mercredi 17 septembre 2014

La décroissance s’enracine en Allemagne


Hervé Kempf (Reporterre)
jeudi 11 septembre 2014

Enorme succès pour la Conférence sur la décroissance, qui s’est tenue à Leipzig, en Allemagne, la semaine passée. Plus de trois mille participants ont exploré les voies d’une écologie politique radicale. Reporterre était le seul média français sur place et relate cet événement extraordinaire.

- Leipzig, reportage
Vous n’en avez pas entendu parler, mais c’est un des événements les plus importants de l’année en ce qui concerne l’écologie, et qui influencera à terme la vie politique européenne : la conférence sur la décroissance (Degrowth 2014) qui s’est tenue à Leipzig, en Allemagne, la semaine passée, du 2 au 6 septembre, est la plus grande qui ait jamais été réunie. L’affluence inattendue qui a innervé cette manifestation d’une richesse d’idées stupéfiante manifeste un tournant majeur : en Allemagne, terre des Grünen, porte-drapeau des politiques environnementales dans le monde, le mouvement écologiste se tourne vers la radicalité de la décroissance, lasse du discours technologiste et consensuel des Verts.
Quand ils ont lancé la préparation de la conférence, au printemps 2013, les organisateurs espéraient un millier de participants. Ce sont finalement plus de trois mille deux cents qui sont venus, dont six cents intervenants, pour suivre un programme impressionnant de plus de quatre cents ateliers sur cinq jours. Une floraison de réflexions qui décourageait l’ambition de tout suivre mais réchauffait l’esprit, tandis qu’au hasard des journées se produisaient rencontres et discussions de toutes sortes. La logistique était en cohérence avec les idées : midi et soir, une cuisine "mobile do it yourself“, Le Sabot, installée dans la cour de l’université, a assuré avec une efficacité remarquable l’alimentation en repas végétaliens délicieux de plus de deux mille convives.

Encore plus étonnant, peut-être, est la jeunesse des participants, dont la très grande majorité étaient âgés de moins de trente ans : on ressentait un désir de réfléchir, d’agir, de changer le monde, mais aussi, tout simplement, d’apprendre.
Tout a démarré en avril 2013, explique Christopher Laumanns, un des coordinateurs de l’événement : "Une réunion se tenait sur le thème de la post-croissance, à l’initiative du ’Réseau pour le changement de la croissance’ (Netwerk Wachstums Wende). La décision a été prise de monter cette conférence et de petits groupes se sont mis à travailler". Leipzig, située à deux heures de train de Berlin, est vite apparue comme un bon lieu, en raison du dynamisme de la scène alternative locale et de la présence d’un groupe de recherche sur l’économie écologique (Konzeptwerk Neue Oekonomie).
La préparation a mis en pratique les concepts du mouvement alternatif : les soixante-dix personnes impliquées prenaient les décisions par consensus, et non à la majorité ; le travail était décentralisé en différents lieux, grâce à un usage intensif d’internet ; la conférence a refusé d’ouvrir une page Facebook, réseau jugé trop commercial. "La démocratie est toujours un défi, dit Christopher Laumanns, mais elle donne aussi de la force : les gens impliqués sont inspirés par leur participation au groupe, il y a une très bonne atmosphère".

- Christopher Laumanns -
La science, l’activisme, l’art
Un des choix importants a été de composer un programme mêlant des présentations de caractère scientifique, d’autres parlant ou mettant en pratique des démarches artistiques, d’autres encore axées sur l’engagement concret : "La décroissance a besoin d’action directe", affichait une banderole accrochée au fronton de l’université (photo du chapô de cet article).
Le choix pour la science de sortir de sa réserve était assumé par les nombreux intellectuels ou universitaires participant à la Conférence : "Nous pratiquons une recherche participative", dit par exemple Giusy Papalardo, de l’université de Catana, en Italie, sociologue des mouvements de résistance à la Mafia. "On ne peut pas rester dans sa tour d’ivoire. Il faut lier la recherche à la pratique".
Quant à la myriade d’ateliers proposés, elle allait des pratiques utopiques aux discussions stratégiques, de l’analyse de l’effet rebond à la réflexion sur la xénophobie, du rôle du syndicalisme aux luttes contre le charbon en Allemagne, de l’extractivisme au lien entre guerre et climat, de jeux expérimentaux à l’analyse des conditions pour une écologie écologique, sociale et démocratique... On ne pouvait que picorer, presque enivré par cette profusion roborative.
- Télécharger le programme (en anglais) :
PDF - 3.3 Mo
Le reporter ne prétend pas synthétiser un tel événement. Retenons quelques idées, selon un choix subjectif.
En séance plénière d’ouverture, Alberto Accosta, l’ex-ministre équatorien qui avait porté le projet Yasuni, a appelé le mouvement décroissant à soutenir la lutte contre l’extractivisme, qui désigne l’exploitation maximale des ressources naturelles des pays du Sud.
Plus globalement, il a exprimé des idées partagées aujourd’hui par le mouvement écologique : "Nous avons besoin en même temps de penser l’utopie et de réaliser des pas concrets, si nous voulons surmonter le capitalisme. Et nous devons le faire d’en bas, par nous-mêmes".
Naomi Klein, intervenant par Skype, a de son côté mis l’accent sur la gravité du changement climatique : "Si on ne fait rien, nous sommes sur le chemin d’un réchauffement de 2°C à 5°C d’ici la fin du siècle. La seule option laissée pour éviter cette évolution est un changement radical." Expliquant que "conserver un monde qui ne se réchaufferait pas de plus de 2°C est incompatible avec la croissance", elle a rappelé les lignes d’action : "Réduire les inégalités, créer des millions d’emplois verts, restaurer la démocratie, étendre le domaine des biens communs".

Et puis, au fil des ateliers et des discussions, retenons quelques idées et interrogations :
- Démocratie et oligarchie - La perception de la dégradation de l’esprit et des pratiques démocratiques dans le capitalisme actuel est communément partagée. Et l’aspiration à mettre en oeuvre au niveau de la base des pratiques démocratiques est très vive. Mais comment déstabiliser le pouvoir oligarchique ? A quel point celui-ci, d’ailleurs, est-il homogène ? Et comment changer l’esprit des populations, dont une large partie adhère en fait aux valeurs de consommation et de confort propagées par les médias de l’oligarchie ? Des populations qui "peuvent même y trouver un intérêt direct, par exemple pour les gens dont la retraite dépend des profits des fonds de pension", observe Judith Dellheim, de la Fondation Roza Luxemburg.
- La croissance est-elle populaire ? - Les valeurs de la croissance ne sont peut-être pas réellement partagées par la masse de la population. "Qui veut la croissance ?, interroge l’économiste suisse Irmi Seidl. En Allemagne, les gens veulent la retraite, un bon système de santé, et l’éducation pour leurs enfants". Ce qui n’est pas vraiment désirer la croissance, celle-ci n’apparaissant plus automatiquement synonyme de ces désirs légitimes.
- Technologies douces : la solution ? - Les innovations technologiques sont perçues par le système dominant comme le seul moyen de "sauver la croissance", tandis que la critique de la technologie est consubstantielle au mouvement de la décroissance. Mais nombre d’écologistes réformistes pensent encore que la technologie "verte" est la solution, comme le pensent ceux qui suivent Jeremy Rifkin et sa "Troisième révolution industrielle". L’avenir n’est-il pas au contraire "dans des solutions ’low tech’, fortes en connaissance et faible en empreinte écologique", comme le pense l’ingénieur Philippe Bihouix ?
- Les alternatives suffisent-elles à changer le monde ? - C’est très bien, les alternatives, mais peut-on s’en contenter ? Ne servent-elles pas de pansement au capitalisme, lui permettant de se maintenir cahin-caha en soignant les plaies les plus béantes ? Cette troublante réflexion a été apportée par Michalis Theodoropoulos, du réseau Iliosporoi, relatant l’expérience de la Grèce : "En réponse au choc néo-libéral, il s’est produit depuis 2010 de très nombreuses initiatives de décroissance, axées sur les biens communs et la recherche de l’autonomie. Mais quatre ans plus tard, la plupart se sont gelées, ou alors n’existent plus qu’à petite échelle, sans peser sur le cours global de la politique". Pourquoi ? "Parce que le plus grand impact de la crise est passé. Les initiatives ont soigné les plaies et on se retourne vers l’Etat. Et puis, autre élément, ces initiatives étaient critiquées par la gauche et par les anarchistes, qui ne les trouvaient pas assez politiques, ce qui en a écarté beaucoup de gens".

- La vaisselle en commun -
- Avant l’effondrement... - Le thème de l’effondrement du système est un concept de référence de la pensée écologiste, que l’on retrouvait dans maints ateliers et discussions. Un des plus stimulants a eu lieu autour du "Social metabolism" (voir video en anglais). L’exposé de Katherine Farrell a exploré le parallèle que l’on peut faire entre les systèmes sociaux et la vie et la mort. En résumant : les systèmes sociaux peuvent mourir, et le refus de l’idée même de la mort est une des raisons pour lesquelles la civilisation présente court si vite vers l’effondrement. De son côté, Anke Schaffartzik a montré, analysant les flux de matières en jeu dans l’économie (alors que les économistes standard raisonnent en flux monétaires, qui font oublier le substrat matériel), que l’évolution actuelle est tout simplement insupportable et conduit à la chute du système économique. D’où une discussion animée : l’effondrement peut-il avoir lieu, notre société peut-elle mourir ? "Ce que j’essaye de dire, c’est que la société industrielle sur le déclin est dans une logique qui rend la mort invisible, a précisé Farrell. Rendre la mort visible est utile" à la réflexion.
Le grand tournant allemand
On comprendra qu’il soit impossible de conclure cet article.
Revenons simplement sur un constat : le magnifique succès de cette conférence sur la décroissance signifie qu’en Allemagne, le mouvement écologiste est pénétré par le doute. La politique suivie depuis des années par les Grünen, de compromis technologique avec le néo-libéralisme, va être sérieusement remise en cause par la radicalité de la critique de la croissance. On peut penser que cet ébranlement aura des conséquences en Europe.

Source et photos : Hervé Kempf pour Reporterre.
Ce reportage a été financé avec l’aide de la Fondation Roza Luxemburg, qui a invité l’auteur à animer un atelier sur l’oligarchie et la décroissance. Voir le texte de présentation, en anglais, Oligarchy and degrowth.

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