vendredi 6 septembre 2013

La refondation de l'école n'aura pas lieu

Par Bruno Mattéi (Professeur de philosophie honoraire à l'université de Lille)
Le MONDE - 6 septembre 2013
 

Enseignants, enfants, jeunes, font leur rentrée cette année sous les auspices de la "refondation" de l'école. Une fois de plus, devrait-on ajouter, car la "refondation Peillon" ne fait jamais que s'inscrire dans une série entamée il y a trois décennies. Sous le sigle – et bientôt la marque "refondation" –, on a vu se succéder la loi d'orientation Jospin en 1989, puis Fillon en 2005, et maintenant Peillon. A quoi on peut ajouter pour faire bonne mesure "la charte de l'école du XXIe siècle" de Claude Allègre en 1998. Car, si le mot ne fut pas prononcé, le texte se donne à lire comme une refondation dans la refondation Jospin qui donnait déjà ses premiers signes d'essoufflement.
Autrement dit, tous les sept ans, un tropisme refondateur souffle sur l'éducation nationale. Si bien qu'on se surprendrait à penser que, à ce rythme soutenu, chaque nouvelle refondation est d'abord l'aveu subliminal que la précédente n'a pas eu les effets attendus, et appelle la suivante. Et ce coup-ci, on nous annonce deux refondations en une. "Il faut refonder l'école de la République pour refonder la République par l'école... l'école fonde la République et réciproquement", expose la loi. Un chiasme aussi alléchant aurait de quoi appâter le chaland républicain en proie aux affres endémiques de la crise de son système éducatif ! Sauf qu'à la longue l'affaire finit par ressembler davantage à une fuite en avant dont plus personne ne semble maîtriser la cadence, surtout pas ses promoteurs. Enoncer cette vérité peu discutable que la République est un grand corps malade, mais attendre que du valétudinaire égrotant surgisse l'éclat et la vigueur d'un renouveau éducatif relève, à l'examen, de la croyance aux vertus peu probables d'une pensée magique.
Car il aurait fallu pour être conséquent et crédible que l'aveu de notre persistante impasse socio-éducative soit fait. En lieu et place, on a une loi d'orientation de plus, précédée par une "concertation-vite-fait" qui livre un bréviaire de constats et de propositions pour la plupart déjà ressassés. Si on avait voulu refonder la chose éducative, il aurait dû être décidé de se donner le temps voulu d'un débat national où la société civile n'aurait pas seulement servi de faire-valoir. Soit le débat d'une communauté nationale qui aurait osé ouvrir au grand jour toutes les questions susceptibles de donner à comprendre pourquoi et comment une société et ses gouvernements républicains se sont dégagés de son école, ce lieu où devrait se constituer ce que Jaurès appelait "les oeuvres d'humanité première".

"L'ÉGALITÉ DES CHANCES"
On voit au contraire à l'oeuvre comment la loi présente maintient hors examen et débat deux pierres d'angle qui rendent impossible une refondation autre que verbale. La première nous est tellement familière puisque c'est en son nom que s'avancent avec l'encens de ses bienfaits annoncés toutes les réformes éducatives depuis la guerre : "l'égalité des chances". Sauf que l'égalité des chances n'est que l'envers d'un système qui repose sur le principe inégalitaire de la réussite compétitive, individuelle (mais marquée socialement) de chacun contre tous. Avec sa logique aléatoire des chanceux de la faveur républicaine et surtout ses indispensables malchanceux. Cela a fini par se voir et se dire au fil de l'accroissement des inégalités engendrées par la "démographisation" et la "massification" démocratique du système. Ce point n'a pas pu échapper à la concertation Peillon puisque la mention en est faite dans le rapport final : "Les inégalités de tous ordres – social, culturel, technique – n'ont pas manqué d'envahir l'école française. Ce constat impose d'interroger les concepts même d'égalité des chances et de méritocratie."
Mais que croyez-vous qu'il arriva ? De tentative pour imaginer un autre fondement à "la réussite scolaire de tous", nulle trace dans le rapport. Affaire à suivre donc. Et la suite ne s'est pas fait attendre, puisqu'un mois après la publication du rapport le président de la République est venu prononcer à la Sorbonne – tout un symbole – un discours pour lancer l'ouverture des débats sur la loi, où il a réaffirmé la "promotion de l'égalité des chances" comme principe intangible de la refondation.
Le deuxième point est l'astreinte faite à l'école d'entrer sans retenue dans la "compétitivité" et son expression totémique "la croissance". Le texte de la loi lie clairement les destins de la connaissance et de la croissance : "La France avec la refondation de son école se donne les moyens de répondre aux grands défis auxquels elle est confrontée : élever le niveau de connaissances, de compétences, accorder son niveau de croissance auprès de jeunes mieux formés... inscrire le pays sur les trajectoires de croissance structurelle forte pour une économie de la connaissance internationale."Mais, de ce dogme, il ne sera jamais débattu non plus. Il délivre tout au plus ce message de nature à ne froisser personne : "L'école doit accompagner les mutations socio-économiques et techniques..." Comme s'il était acquis que l'éducation valait d'abord pour son usage économique et qu'il convenait d'enrôler les esprits à cette mission.
Il est vrai qu'une fois réaffirmés ces deux piliers de la loi on peut bien se permettre d'ajouter que l'école refondée devra aussi être celle du "développement de l'enfant", de "la justice" et de la "bienveillance", cette sorte de compassion molle et convenue à destination des échoués de la compétition ; laquelle avait déjà fait une apparition remarquée dans la refondation Fillon. Concession sans doute à l'humanisme républicain auquel nos gouvernants se sentent malgré tout tenus de souscrire. Ce sont les mouvements d'éducation nouvelle et d'éducation populaire qui doivent être bien contents !
Mais pour mettre en cause ces deux obstacles à une refondation possible, encore aurait-il fallu préalablement s'entendre sur ce qu'il fallait comprendre par refondation, et donc "fondement", concernant l'éducation scolaire comme de toute éducation. Si l'éducation est bien oeuvre d'esprit et d'humanité, il s'impose alors de se donner collectivement et en primauté les moyens et l'exigence de partager une fin commune, l'unité d'une visée, sinon d'une vision, désirable et sensée, qui engage un avenir. Cette phrase d'Olivier Reboul, en 1980, peu de temps avant que ne soient lancées les opérations refondation, aurait pu servir d'avertissement :"Aujourd'hui on enseigne sans but, comme on produit sans but, comme on vit sans but, et les textes officiels avec leurs poncifs ne servent que de cache-misères (qu'est-ce qu'apprendre ?)." Plus de trente années plus tard, la loi d'orientation et de programmation (son intendance) propose certes des fondations : mais sans fondement, soit des dispositifs alignés les uns à côté des autres, d'ordre matériel, organisationnel, pédagogique, voire idéologique. On chercherait en vain, dans les cinq circulaires de la rentrée, la trace d'une inspiration, d'un souffle, d'un élan. "Cela ne peut être évidemment inscrit dans un programme. Cela ne peut être animé que par une ferveur éducatrice." Cette réflexion d'Edgar Morin (La tête bien faite : repenser la réforme, reformer la pensée, Seuil, 1999) pourrait résonner utilement dans la tête des enseignants, des parents, des élèves, pour ce qui les attend, dans ce rendez-vous d'une rentrée en trompe l'oeil, où à défaut d'une ferveur éducatrice ils auront droit aux poncifs et aux cache-misères de la "refondation Peillon" !

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