Maxime Rodinson :
Sous
la rubrique de « l’intégrisme islamique » – l’appellation
n’est pas très bonne, celle de « fondamentalisme » encore
moins ; quant au terme « islamisme », il entraîne une
confusion avec l’Islam ; « Islam radical » n’est pas si mal,
mais aucune appellation ne correspond tout à fait à l’objet
– on peut grouper tous les mouvements qui pensent que
l’application intégrale des dogmes et pratiques de l’Islam,
y compris dans les domaines politique et social, mènerait la
communauté musulmane, voire le monde entier, vers un État
harmonieux, idéal, reflet de la première communauté
musulmane idéalisée, celle de Médine entre 622 et 632 de
l’ère chrétienne.
En
cela, il y a une similarité avec une idéologie politique
laïque comme le communisme, pour laquelle l’application
intégrale des recettes formulées par le fondateur doit mener
à une société harmonieuse, sans exploitation ni oppression.
Par contre, il n’y a pas d’idéologie similaire dans le
christianisme : les intégristes chrétiens pensent que
l’application intégrale des préceptes du Christ rendrait
tout le monde bon et gentil, mais elle ne changerait pas
forcément la structure de la société.
Cela
tient à la différence profonde entre la genèse du
christianisme et celle de l’Islam. Les chrétiens formaient
au début une petite « secte », un groupement idéologique
autour d’une personne charismatique, dans une province
reculée d’un vaste empire, l’Empire romain, doté d’une
administration impressionnante. Cette petite secte ne
pouvait avoir au départ la prétention de formuler un
programme politique et social. Ce n’était ni l’intention de
Jésus, ni celle des premiers pères de l’Église pendant deux
ou trois siècles.
Avant
que l’empereur Constantin ne déclare, en 325, que cette
Église (en latin ecclesia, c’est-à-dire « assemblée »)
devait être religion d’État, elle avait eu le temps de bâtir
un appareil idéologique autonome bien rodé. De sorte que,
même après Constantin, se maintiendra la tradition de deux
appareils distincts, celui de l’État et celui de l’Église,
qui peuvent être en symbiose ou alliés, et l’ont souvent été
(l’alliance du sabre et du goupillon, le césaro-papisme,
etc.) ; mais qui peuvent également être en conflit (lutte du
Sacerdoce et de l’Empire, Louis XIV et Philippe Auguste
excommuniés, etc.). Il y a bien quelques exemples
protestants d’État-Église (Genève au xvie siècle, le
Massachusetts au xviie siècle), mais ce sont des exceptions
dans l’histoire du christianisme.
L’Islam
est né dans une immense péninsule en dehors du champ de la
civilisation romaine, où vivaient quelques dizaines de
tribus arabes, tout à fait autonomes avec seulement quelques
institutions communes : la langue, certains cultes, un
calendrier, des foires et des tournois de poésie. Dans sa
période médinoise (de 622 à sa mort, en 632), Mohammad
(Mahomet) est considéré comme le dirigeant suprême,
politique et religieux à la fois. Il est chef religieux, en
relation avec Dieu, mais aussi chef de la communauté, non
soumise à la loi romaine. Il règle les différends, obtient
le ralliement de tribus, et répond aux nécessités de se
défendre et, le cas échéant, d’attaquer – ce qui est le mode
de vie dominant dans ce monde sans État de l’Arabie de cette
époque. C’est ainsi que l’on trouve, aux origines de
l’Islam, une fusion du politique et du religieux en un seul
appareil - du moins en théorie, car lorsque sera créé un
vaste empire islamique, la spécialisation des fonctions
s’imposera.La séparation de la religion et de l’État est
contraire à l’idéal de l’Islam, mais pas à sa pratique, car
il y a toujours eu des corps d’oulémas spécialisés : les
juges en Islam appartiennent à l’appareil religieux, avec
d’autres compétences que les juges en droit romain de
l’Occident. On trouve là, d’ailleurs, une parenté très
grande avec le judaïsme, où, comme en Islam, les hommes de
religion, les rabbins, ne constituent pas un clergé sacré,
mais sont des savants (la synagogue, le beit midrash sont
des lieux d’étude), à l’instar des oulémas.
Aujourd’hui
subsiste néanmoins l’idéal médinois d’une même autorité
politique et religieuse. Rarement trouve-t-on, il est vrai,
un cas aussi pur de communauté politico-idéologique que
celui de l’Islam – sauf le communisme après 1917, qui a
connu des schismes comme l’Islam et où les autorités
politiques fixent la doctrine tant sur les problèmes
théoriques que sur l’idéologie première et sur ce qu’il faut
penser. Cependant, là où le communisme est un modèle projeté
dans le futur, l’intégrisme islamique adhère à un modèle
réel, mais vieux de quatorze siècles. C’est un idéal flou.
Lorsque l’on demande aux intégristes musulmans : « Vous avez
des recettes, dites-vous, qui dépassent le socialisme et le
capitalisme ? », ils répondent par des exhortations très
vagues, toujours les mêmes, qui peuvent se fonder sur deux
ou trois versets – mal interprétés, en général – du Coran ou
du Hadith.
Or,
le problème ne se posait pas du temps du Prophète, parce que
personne ne pensait à changer la structure sociale : on
prenait les choses comme allant de soi. Mohammad n’a jamais
rien dit contre l’esclavage (de même que Jésus n’a jamais
rien dit contre le salariat). Certes, l’idée d’une
communauté sociale organisée avec des hiérarchies figure
dans le Coran, mais elle est tout à fait normale pour
l’époque. Mohammad se situe dans la société, alors que Jésus
se situe en dehors d’elle. L’Islam, comme le Confucianisme,
s’intéressent à l’État, tandis que les doctrines de Jésus ou
de Bouddha sont des morales, axées sur la recherche du salut
personnel.
L’intégrisme
islamique est une idéologie passéiste. Les mouvements
intégristes musulmans ne cherchent pas du tout à bouleverser
la structure sociale, ou ne le cherchent que tout à fait
secondairement. Ils n’ont modifié les bases de la société,
ni en Arabie Saoudite, ni en Iran. La « nouvelle » société
que les « révolutions islamiques » établissent ressemble de
façon frappante à celle qu’elles viennent de renverser. Je
me suis fait réprimander en 1978 lorsque j’ai affirmé, de
manière très modérée, que le cléricalisme iranien ne
laissait présager rien de bon. Je disais « au mieux,
Khomeiny sera Dupanloup, au pire Torquemada ». Hélas, c’est
le pire qui est arrivé.
Lorsque
l’on est saisi par l’histoire, on est forcé de prendre des
décisions. Il se forme alors des courants politiques :
gauche, droite, centre. Sous influence européenne, le monde
musulman a emprunté beaucoup de recettes à l’Occident,
libérales parlementaires ou socialistes marxisantes. On a
fini par être un peu dégoûté de tout cela : le
parlementarisme mettait au pouvoir des propriétaires
fonciers, le socialisme des couches gestionnaires militaires
et autres. On a voulu revenir alors à la vieille idéologie
« bien de chez nous » : l’Islam. Mais l’influence européenne
a laissé des traces profondes, notamment l’idée que les
gouvernants doivent prendre leur inspiration auprès des
gouvernés, en général par le vote. C’est une idée nouvelle
dans le monde musulman : ainsi, la première chose que fit
Khomeiny, c’est organiser des élections et une nouvelle
constitution.
Au
sujet des femmes, on peut trouver dans l’Islam tout un
arsenal traditionnel en faveur de la supériorité masculine
et de la ségrégation. Une des raisons de la séduction de
l’intégrisme islamique un peu partout, c’est que des hommes
qui se voient dépossédés de leurs privilèges traditionnels
par les idéologies modernistes, savent que, dans une société
musulmane telle qu’on la leur propose, ils peuvent s’appuyer
sur des arguments sacrés en faveur de la supériorité
masculine. C’est une des raisons – qu’on occulte très
souvent, mais qui est profondément ancrée, et quelquefois
inconsciente, d’ailleurs – de la vogue de l’intégrisme
islamique : les expériences modernisantes allaient dans le
sens d’accorder plus de droits aux femmes, et cela
exaspérait un certain nombre d’hommes.
En
1965, je m’étais rendu à Alger : c’était l’époque où Ben
Bella faisait des efforts prudents pour promouvoir l’égalité
des femmes. Une association officielle de femmes, qui
n’était pas l’association bidon d’aujourd’hui, tenait un
congrès dans la capitale. À la sortie du congrès, Ben Bella
était venu prendre la tête d’un défilé des femmes dans les
rues d’Alger. Des deux côtés, sur les trottoirs, des hommes
dégoûtés sifflaient, lançaient des quolibets, etc. Je suis
certain que cela a joué un rôle dans le coup d’État de
Boumediene et a décidé beaucoup de gens à le regarder avec
sympathie.
L’intégrisme
islamique est un mouvement temporaire, transitoire, mais il
peut durer encore trente ans ou cinquante ans – je ne sais
pas. Là où il n’est pas au pouvoir, il restera comme idéal
tant qu’il y aura cette frustration de base, cette
insatisfaction qui pousse les gens à s’engager à l’extrême.
Il faut une longue expérience du cléricalisme afin de s’en
dégoûter : en Europe, cela a pris pas mal de temps ! La
période restera longtemps dominée par les intégristes
musulmans.
Si
un régime intégriste islamique avait des échecs très
visibles et aboutissait à une tyrannie manifeste, une
hiérarchisation abjecte, et aussi des échecs sur le plan du
nationalisme, cela pourrait faire tourner beaucoup de gens
du côté d’une alternative qui dénonce ces tares. Mais il
faudrait une alternative crédible, enthousiasmante et
mobilisatrice, et ce ne sera pas facile.
[1
Voir
sa propre description de l’évolution des études islamiques
dans La fascination de l’Islam, La Découverte, 1980.
[3]On
trouvera les principales réflexions de Maxime Rodinson sur
l’intégrisme islamique contemporain dans L’Islam : politique
et croyance, Fayard, 1993, à compléter par la lecture du
chapitre premier de De Pythagore à Lénine : des activismes
idéologiques, Fayard, 1993.
Avec
le décès de Maxime Rodinson, survenu le 23 mai 2004 à
l’âge de 89 ans, disparaissait l’une des dernières grandes
figures d’une lignée exceptionnelle d’islamologues
occidentaux – celle des Régis Blachère, Claude Cahen et
Jacques Berque, pour ne citer que des Français comme lui.
Rodinson appartenait à cet ensemble d’auteurs aux
approches pionnières, qui ont défriché le terrain d’études
islamiques mises au diapason des autres sciences sociales,
étant eux-mêmes affranchis des principaux travers de
« l’orientalisme » colonial et sensibles à la cause des
populations musulmanes en lutte contre la domination
occidentale[1] .
Des auteurs (encore) non corrompus par la médiatisation à
outrance de l’« expertise », devenue actrice privilégiée
de la société du spectacle, à notre époque où l’Islam a
recouvré dans l’imaginaire occidental, sous la forme de
l’intégrisme et du terrorisme, son statut d’ennemi
privilégié.
Maxime Rodinson se distingue, parmi ses pairs, par l’application au monde musulman d’une grille de lecture marxienne critique. Son rapport à Marx est, du reste, à l’origine de la très grande diversité de thématiques et de centres d’intérêt qui caractérisent son œuvre et qui font qu’elle ne saurait être confinée aux seules études islamiques. Son apport théorique couvre, en effet, des champs plus généraux de la recherche historique ou sociologique que le seul « monde musulman », en dialogue permanent avec l’inspiration marxienne qu’il n’a jamais reniée. Une dimension non moins importante de l’œuvre de Rodinson porte spécifiquement sur le conflit israélo-arabe : son article « Israël, fait colonial ? » paru dans le numéro spécial des Temps modernes consacré au débat embrasé par la guerre de juin 1967 constitua une contribution fondamentale à la définition d’une critique de gauche du sionisme [2] .
La réflexion de Rodinson sur l’« intégrisme islamique » est, tout entière, placée sous le signe de cette même inspiration marxienne : tant en ce qui concerne sa démarche analytique, à la fois fondamentalement « matérialiste » et comparative, qu’en ce qui concerne son attitude politique, où la compréhension (au sens profond du terme) des ressorts de la résurgence de cette idéologie politico-religieuse n’empêche guère l’athée foncièrement anticlérical qu’il était de n’éprouver aucune sympathie à son égard [3] .
L’entretien qui suit – jamais publié auparavant – a été réalisé en 1986 (je n’en ai plus la date exacte), dans l’appartement parisien de Maxime Rodinson, parmi les amas de livres qui jonchaient son plancher, ne trouvant plus de place dans les rayonnages qui recouvraient les murs. J’ai reconstitué ses propos à partir de notes quasi-sténographiques que j’avais prises à l’écoute de l’enregistrement (perdu) – en faisant abstraction de mes propres questions et interventions – dans le but de publier l’entretien dans une revue en gestation qui ne vit pas le jour. Le décès du grand penseur m’a incité à reprendre ce travail et à le publier en guise d’hommage, d’autant plus que ses propos, comme on pourra en juger, conservent, outre leur actualité, une certaine originalité par rapport à son œuvre déjà connue.
Gilbert Achcar
Maxime Rodinson se distingue, parmi ses pairs, par l’application au monde musulman d’une grille de lecture marxienne critique. Son rapport à Marx est, du reste, à l’origine de la très grande diversité de thématiques et de centres d’intérêt qui caractérisent son œuvre et qui font qu’elle ne saurait être confinée aux seules études islamiques. Son apport théorique couvre, en effet, des champs plus généraux de la recherche historique ou sociologique que le seul « monde musulman », en dialogue permanent avec l’inspiration marxienne qu’il n’a jamais reniée. Une dimension non moins importante de l’œuvre de Rodinson porte spécifiquement sur le conflit israélo-arabe : son article « Israël, fait colonial ? » paru dans le numéro spécial des Temps modernes consacré au débat embrasé par la guerre de juin 1967 constitua une contribution fondamentale à la définition d’une critique de gauche du sionisme [2] .
La réflexion de Rodinson sur l’« intégrisme islamique » est, tout entière, placée sous le signe de cette même inspiration marxienne : tant en ce qui concerne sa démarche analytique, à la fois fondamentalement « matérialiste » et comparative, qu’en ce qui concerne son attitude politique, où la compréhension (au sens profond du terme) des ressorts de la résurgence de cette idéologie politico-religieuse n’empêche guère l’athée foncièrement anticlérical qu’il était de n’éprouver aucune sympathie à son égard [3] .
L’entretien qui suit – jamais publié auparavant – a été réalisé en 1986 (je n’en ai plus la date exacte), dans l’appartement parisien de Maxime Rodinson, parmi les amas de livres qui jonchaient son plancher, ne trouvant plus de place dans les rayonnages qui recouvraient les murs. J’ai reconstitué ses propos à partir de notes quasi-sténographiques que j’avais prises à l’écoute de l’enregistrement (perdu) – en faisant abstraction de mes propres questions et interventions – dans le but de publier l’entretien dans une revue en gestation qui ne vit pas le jour. Le décès du grand penseur m’a incité à reprendre ce travail et à le publier en guise d’hommage, d’autant plus que ses propos, comme on pourra en juger, conservent, outre leur actualité, une certaine originalité par rapport à son œuvre déjà connue.
Gilbert Achcar
Pour
citer cet article
Achcar Gilbert,
« Maxime Rodinson : sur l'intégrisme
islamique », Mouvements 6/ 2004 (no 36), p. 72-76URL : www.cairn.info/revue-mouvements-2004-6-page-72.htm.
DOI : 10.3917/mouv.036.0072
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