de caméra il n’y a pas besoin
d’autorisation. J’ai toujours été en accord avec la loi. Ça m’a permis
d’être libre de mes mouvements. Quand vous demandez une autorisation
pour aller dans tel lieu vous êtes repérable. J’ai filmé une seule fois
dans un lieu privé, sans autorisation, dans une usine qui appartenait à
trois instances différentes. Demander des autorisations était compliqué.
Je n’aurais pas pu travailler. Je tenais à filmer la police en action.
Ce sont des fonctionnaires qui travaillent dans l’espace public. Il n’y a
pas de raison de ne pas les filmer. Évidemment ça ne leur plaît pas.
Chaque fois que je filmais la police, ça sous-entendait des
négociations, des contrôles d’identité permanents, des pressions plus ou
moins violentes pour que je cesse de filmer. Certains étaient
sympathiques, d’autres violents. Je me retrouvais dans la situation
paradoxale de faire un rappel à la loi à ceux chargés de la faire
appliquer. Quand je subissais des pressions, je rappelais les termes de
la loi. La commission de déontologie indique que je n’ai pas besoin de
demander l’autorisation pour filmer la police ou de flouter les visages.
« Vous faites votre travail. Je fais le mien ! » Au bout d’un moment ils étaient obligés d’en convenir.
Cela paraît incroyable que vous ayez pu filmer les migrants sauter sur les camions, avec les risques que cela implique.
C’est
une prise de risque supplémentaire pour eux. Il m’a fallu énormément de
travail pour obtenir ces scènes. Je n’ai jamais filmé les migrants à
leur insu pour des questions éthiques. Il faut que l’image produite soit
respectueuse du sujet filmé. La façon dont l’image est obtenue est
aussi importante que le sens qui s’en dégage. Je leur ai toujours
demandé pour les filmer. Il y a des scènes parfois très intimes. Dans « Des éclats »,
le deuxième volet, il y a des scène de toilette d’Érythréens, en slip,
sur le bord de la rivière. D’habitude, ils refusent qu’on les filme. Là
j’étais à deux mètres d’eux. Ils m’ont laissé les filmer parce qu’en
amont il y a eu tout un travail de rencontre. En tant que cinéaste, je
me refuse à payer des sujets filmés. C’est une pratique qui existe dans
le journalisme, dans le monde anglo-saxon et en France. Ces gens ont
besoin d’argent. En payant cher, on peut obtenir les images qu’on veut.
J’ai toujours refusé d’acheter un témoignage. Ça m’a donc demandé
beaucoup plus de temps. J’ai consacré le temps pour trouver les
personnes qui acceptent. Il y a aussi la question de ce qu’on filme ou
pas. Quand on filme un passage illégal, il faut toujours faire en sorte
de savoir s’il est connu des autorités. S’il est connu, il n’y a pas de
raison de ne pas le filmer. S’il n’est pas connu, il faut faire très
attention pour ne pas donner dans l’image d’éléments qui permet
d’identifier le lieu où ça a été tourné. Quand on filme une traversée
dans le désert, il ne faut pas filmer les panneaux parce que les images
sont vues par les autorités qui peuvent stopper cette voie illégale.
Tout ce que j’ai filmé dans Calais était connu des autorités policières.
Je n’ai pas mis en danger les migrants en les filmant. J’ai toujours
veillé à ne pas être visible des autorités policières quand je filmais
une action, comme quand quelqu’un prenait un camion.
Comment avez-vous vécu de l’intérieur le démantèlement de ce qu’on appelle la jungle?
Certains
préfèrent le terme maquis. Les migrants et la police appellent ça la
jungle. L’emploi de ce mot n’est pas anodin. Il déshumanise en renvoyant
à un pseudo état de nature les migrants qui ne seraient plus des êtres
cultivés mais des délinquants, des animaux, des gens dangereux. Le
tournage entre 2007 et 2010 a coïncidé avec la nomination d’Éric Besson
au poste de ministre de l’immigration. Il s’est rendu à Calais pour dire
qu’il allait démanteler les filières mafieuses et détruire la jungle.
Il a planifié une opération sur un an. A sa troisième visite à Calais,
la jungle a été détruite. J’étais sur Calais à ce moment. J’ai filmé à
la fois les conditions de vie des migrants, l’arrivée d’Éric Besson et
la destruction de la jungle de Calais. Cette opération,
ultra-médiatisée, était censée envoyer un signal fort aux passeurs.
Quatre ans plus tard, on se rend compte que ça n’a été qu’une politique
d’auto-promotion du ministre vis à vis de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui,
on est dans la même situation. On a même atteint le chiffre de 1500 à
2000 migrants. Ce qui a été en place en 2010 est complètement inopérant.
Vous
parlez d’Eric Besson sous Sarkozy. Y a-t-il eu selon vous des
améliorations de la question migratoire sous François Hollande?
En
terme de politique, c’est peu ou prou la même chose. Ce n’est pas de
l’idéologie. C’est un constat. La politique de reconduite à la frontière
a été mise en place par Sarkozy, ministre de l’Intérieur de Chirac en
2002. On est passé de 10 000 en 2002 à 29 000 en 2012 quand Sarkozy
était encore président. Dès 2013, on est passé à plus de 30 000
expulsions. Sa politique a été perpétuée par son successeur François
Hollande et le ministre de l’intérieur à l’époque, Manuel Valls. Cela
sous-entend entre 150 et 300 000 arrestations. La grande différence,
c’est le discours. Avec la droite au pouvoir, la question de
l’immigration s’agite de façon délibérée et affichée dans l’espace
public. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, a réformé six fois les
codes d’entrée de procédure et les politiques d’immigrations en six
ans. On n’avait jamais vu ça ! L’immigration étant rendue responsable du
chômage, de la sécurité sociale.. La gauche n’instrumentalise pas à ce
point cette question dans l’espace public. On en entend beaucoup moins
parler. Ça ne veut pas dire que cette question migratoire n’est pas
présente. Elle est travaillée par la droite, l’extrême-droite, pour des
motifs anciens liés à la question post-coloniale -comme le montrent ces
débats sur l’islam et l’islamophobie.
Vous dites que Calais n’est que l’entame de ce travail. Où envisagez-vous la suite ?
J’aimerais
savoir ce qui se passe en Afrique. Les politiques migratoires
européennes touchent l’Europe, mais il y a aussi une externalisation
avec des accords passés avec des pays étrangers comme la Libye, le
Maroc, l’Algérie… Des pays d’Afrique sont assujettis à des politiques
mises en place par le Fonds monétaire européen. Ça m’intéresserait
d’aller en Afrique pour creuser la question. Ce qui se passe à Ceuta ou
Lampedusa touche aux politiques mondiales. Cela reflète un certain état
du monde, aux rapports entre les individus, à nos conditions de vie
commune. Il me semble pertinent de partir de la France, de l’Europe et
de voir l’imbrication avec le reste du monde.
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