Introduction
Par Nathalie Brémand
Par Nathalie Brémand
1La
première moitié du xixe siècle a vu se développer en France
une véritable profusion de courants de pensée socialistes.
C’est une période extrêmement riche d’un point de vue
idéologique, durant laquelle de nombreux individus font une
critique féroce de la société de leur époque et explorent de
nouvelles possibilités de la transformer. On peut citer Owen
et ses représentants français Joseph Rey et Jules Gay,
Saint-Simon et les saint-simoniens, Fourier et ses épigones,
mais aussi Louis Blanc, Auguste Blanqui, des femmes
socialistes telles Flora Tristan ou Jeanne Deroin, les
communistes Étienne Cabet et Théodore Dézamy et, bien sûr,
Pierre-Joseph Proudhon et Pierre Leroux, ou encore les
anarchistes Joseph Déjacque et Ernest Cœurderoy, le
socialiste chrétien Jean-Philippe Buchez, des ouvriers comme
Joseph Benoît. Cette liste est loin d’être exhaustive, mais
permet d’évoquer le brassage d’idées sans précédent qui
advient, et l’extrême fécondité des échanges auxquels il
donne lieu. Ce phénomène entraîne alors un foisonnement de
publications écrites, dans lesquelles les auteurs exposent
leurs analyses et leurs projets de société. En pleine
naissance de la presse moderne, ils créent des revues, des
journaux, des almanachs, dans lesquels ils expriment leur
opinion sur les actualités politiques et sociales et
développent leurs propositions de réformes. Sans susciter
d’adhésion massive, leurs idées provoquent cependant
l’engouement de nombreuses personnes, qui consacrent leur
vie à les diffuser par de multiples activités de propagande,
qu’elles soient écrites ou orales. Certains adeptes
investissent le champ politique, sont maire de leur commune,
membre du conseil général de leur département, ou député.
D’autres se détournent de ce type d’engagement et se lancent
dans des essais expérimentaux en France ou à l’étranger pour
tester leurs propositions in situ et les faire
essaimer.
2Ce
développement florissant d’idées et d’actions en faveur d’un
changement social radical, situé au début de l’ère
industrielle et démocratique, est d’un grand intérêt pour
l’historien. Pourtant, sa remarquable richesse a été
minimisée par le fait que la plupart des protagonistes de ce
grand mouvement ont été stigmatisés par le vocable de
« socialisme utopique ». Le fait de les nommer de la sorte a
déterminé un certain nombre de préjugés et d’a priori faisant
obstacle à la prise en compte de leur spécificité.
L’expression a été d’abord utilisée par leurs contemporains
pour les discréditer, puis reprise par une historiographie
donnant une interprétation orientée de leurs doctrines et de
leurs pratiques, induite par ce qualificatif.
3Au xixe siècle,
le terme d’utopie est péjoratif. Depuis la fin
du xviiie siècle, il a une forte connotation négative car il
fait référence à des projets de réformes considérés comme
irréalisables. Les
socialistes eux-mêmes utilisent ce terme négativement pour
critiquer les idées de leurs adversaires politiques. Charles
Fourier, en 1822, écrit qu’« il n’est de bon, en politique
et en morale, que ce qui est compatible avec la pratique.
Les savantes utopies de Platon et Fénelon sont ridicules,
parce qu’elles sont impraticables. »En 1832, il classe aussi
bien les saint-simoniens que Robert Owen parmi les porteurs
d’utopies. Proudhon
utilise abondamment ce mot dans Philosophie de la misère pour
prendre ses distances avec « toutes les utopies sociales,
politiques et religieuses » qui selon lui « sont le plus
grand obstacle qu’ait présentement à vaincre le progrès ».
4Mais
au fil du temps, l’utopie finit par être assimilée à tout
projet socialiste ou communiste. C’est l’anathème lancé par
les conservateurs aux réformateurs sociaux. « Ou utopistes,
ou factieux, voilà comment je définis les philosophes qui,
pour ne pas s’appeler communistes, ont imaginé de
s’appeler socialistes »écrit Adolphe Thiers, en
ajoutant qu’il éprouve « une incurable aversion pour la
déraison orgueilleuse, stérile et perturbatrice » de leurs
systèmes. Aux yeux de leurs opposants, les idées des
socialistes sont illusoires, leurs projets de société
irréalistes et leurs « chimères » sont sujets à moquerie.
5Toutefois,
à y regarder de près, le qualificatif d’utopistes ne sert
pas tant à remettre en cause le caractère fantaisiste de
leurs théories qu’à les disqualifier et à les tenir à
distance en raison de leur caractère subversif. En réalité,
cette stigmatisation cache une peur de la contamination par
leurs idées. Parmi les publicistes qui se sont le plus
acharnés à condamner les réformateurs sociaux de leur
époque, Louis Reybaud regrette, dans les années 1840, que
les continuateurs aient épuré l’œuvre de leurs maîtres (il
pense à Saint-Simon et à Charles Fourier) et que les
« utopistes contemporains » se trouvent dans une phase plus
active où la réception de leurs théories prend de l’ampleur.
« En se refermant dans un rôle plus modeste, les utopistes
semblent avoir atteint un résultat qui leur avait échappé
jusqu’ici, déplore-t-il. La société leur est moins rebelle
et ne s’offusque plus autant de leurs témérités. Je ne parle
pas seulement des imaginations turbulentes qui se portent du
côté où il se fait quelque bruit ; cette clientèle est
acquise à toutes les nouveautés bizarres. Les véritables
conquêtes des utopistes s’exercent sur un public tout autre,
séduit à son insu, et gagné par l’erreur sans savoir où en
est la source ». Puis Reybaud détaille les « symptômes » de
« ce travail sourd et cette contagion inaperçue ».
6Nombreux
sont les textes qui font ainsi allusion à la crainte d’une
propagation diffuse des idées socialistes. Ne l’oublions
pas, les systèmes sociaux que les militants défendent sont
construits sans État et sans Église, et remettent en cause,
pour la plupart, la cellule familiale comme base de la
société. Ce n’est donc pas seulement le caractère chimérique
de leurs théories qui est réellement visé, mais leur impact
néfaste qui sape les valeurs sur lesquelles le système
économique et social de l’époque est construit. Dans son Histoire
du communisme, ou Réfutation historique des utopies
socialistes, Alfred Sudre dénonce ainsi l’influence
funeste des novateurs : « Ils ont puissamment contribué à
répandre dans les âmes une fâcheuse disposition à critiquer
les bases de l’ordre social, à en contester la légitimité, à
en provoquer la destruction. Ils ont ébranlé les fondements
de la morale, altéré la notion du devoir, le respect de
l’autorité, le sentiment de l’obéissance. Ils ont fourni des
arguments spécieux et des prétextes commodes à toutes les
faiblesses, à tous les vices, à tous les crimes. Leurs
doctrines ont agi sur la société comme un dissolvant
d’autant plus redoutable que son action était lente et
inaperçue »7.
Cette idée de contagion et de dangerosité des idées des
premiers socialistes persiste au long du siècle. Charles
Louandre, auteur d’une sorte de catalogue des idées
subversives publié en 1872, parle de « l’irruption des
utopies » et raconte qu’elles se sont répandues dans les
foules « comme le pétrole que les fédérés ont versé dans nos
rues ».
7Les
courants marxistes qui se développent dans la deuxième
partie du xixe siècle renforcent à leur tour la conception
réductrice des écoles socialistes qui les ont devancés. Ils
insistent eux aussi sur la dimension utopique des projets
sociaux de leurs prédécesseurs, mais pour des raisons
distinctes et en leur donnant une signification légèrement
différente. Ce n’est pas tant leur radicalisme qu’ils
critiquent que leur caractère selon eux limité. Dans le Manifeste
du parti communiste, Marx et Engels distinguent trois
types de socialisme : le « socialisme réactionnaire », le
« socialisme conservateur ou bourgeois » et le « socialisme
et le communisme critico-utopiques ». Ils reprochent à ces
derniers de ne voir dans le prolétariat « aucune spontanéité
historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre »
et de ne considérer en lui que « la classe la plus
souffrante ». Plutôt que de préparer les conditions
historiques de son émancipation, ils élaborent « une
organisation de la société qu’ils ont fabriquée de toutes
pièces » afin d’« améliorer les conditions matérielles de la
vie pour tous les membres de la société, même les plus
privilégiés ». De plus, ils ne s’appuient pas sur la notion
de lutte des classes et s’opposent « avec acharnement à
toute action politique de la classe ouvrière ». Cette
idée, selon laquelle une pensée qui ne s’adosse pas à une
adhésion massive d’un peuple serait utopique, sera très
largement entretenue par la suite. Jean Servier, dans son Histoire
de l’utopie, affirme par exemple que la pensée de
Charles Fourier « reste utopique puisque le peuple n’apporte
pas au fouriérisme son adhésion passionnée »
8Lorsqu’en
1880 Engels publie sa célèbre brochure opposant socialisme
utopique et socialisme scientifique, l’acception du terme
« socialisme utopique » prend encore une fois une nouvelle
dimension. Engels reproche aux premiers socialistes de
préconiser des moyens de changer la société qui ne sont pas
appropriés. Selon lui, cela s’explique par le fait qu’ils
ont élaboré leurs théories à une époque où le capitalisme ne
s’était pas suffisamment développé, ce qui ne permettait pas
de désigner la classe ouvrière comme agent du changement
social. La connaissance des marxistes sur les conditions de
ce changement étant supérieure à celle des premiers
socialistes, ceux-ci ne pouvaient que s’effacer devant eux.
Même si Engels reconnaît de nombreuses qualités à leurs
doctrines, sur le fond rien ne change, car l’historiographie
marxiste utilisera cette opposition pour donner une vision
réductrice de ceux qu’elle stigmatisera irrémédiablement
comme des précurseurs. Les courants désignés comme utopiques
par Marx et par Engels sont dès lors relégués au rôle de
brouillon ou d’ébauche de ce qui serait le vrai socialisme.
À partir de 1870, le marxisme « jouit d’une primauté »,
selon la formule de Jacques Droz, et ses prédécesseurs sont
nommés « prémarxistes ». Enfermés au sein d’une histoire des
utopies et aux prémices du marxisme, les premiers
socialistes sont désormais doublement stigmatisés. Ils sont
étudiés par rapport à ces deux approches et non pas en tant
que concepteurs de théories originales et particulières, ni
en tant qu’acteurs de leur époque.
9Pourtant,
l’anathème jeté sur eux va prendre encore de nouvelles
formes auxxe siècle. De nouveaux procès sont faits à
l’utopie, dont les premiers socialistes sont encore une fois
victimes. On continue de nier leurs spécificités en
assimilant cette fois leurs systèmes à une forme
d’autoritarisme. Le fait d’avoir été critiqués par les
marxistes ne leur épargne pas d’être condamnés en bloc à
leurs côtés par ceux qui édifient un lien étroit entre
totalitarisme et utopie, et pour qui « L’utopie c’est le
goulag. » Pour exemple parmi d’autres, l’exposition majeure
organisée à la Bibliothèque nationale de France,
conjointement avec la New York Public Library, entretient
clairement l’idée de ce lien mortifère. L’utopie s’y incarne
au xxe siècle dans les cauchemars du nazisme. Dans le
catalogue d’exposition, l’auteur souligne que de nombreuses
allusions à la République de Platon figurent
dans Mein Kampf, explique qu’il y a « un
rapprochement décidément trop répétitif pour être fortuit »
entre utopie et totalitarisme, et démontre qu’il existe une
« véritable parenté » qui se manifeste selon lui sur tous
les plans. À ses yeux, tout totalitarisme est utopique et
toute utopie est totalitaire. D’ailleurs il peut en faire la
preuve par l’absurde : si Hitler n’avait pas pris le
pouvoir, Mein Kampf serait resté une utopie tandis
que si Campanella avait pu réaliser sa Cité du soleil c’eût
été « le plus terrifiant des totalitarisme prémodernes ».
10Comme
on peut le constater, les préjugés négatifs liés au concept
de socialisme utopique sont nombreux. On en trouve un
florilège dans l’ouvrage de Jean-Christian Petitfils, Les
communautés utopistes au xixe siècle, réédition
en 2011 d’un ouvrage paru en 1982. Ce texte très
intéressant, et abondamment cité dans de très nombreuses
études, illustre bien ce que peuvent donner les effets de la
« condescendance de l’historien » à l’égard des socialistes
dits utopiques. L’auteur porte un regard amusé sur
Fourier, dont il précise qu’« il mourut dans sa
garçonnière » et dont il qualifie le projet
d’« édenloufoque ». Sans nuance, il considère le régime de
la colonie icarienne de Cabet comme étant le « totalitarisme
à l’état pur ». Il parle de « mouvement utopiste » et met
sur le même plan les communautés fouriéristes, les milieux
libres anarchistes et les communautés hippies de San
Francisco. Comme l’anti-utopiste Louis Reybaud, pour qui
toutes les utopies « relèvent de la donnée grecque »,
c’est-à-dire rééditent les principes de Platon, il reprend à
son compte l’idée que c’est la même utopie qui se reproduit
à l’infini. Enfin, pour lui les communautés utopiques – et
donc irréalisables – se résument à leurs échecs : « […]
l’histoire du socialisme expérimental, de ses maladroites
tentatives du début du xixe siècle jusqu’aux “communes”
hippies de Californie et d’ailleurs, ne [sont] qu’une suite
fatale d’échecs cuisants, de cités mort-nées, qu’une série
de rêves avortés ». De nombreux ouvrages comme celui-ci ont
repris les antiennes propres au « socialisme utopique » et
en véhiculent une image complètement dépassée.
11L’utopie
pourtant n’a pas été interprétée que d’une manière purement
négative. Dès le xixe siècle, elle est aussi présentée comme
un concept positif lié à l’idée du progrès de l’humanité.
Pour Joseph Déjacque, dans son introduction àL’humanisphère,
utopie anarchique, l’utopie est « un rêve non réalisé,
mais non pas irréalisable ». « Toutes les idées novatrices
furent des utopies à leur naissance, explique-t-il ; l’âge
seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du
réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs
de la pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais
leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la
cause de progrès humanitaires. […] La science sociale sera
l’œuvre des rêveurs de l’harmonie parfaite. » La dimension
onirique de l’utopie est mise en avant, et avec elle sa
fonction visionnaire. « Rien n’est tel que le dogme pour
enfanter le rêve, écrit Victor Hugo. Et rien n’est tel que
le rêve pour engendrer l’avenir. Utopie d’aujourd’hui, chair
et os demain. »Le xxe siècle a été aussi le moment d’une
certaine réhabilitation de l’utopie, qui a bénéficié à
l’image des premiers socialistes. En 1929, Karl Mannheim
développe l’idée d’une utopie dynamique qui « brise les
liens de l’existant. » Puis Ernst Bloch, avec son « principe
espérance », donne une couleur positive à l’utopie. Dans ce
prolongement, la dimension radicale de certaines doctrines
est redécouverte après 1968. Plus récemment, des philosophes
comme Miguel Abensour affirment que « l’utopie est à sauver,
car consubstantielle à tout mouvement social radical ». En
soulignant le caractère émancipateur de l’utopie, ils
mettent l’accent sur la volonté de ceux qui sont encore
nommés socialistes utopiques de subvertir la
société par une voie radicalement autre que celle de 1793.
Ce faisant, ils restaurent dans une certaine mesure leur
image. Mais en insistant presque exclusivement sur la
dimension radicale des premiers socialistes, ces auteurs ont
toutefois tendance à passer sous silence un des aspects
essentiels de leur démarche, qui est leur volonté
réformatrice de s’inscrire dans le présent, ici et
maintenant. Il ne faut pas perdre de vue en effet que les
premiers socialistes sont aussi des réformateurs, pour qui
les petites transformations sont aussi importantes que les
grands bouleversements de la société. Leur stratégie de
changement social est pacifique et progressiste.
12À
l’opposé, d’autres auteurs, ces dernières années, ont mis en
avant cette dimension réformatrice. Et on assiste à un
regain d’intérêt pour les expérimentations sociales
du xixe siècle, parce que leurs protagonistes sont perçus
comme les précurseurs de l’économie sociale et d’autres
initiatives concrètes remises en avant aujourd’hui. Michel
Serres écrit ainsi dans Le Monde : « En marge du
socialisme scientifique que prônaient les marxistes, ce sont
les utopistes qui ont inventé les communautés dont nous
jouissons aujourd’hui : c’est à Fourier (1772-1837) que nous
devons les crèches, à Proudhon (1809-1865) que nous devons
le crédit populaire. Il y a dans les créations utopistes des
promesses d’avenir extraordinaires. Tout ce que nous avons
aujourd’hui de solide, ce sont les rêveurs qui l’ont
fait ! » Mais comme l’illustre cette citation, si ce type de
lecture rétrospective donne aux Fourier et aux Proudhon une
légitimité qui les rend intéressants, ils restent la plupart
du temps vus comme des rêveurs qui continuent d’être
comparés aux marxistes. Et surtout, cette manière de les
appréhender ne nous apprend rien sur eux, à leur époque et
dans leur contexte.
13L’utilisation
du terme utopie continue donc, dans une certaine mesure, à
faire barrage à une compréhension plus complexe des premiers
socialistes. Conçu avec des intentions polémiques au départ,
le terme de socialisme utopique est aujourd’hui
consacré par l’usage, sans qu’on sache encore vraiment ce
qu’il désigne. Cette utilisation est devenue tellement
habituelle qu’en vertu d’une certaine forme de paresse
intellectuelle, on l’utilise maladroitement pour classer et
étiqueter les socialistes du premier xixe siècle, d’une
manière presque machinale. Comme exemple parmi de nombreux
autres, citons le compte rendu dans la revue Dissidences de
la biographie de Victor Considerant par Jonathan Beecher.
Cet ouvrage, qui raconte l’itinéraire d’un personnage hors
du commun, principal meneur du mouvement fouriériste,
fondateur de revues et de journaux, auteur de nombreux
traités, théoricien du communalisme et de la démocratie
directe, représentant du peuple et député, acteur des
événements de 1848, organisateur avec Ledru-Rollin de
l’insurrection du 13 juin 1849, fondateur de la plus
importante colonie fouriériste française et riche d’un long
parcours aux États-Unis auprès du socialisme naissant, est
indexé au seul mot « utopie »
14Heureusement,
durant ces dernières décennies, on a pris conscience que
cette notion faisait écran à une approche objective de ces
écoles socialistes. Ce n’est pas tant le sens le plus
souvent péjoratif de ce concept qui fait obstacle, mais son
caractère multiforme, la profusion d’idées qui lui sont
rattachées, changeant selon les époques et les contextes et
qui, par leur nombre, opèrent un véritable brouillage
rendant cette notion opaque. Bronislaw Baczko insiste ainsi
sur le caractère mouvant du discours utopique et constate
que le mot utopie, en devenant générique, a perdu en
précision. Michèle Riot-Sarcey souligne « l’instabilité du
sens des utopies » qui « impose aux lecteurs une recherche
constante des significations dont elles sont porteuses », et
qui, selon elle, « est en grande partie liée au rejet de
l’utopie par l’Histoire ». Elle
dépeint le socialisme des années 1840 comme un véritable
mouvement social particulièrement actif et fécond, et
démontre que ce « réel de l’utopie » n’a pu « accéder à la
visibilité historique ».
15Au
moment où le mot utopie est devenu un concept
fourre-tout, à une époque où ce terme est d’autant plus
utilisé qu’on a perdu toutes sortes de repères idéologiques,
vouloir continuer à tout prix à parler de socialisme
utopique n’a plus grand sens. On ne peut donc que
saluer le fait que de nombreux chercheurs en sciences
humaines ont enfin cessé de considérer les socialistes de la
première moitié du xixe siècle à l’aune de cette
« problématique usée », comme le disait déjà Mona Ozouf il y
a trente ans, et les abordent dans le cadre d’une démarche
rigoureuse débarrassée des idées reçues. Le regard porté sur
eux s’est modifié, la manière de les appréhender a changé.
De nombreux questionnements sont désormais abordés dans des
recherches qui les envisagent sous de nouvelles
perspectives. Globalement, elles ne mettent plus l’accent
sur leur rôle comme concepteurs de rêves de bonheur, mais
comme acteurs et hommes de leur temps. On souhaite désormais
avoir accès à la spécificité de leurs idées, à la
singularité de leurs actions, à l’originalité de leurs
parcours. Et on assiste à un renouvellement de la recherche
qui s’affranchit des préjugés liés à la notion de socialisme
utopique.
16Les
auteurs des articles réunis dans ce numéro tentent ainsi de
restituer les premiers socialistes dans leur historicité. Le
rôle des saint-simoniens dans la construction des chemins de
fer ou dans les entreprises publiques en France
auxixe siècle est connu. Leur contribution aux débats sur
l’impôt l’est beaucoup moins. Clément Coste, qui prépare une
thèse de sciences sociales sur la fiscalité chez les
premiers socialistes, nous retrace ici les débats auxquels
ils participèrent à ce sujet et développe les conceptions du
crédit, de l’impôt, de la dette qu’ils défendirent. Son
article témoigne de la riche réflexion des saint-simoniens
sur ces questions, dont les enjeux concernaient au plus près
la société industrielle qui est au centre de la doctrine
saint-simonienne. Leur critique de la fiscalité de l’époque
se base sur une remise en cause de la contribution
indirecte, qui favorisait selon eux l’oisiveté au détriment
du travail. À l’impôt, qu’ils considèrent comme un moyen
insatisfaisant de financer la collectivité, ils préfèrent
l’emprunt, beaucoup plus juste et efficace à leurs yeux. Se
pose alors la question de son remboursement et de la dette
publique en général, qui pourrait être remboursée par un
impôt volontaire librement choisi, dont l’évocation pose
plus largement la question du don dans la philosophie
saint-simonienne.
17Les
saint-simoniens ont aussi activement contribué aux débats
sur la question coloniale, qui émerge en particulier au
moment de la prise d’Alger. Jean-Louis Marçot, auteur d’une
somme sur le sujet, évoque comment le socialisme naissant a
contribué à la diffusion de l’idée coloniale. Selon lui, et
même si leurs avis ont varié selon les écoles de pensée et à
l’intérieur de ces écoles, tous les premiers socialistes se
sont prononcés en faveur de la colonisation de l’Algérie.
Ils proposaient, comme alternative à l’invasion militaire de
l’Algérie, une colonisation civile et pacifique. La
colonisation par des armées industrielles représentait une
convergence de vues entre saint-simoniens, fouriéristes et
certains communistes comme Théodore Dézamy sur les moyens à
mettre en œuvre dans une démarche colonisatrice. Car
l’Algérie se présentait à leurs yeux comme un vaste champ
disponible pour l’expérimentation de leurs idées. Jean-Louis
Marçot souligne aussi le lien qui unit la question coloniale
et la question sociale, car la colonisation est également
perçue comme une des solutions envisagées pour résoudre un
des problèmes majeurs de l’époque, celui du paupérisme. Les
premiers socialistes ne se contentèrent pas d’alimenter les
débats dans la presse et de jouer à l’occasion les
conseillers auprès du gouvernement ou de ses édiles, ils
passèrent à l’action et partirent dans les terres
algériennes pour mettre leurs idées en pratique et conquérir
les territoires, non par les armes mais par les idées. Ce
faisant, pour Jean-Louis Marçot, ils n’en sont pas moins des
pionniers engagés dans l’idée d’« Algérie française », terme
qui se trouve pour la première fois dans l’ouvrage de
Prosper Enfantin, La colonisation de l’Algérie (1843).
18Comme
l’exprimait Henri Desroche, le désir des réformateurs
sociaux d’expérimenter une nouvelle vie sociale s’inscrivait
presque systématiquement dans une logique particulière de « dynamique
de l’exode ». Si l’Afrique du Nord a incarné pour
certains l’attirance des horizons éloignées et le mirage de
la terre vierge, pour d’autres ce sont les espaces neufs des
États-Unis qui ont rempli ce rôle. Grand spécialiste de ces
questions, Michel Cordillot nous relate l’histoire des
exilés politiques français qui y émigrèrent entre 1848 et
1871. Il discerne deux groupes distincts : d’une part les
exilés politiques classiques, qui fuyaient la France pour
des raisons idéologiques mais n’avaient pas de projet
particulier aux États-Unis, à part celui de redémarrer leur
vie à zéro ; d’autre part ceux que l’on nommait alors les
« utopistes », communistes icariens, fouriéristes, ou
adeptes des idées de Leroux, et qui partaient dans l’idée
d’aller créer un embryon de la société idéale à laquelle ils
aspiraient. Michel Cordillot nous explique les cheminements
politiques qui ont poussé ces individus à l’exil et
développe la question de leur militantisme et de leur
contribution à la diffusion des idées socialistes au sein de
la société américaine. À cet égard, les expériences de
communauté icarienne ou fouriériste ne sont pas pour leurs
instigateurs une mise en pratique littérale de leur
doctrine, mais un compromis, un moyen comme un autre de
préparer le changement social, au même titre que la création
d’un journal ou l’adhésion à une section de l’AIT.
19La
question de la réalisation et de l’expérience est en effet
centrale pour les premiers socialistes et peut prendre de
nombreuses formes. Ce ne sont pas à des essais de vie en
commun que Bernard Desmars s’intéresse dans son article,
mais à des expérimentations portant sur de nouveaux rapports
entre capital et travail, menées pas des entrepreneurs se
réclamant du fouriérisme. La formule de Fourier de
l’association du capital, du travail, du talent et de la
juste répartition des profits, a en effet beaucoup inspiré
de nombreux entrepreneurs progressistes du xixe siècle, dont
le plus connu est sans aucun doute Jean-Baptiste Godin,
fondateur du familistère de Guise, qui fut en 1880 la
coopérative la plus importante dans le monde avec ses 1 500
salariés. Ici sont étudiées deux entreprises de peinture,
l’une des années 1840, l’autre des années 1880, ce qui nous
permet d’observer comment leurs dirigeants ont mis en
pratique ces principes et comment ils ont composé avec la
réalité de leurs entreprises. Ce faisant, l’auteur aborde la
question des liens entre les conceptions de Fourier sur
l’organisation de la production et les idées
coopérativistes, et soulève celle de la diffusion de ces
idées.
20Il
s’agit aussi de diffusion des idées dans l’article d’Olivier
Chaïbi. Celui-ci rappelle que la création de l’AIT à
Saint-Martin’s Hall en 1864 est née du vaste mouvement
d’exilés politiques issus des révolutions de 1848, mais
selon lui on peut remonter à une époque antérieure pour voir
émerger une « Sainte Alliance des peuples » attestant d’une
internationalisation des idées bien avant cette époque.
L’auteur met en évidence les réseaux et les échanges, entre
différentes écoles de pensée et à travers les frontières de
l’Europe, qui contribuèrent à préparer le terreau de la
Première Internationale. À la grande coupure qui oppose
traditionnellement le temps des réformateurs sociaux à la
naissance du mouvement ouvrier aux alentours de la Commune,
Olivier Chaïbi oppose une vision plus fluide de l’histoire
du socialisme au xixe siècle, basée sur les déplacements et
les rencontres des personnes, sur les échanges et les
brassages de leurs idées, qui font de ce mouvement en ce
siècle un terrain d’histoire si riche.
Pour
citer cet article
Référence
papier
Nathalie Brémand,
« Introduction : « Socialistes utopiques », les
mal-nommés »,Cahiers d'histoire. Revue d'histoire
critique, 124 | 2014, 13-24.
Référence
électronique
Nathalie Brémand,
« Introduction : « Socialistes utopiques », les
mal-nommés »,Cahiers d'histoire. Revue d'histoire
critique [En ligne], 124 | 2014, mis en ligne le 15
juillet 2014, consulté le 16 mars 2015. URL : http://chrhc.revues.org/3659
Auteur
Université
de Poitiers (CRIHAM), Association d'études fouriéristes,
directrice de rédaction à la Bibliothèque virtuelle sur les
Premiers socialismes
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