vendredi 20 mars 2015

« Socialistes utopiques », les mal-nommés

Introduction 

Par Nathalie Brémand


1La première moitié du xixe siècle a vu se développer en France une véritable profusion de courants de pensée socialistes. C’est une période extrêmement riche d’un point de vue idéologique, durant laquelle de nombreux individus font une critique féroce de la société de leur époque et explorent de nouvelles possibilités de la transformer. On peut citer Owen et ses représentants français Joseph Rey et Jules Gay, Saint-Simon et les saint-simoniens, Fourier et ses épigones, mais aussi Louis Blanc, Auguste Blanqui, des femmes socialistes telles Flora Tristan ou Jeanne Deroin, les communistes Étienne Cabet et Théodore Dézamy et, bien sûr, Pierre-Joseph Proudhon et Pierre Leroux, ou encore les anarchistes Joseph Déjacque et Ernest Cœurderoy, le socialiste chrétien Jean-Philippe Buchez, des ouvriers comme Joseph Benoît. Cette liste est loin d’être exhaustive, mais permet d’évoquer le brassage d’idées sans précédent qui advient, et l’extrême fécondité des échanges auxquels il donne lieu. Ce phénomène entraîne alors un foisonnement de publications écrites, dans lesquelles les auteurs exposent leurs analyses et leurs projets de société. En pleine naissance de la presse moderne, ils créent des revues, des journaux, des almanachs, dans lesquels ils expriment leur opinion sur les actualités politiques et sociales et développent leurs propositions de réformes. Sans susciter d’adhésion massive, leurs idées provoquent cependant l’engouement de nombreuses personnes, qui consacrent leur vie à les diffuser par de multiples activités de propagande, qu’elles soient écrites ou orales. Certains adeptes investissent le champ politique, sont maire de leur commune, membre du conseil général de leur département, ou député. D’autres se détournent de ce type d’engagement et se lancent dans des essais expérimentaux en France ou à l’étranger pour tester leurs propositions in situ et les faire essaimer.
2Ce développement florissant d’idées et d’actions en faveur d’un changement social radical, situé au début de l’ère industrielle et démocratique, est d’un grand intérêt pour l’historien. Pourtant, sa remarquable richesse a été minimisée par le fait que la plupart des protagonistes de ce grand mouvement ont été stigmatisés par le vocable de « socialisme utopique ». Le fait de les nommer de la sorte a déterminé un certain nombre de préjugés et d’a priori faisant obstacle à la prise en compte de leur spécificité. L’expression a été d’abord utilisée par leurs contemporains pour les discréditer, puis reprise par une historiographie donnant une interprétation orientée de leurs doctrines et de leurs pratiques, induite par ce qualificatif.
3Au xixe siècle, le terme d’utopie est péjoratif. Depuis la fin du xviiie siècle, il a une forte connotation négative car il fait référence à des projets de réformes considérés comme irréalisables. Les socialistes eux-mêmes utilisent ce terme négativement pour critiquer les idées de leurs adversaires politiques. Charles Fourier, en 1822, écrit qu’« il n’est de bon, en politique et en morale, que ce qui est compatible avec la pratique. Les savantes utopies de Platon et Fénelon sont ridicules, parce qu’elles sont impraticables. »En 1832, il classe aussi bien les saint-simoniens que Robert Owen parmi les porteurs d’utopies. Proudhon utilise abondamment ce mot dans Philosophie de la misère pour prendre ses distances avec « toutes les utopies sociales, politiques et religieuses » qui selon lui « sont le plus grand obstacle qu’ait présentement à vaincre le progrès ».
4Mais au fil du temps, l’utopie finit par être assimilée à tout projet socialiste ou communiste. C’est l’anathème lancé par les conservateurs aux réformateurs sociaux. « Ou utopistes, ou factieux, voilà comment je définis les philosophes qui, pour ne pas s’appeler communistes, ont imaginé de s’appeler socialistes »écrit Adolphe Thiers, en ajoutant qu’il éprouve « une incurable aversion pour la déraison orgueilleuse, stérile et perturbatrice » de leurs systèmes. Aux yeux de leurs opposants, les idées des socialistes sont illusoires, leurs projets de société irréalistes et leurs « chimères » sont sujets à moquerie.
5Toutefois, à y regarder de près, le qualificatif d’utopistes ne sert pas tant à remettre en cause le caractère fantaisiste de leurs théories qu’à les disqualifier et à les tenir à distance en raison de leur caractère subversif. En réalité, cette stigmatisation cache une peur de la contamination par leurs idées. Parmi les publicistes qui se sont le plus acharnés à condamner les réformateurs sociaux de leur époque, Louis Reybaud regrette, dans les années 1840, que les continuateurs aient épuré l’œuvre de leurs maîtres (il pense à Saint-Simon et à Charles Fourier) et que les « utopistes contemporains » se trouvent dans une phase plus active où la réception de leurs théories prend de l’ampleur. « En se refermant dans un rôle plus modeste, les utopistes semblent avoir atteint un résultat qui leur avait échappé jusqu’ici, déplore-t-il. La société leur est moins rebelle et ne s’offusque plus autant de leurs témérités. Je ne parle pas seulement des imaginations turbulentes qui se portent du côté où il se fait quelque bruit ; cette clientèle est acquise à toutes les nouveautés bizarres. Les véritables conquêtes des utopistes s’exercent sur un public tout autre, séduit à son insu, et gagné par l’erreur sans savoir où en est la source ». Puis Reybaud détaille les « symptômes » de « ce travail sourd et cette contagion inaperçue ».
6Nombreux sont les textes qui font ainsi allusion à la crainte d’une propagation diffuse des idées socialistes. Ne l’oublions pas, les systèmes sociaux que les militants défendent sont construits sans État et sans Église, et remettent en cause, pour la plupart, la cellule familiale comme base de la société. Ce n’est donc pas seulement le caractère chimérique de leurs théories qui est réellement visé, mais leur impact néfaste qui sape les valeurs sur lesquelles le système économique et social de l’époque est construit. Dans son Histoire du communisme, ou Réfutation historique des utopies socialistes, Alfred Sudre dénonce ainsi l’influence funeste des novateurs : « Ils ont puissamment contribué à répandre dans les âmes une fâcheuse disposition à critiquer les bases de l’ordre social, à en contester la légitimité, à en provoquer la destruction. Ils ont ébranlé les fondements de la morale, altéré la notion du devoir, le respect de l’autorité, le sentiment de l’obéissance. Ils ont fourni des arguments spécieux et des prétextes commodes à toutes les faiblesses, à tous les vices, à tous les crimes. Leurs doctrines ont agi sur la société comme un dissolvant d’autant plus redoutable que son action était lente et inaperçue »7. Cette idée de contagion et de dangerosité des idées des premiers socialistes persiste au long du siècle. Charles Louandre, auteur d’une sorte de catalogue des idées subversives publié en 1872, parle de « l’irruption des utopies » et raconte qu’elles se sont répandues dans les foules « comme le pétrole que les fédérés ont versé dans nos rues ».
7Les courants marxistes qui se développent dans la deuxième partie du xixe siècle renforcent à leur tour la conception réductrice des écoles socialistes qui les ont devancés. Ils insistent eux aussi sur la dimension utopique des projets sociaux de leurs prédécesseurs, mais pour des raisons distinctes et en leur donnant une signification légèrement différenteCe n’est pas tant leur radicalisme qu’ils critiquent que leur caractère selon eux limité. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels distinguent trois types de socialisme : le « socialisme réactionnaire », le « socialisme conservateur ou bourgeois » et le « socialisme et le communisme critico-utopiques ». Ils reprochent à ces derniers de ne voir dans le prolétariat « aucune spontanéité historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre » et de ne considérer en lui que « la classe la plus souffrante ». Plutôt que de préparer les conditions historiques de son émancipation, ils élaborent « une organisation de la société qu’ils ont fabriquée de toutes pièces » afin d’« améliorer les conditions matérielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés ». De plus, ils ne s’appuient pas sur la notion de lutte des classes et s’opposent « avec acharnement à toute action politique de la classe ouvrière ». Cette idée, selon laquelle une pensée qui ne s’adosse pas à une adhésion massive d’un peuple serait utopique, sera très largement entretenue par la suite. Jean Servier, dans son Histoire de l’utopie, affirme par exemple que la pensée de Charles Fourier « reste utopique puisque le peuple n’apporte pas au fouriérisme son adhésion passionnée »
8Lorsqu’en 1880 Engels publie sa célèbre brochure opposant socialisme utopique et socialisme scientifique, l’acception du terme « socialisme utopique » prend encore une fois une nouvelle dimension. Engels reproche aux premiers socialistes de préconiser des moyens de changer la société qui ne sont pas appropriés. Selon lui, cela s’explique par le fait qu’ils ont élaboré leurs théories à une époque où le capitalisme ne s’était pas suffisamment développé, ce qui ne permettait pas de désigner la classe ouvrière comme agent du changement social. La connaissance des marxistes sur les conditions de ce changement étant supérieure à celle des premiers socialistes, ceux-ci ne pouvaient que s’effacer devant eux. Même si Engels reconnaît de nombreuses qualités à leurs doctrines, sur le fond rien ne change, car l’historiographie marxiste utilisera cette opposition pour donner une vision réductrice de ceux qu’elle stigmatisera irrémédiablement comme des précurseurs. Les courants désignés comme utopiques par Marx et par Engels sont dès lors relégués au rôle de brouillon ou d’ébauche de ce qui serait le vrai socialisme. À partir de 1870, le marxisme « jouit d’une primauté », selon la formule de Jacques Droz, et ses prédécesseurs sont nommés « prémarxistes ». Enfermés au sein d’une histoire des utopies et aux prémices du marxisme, les premiers socialistes sont désormais doublement stigmatisés. Ils sont étudiés par rapport à ces deux approches et non pas en tant que concepteurs de théories originales et particulières, ni en tant qu’acteurs de leur époque.
9Pourtant, l’anathème jeté sur eux va prendre encore de nouvelles formes auxxe siècle. De nouveaux procès sont faits à l’utopie, dont les premiers socialistes sont encore une fois victimes. On continue de nier leurs spécificités en assimilant cette fois leurs systèmes à une forme d’autoritarisme. Le fait d’avoir été critiqués par les marxistes ne leur épargne pas d’être condamnés en bloc à leurs côtés par ceux qui édifient un lien étroit entre totalitarisme et utopie, et pour qui « L’utopie c’est le goulag. » Pour exemple parmi d’autres, l’exposition majeure organisée à la Bibliothèque nationale de France, conjointement avec la New York Public Library, entretient clairement l’idée de ce lien mortifère. L’utopie s’y incarne au xxe siècle dans les cauchemars du nazisme. Dans le catalogue d’exposition, l’auteur souligne que de nombreuses allusions à la République de Platon figurent dans Mein Kampf, explique qu’il y a « un rapprochement décidément trop répétitif pour être fortuit » entre utopie et totalitarisme, et démontre qu’il existe une « véritable parenté » qui se manifeste selon lui sur tous les plans. À ses yeux, tout totalitarisme est utopique et toute utopie est totalitaire. D’ailleurs il peut en faire la preuve par l’absurde : si Hitler n’avait pas pris le pouvoir, Mein Kampf serait resté une utopie tandis que si Campanella avait pu réaliser sa Cité du soleil c’eût été « le plus terrifiant des totalitarisme prémodernes ».
10Comme on peut le constater, les préjugés négatifs liés au concept de socialisme utopique sont nombreux. On en trouve un florilège dans l’ouvrage de Jean-Christian Petitfils, Les communautés utopistes au xixe siècle, réédition en 2011 d’un ouvrage paru en 1982. Ce texte très intéressant, et abondamment cité dans de très nombreuses études, illustre bien ce que peuvent donner les effets de la « condescendance de l’historien » à l’égard des socialistes dits utopiques. L’auteur porte un regard amusé sur Fourier, dont il précise qu’« il mourut dans sa garçonnière » et dont il qualifie le projet d’« édenloufoque ». Sans nuance, il considère le régime de la colonie icarienne de Cabet comme étant le « totalitarisme à l’état pur ». Il parle de « mouvement utopiste » et met sur le même plan les communautés fouriéristes, les milieux libres anarchistes et les communautés hippies de San Francisco. Comme l’anti-utopiste Louis Reybaud, pour qui toutes les utopies « relèvent de la donnée grecque », c’est-à-dire rééditent les principes de Platon, il reprend à son compte l’idée que c’est la même utopie qui se reproduit à l’infini. Enfin, pour lui les communautés utopiques – et donc irréalisables – se résument à leurs échecs : « […] l’histoire du socialisme expérimental, de ses maladroites tentatives du début du xixe siècle jusqu’aux “communes” hippies de Californie et d’ailleurs, ne [sont] qu’une suite fatale d’échecs cuisants, de cités mort-nées, qu’une série de rêves avortés ». De nombreux ouvrages comme celui-ci ont repris les antiennes propres au « socialisme utopique » et en véhiculent une image complètement dépassée.
11L’utopie pourtant n’a pas été interprétée que d’une manière purement négative. Dès le xixe siècle, elle est aussi présentée comme un concept positif lié à l’idée du progrès de l’humanité. Pour Joseph Déjacque, dans son introduction àL’humanisphère, utopie anarchique, l’utopie est « un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable ». « Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance, explique-t-il ; l’âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de la pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. […] La science sociale sera l’œuvre des rêveurs de l’harmonie parfaite. » La dimension onirique de l’utopie est mise en avant, et avec elle sa fonction visionnaire. « Rien n’est tel que le dogme pour enfanter le rêve, écrit Victor Hugo. Et rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir. Utopie d’aujourd’hui, chair et os demain. »Le xxe siècle a été aussi le moment d’une certaine réhabilitation de l’utopie, qui a bénéficié à l’image des premiers socialistes. En 1929, Karl Mannheim développe l’idée d’une utopie dynamique qui « brise les liens de l’existant. » Puis Ernst Bloch, avec son « principe espérance », donne une couleur positive à l’utopie. Dans ce prolongement, la dimension radicale de certaines doctrines est redécouverte après 1968. Plus récemment, des philosophes comme Miguel Abensour affirment que « l’utopie est à sauver, car consubstantielle à tout mouvement social radical ». En soulignant le caractère émancipateur de l’utopie, ils mettent l’accent sur la volonté de ceux qui sont encore nommés socialistes utopiques de subvertir la société par une voie radicalement autre que celle de 1793. Ce faisant, ils restaurent dans une certaine mesure leur image. Mais en insistant presque exclusivement sur la dimension radicale des premiers socialistes, ces auteurs ont toutefois tendance à passer sous silence un des aspects essentiels de leur démarche, qui est leur volonté réformatrice de s’inscrire dans le présent, ici et maintenant. Il ne faut pas perdre de vue en effet que les premiers socialistes sont aussi des réformateurs, pour qui les petites transformations sont aussi importantes que les grands bouleversements de la société. Leur stratégie de changement social est pacifique et progressiste.
12À l’opposé, d’autres auteurs, ces dernières années, ont mis en avant cette dimension réformatrice. Et on assiste à un regain d’intérêt pour les expérimentations sociales du xixe siècle, parce que leurs protagonistes sont perçus comme les précurseurs de l’économie sociale et d’autres initiatives concrètes remises en avant aujourd’hui. Michel Serres écrit ainsi dans Le Monde : « En marge du socialisme scientifique que prônaient les marxistes, ce sont les utopistes qui ont inventé les communautés dont nous jouissons aujourd’hui : c’est à Fourier (1772-1837) que nous devons les crèches, à Proudhon (1809-1865) que nous devons le crédit populaire. Il y a dans les créations utopistes des promesses d’avenir extraordinaires. Tout ce que nous avons aujourd’hui de solide, ce sont les rêveurs qui l’ont fait ! » Mais comme l’illustre cette citation, si ce type de lecture rétrospective donne aux Fourier et aux Proudhon une légitimité qui les rend intéressants, ils restent la plupart du temps vus comme des rêveurs qui continuent d’être comparés aux marxistes. Et surtout, cette manière de les appréhender ne nous apprend rien sur eux, à leur époque et dans leur contexte.
13L’utilisation du terme utopie continue donc, dans une certaine mesure, à faire barrage à une compréhension plus complexe des premiers socialistes. Conçu avec des intentions polémiques au départ, le terme de socialisme utopique est aujourd’hui consacré par l’usage, sans qu’on sache encore vraiment ce qu’il désigne. Cette utilisation est devenue tellement habituelle qu’en vertu d’une certaine forme de paresse intellectuelle, on l’utilise maladroitement pour classer et étiqueter les socialistes du premier xixe siècle, d’une manière presque machinale. Comme exemple parmi de nombreux autres, citons le compte rendu dans la revue Dissidences de la biographie de Victor Considerant par Jonathan Beecher. Cet ouvrage, qui raconte l’itinéraire d’un personnage hors du commun, principal meneur du mouvement fouriériste, fondateur de revues et de journaux, auteur de nombreux traités, théoricien du communalisme et de la démocratie directe, représentant du peuple et député, acteur des événements de 1848, organisateur avec Ledru-Rollin de l’insurrection du 13 juin 1849, fondateur de la plus importante colonie fouriériste française et riche d’un long parcours aux États-Unis auprès du socialisme naissant, est indexé au seul mot « utopie »
14Heureusement, durant ces dernières décennies, on a pris conscience que cette notion faisait écran à une approche objective de ces écoles socialistes. Ce n’est pas tant le sens le plus souvent péjoratif de ce concept qui fait obstacle, mais son caractère multiforme, la profusion d’idées qui lui sont rattachées, changeant selon les époques et les contextes et qui, par leur nombre, opèrent un véritable brouillage rendant cette notion opaque. Bronislaw Baczko insiste ainsi sur le caractère mouvant du discours utopique et constate que le mot utopie, en devenant générique, a perdu en précision. Michèle Riot-Sarcey souligne « l’instabilité du sens des utopies » qui « impose aux lecteurs une recherche constante des significations dont elles sont porteuses », et qui, selon elle, « est en grande partie liée au rejet de l’utopie par l’Histoire ». Elle dépeint le socialisme des années 1840 comme un véritable mouvement social particulièrement actif et fécond, et démontre que ce « réel de l’utopie » n’a pu « accéder à la visibilité historique ».
15Au moment où le mot utopie est devenu un concept fourre-tout, à une époque où ce terme est d’autant plus utilisé qu’on a perdu toutes sortes de repères idéologiques, vouloir continuer à tout prix à parler de socialisme utopique n’a plus grand sens. On ne peut donc que saluer le fait que de nombreux chercheurs en sciences humaines ont enfin cessé de considérer les socialistes de la première moitié du xixe siècle à l’aune de cette « problématique usée », comme le disait déjà Mona Ozouf il y a trente ans, et les abordent dans le cadre d’une démarche rigoureuse débarrassée des idées reçues. Le regard porté sur eux s’est modifié, la manière de les appréhender a changé. De nombreux questionnements sont désormais abordés dans des recherches qui les envisagent sous de nouvelles perspectives. Globalement, elles ne mettent plus l’accent sur leur rôle comme concepteurs de rêves de bonheur, mais comme acteurs et hommes de leur temps. On souhaite désormais avoir accès à la spécificité de leurs idées, à la singularité de leurs actions, à l’originalité de leurs parcours. Et on assiste à un renouvellement de la recherche qui s’affranchit des préjugés liés à la notion de socialisme utopique.
16Les auteurs des articles réunis dans ce numéro tentent ainsi de restituer les premiers socialistes dans leur historicité. Le rôle des saint-simoniens dans la construction des chemins de fer ou dans les entreprises publiques en France auxixe siècle est connu. Leur contribution aux débats sur l’impôt l’est beaucoup moins. Clément Coste, qui prépare une thèse de sciences sociales sur la fiscalité chez les premiers socialistes, nous retrace ici les débats auxquels ils participèrent à ce sujet et développe les conceptions du crédit, de l’impôt, de la dette qu’ils défendirent. Son article témoigne de la riche réflexion des saint-simoniens sur ces questions, dont les enjeux concernaient au plus près la société industrielle qui est au centre de la doctrine saint-simonienne. Leur critique de la fiscalité de l’époque se base sur une remise en cause de la contribution indirecte, qui favorisait selon eux l’oisiveté au détriment du travail. À l’impôt, qu’ils considèrent comme un moyen insatisfaisant de financer la collectivité, ils préfèrent l’emprunt, beaucoup plus juste et efficace à leurs yeux. Se pose alors la question de son remboursement et de la dette publique en général, qui pourrait être remboursée par un impôt volontaire librement choisi, dont l’évocation pose plus largement la question du don dans la philosophie saint-simonienne.
17Les saint-simoniens ont aussi activement contribué aux débats sur la question coloniale, qui émerge en particulier au moment de la prise d’Alger. Jean-Louis Marçot, auteur d’une somme sur le sujet, évoque comment le socialisme naissant a contribué à la diffusion de l’idée coloniale. Selon lui, et même si leurs avis ont varié selon les écoles de pensée et à l’intérieur de ces écoles, tous les premiers socialistes se sont prononcés en faveur de la colonisation de l’Algérie. Ils proposaient, comme alternative à l’invasion militaire de l’Algérie, une colonisation civile et pacifique. La colonisation par des armées industrielles représentait une convergence de vues entre saint-simoniens, fouriéristes et certains communistes comme Théodore Dézamy sur les moyens à mettre en œuvre dans une démarche colonisatrice. Car l’Algérie se présentait à leurs yeux comme un vaste champ disponible pour l’expérimentation de leurs idées. Jean-Louis Marçot souligne aussi le lien qui unit la question coloniale et la question sociale, car la colonisation est également perçue comme une des solutions envisagées pour résoudre un des problèmes majeurs de l’époque, celui du paupérisme. Les premiers socialistes ne se contentèrent pas d’alimenter les débats dans la presse et de jouer à l’occasion les conseillers auprès du gouvernement ou de ses édiles, ils passèrent à l’action et partirent dans les terres algériennes pour mettre leurs idées en pratique et conquérir les territoires, non par les armes mais par les idées. Ce faisant, pour Jean-Louis Marçot, ils n’en sont pas moins des pionniers engagés dans l’idée d’« Algérie française », terme qui se trouve pour la première fois dans l’ouvrage de Prosper Enfantin, La colonisation de l’Algérie (1843).
18Comme l’exprimait Henri Desroche, le désir des réformateurs sociaux d’expérimenter une nouvelle vie sociale s’inscrivait presque systématiquement dans une logique particulière de « dynamique de l’exode ». Si l’Afrique du Nord a incarné pour certains l’attirance des horizons éloignées et le mirage de la terre vierge, pour d’autres ce sont les espaces neufs des États-Unis qui ont rempli ce rôle. Grand spécialiste de ces questions, Michel Cordillot nous relate l’histoire des exilés politiques français qui y émigrèrent entre 1848 et 1871. Il discerne deux groupes distincts : d’une part les exilés politiques classiques, qui fuyaient la France pour des raisons idéologiques mais n’avaient pas de projet particulier aux États-Unis, à part celui de redémarrer leur vie à zéro ; d’autre part ceux que l’on nommait alors les « utopistes », communistes icariens, fouriéristes, ou adeptes des idées de Leroux, et qui partaient dans l’idée d’aller créer un embryon de la société idéale à laquelle ils aspiraient. Michel Cordillot nous explique les cheminements politiques qui ont poussé ces individus à l’exil et développe la question de leur militantisme et de leur contribution à la diffusion des idées socialistes au sein de la société américaine. À cet égard, les expériences de communauté icarienne ou fouriériste ne sont pas pour leurs instigateurs une mise en pratique littérale de leur doctrine, mais un compromis, un moyen comme un autre de préparer le changement social, au même titre que la création d’un journal ou l’adhésion à une section de l’AIT.
19La question de la réalisation et de l’expérience est en effet centrale pour les premiers socialistes et peut prendre de nombreuses formes. Ce ne sont pas à des essais de vie en commun que Bernard Desmars s’intéresse dans son article, mais à des expérimentations portant sur de nouveaux rapports entre capital et travail, menées pas des entrepreneurs se réclamant du fouriérisme. La formule de Fourier de l’association du capital, du travail, du talent et de la juste répartition des profits, a en effet beaucoup inspiré de nombreux entrepreneurs progressistes du xixe siècle, dont le plus connu est sans aucun doute Jean-Baptiste Godin, fondateur du familistère de Guise, qui fut en 1880 la coopérative la plus importante dans le monde avec ses 1 500 salariés. Ici sont étudiées deux entreprises de peinture, l’une des années 1840, l’autre des années 1880, ce qui nous permet d’observer comment leurs dirigeants ont mis en pratique ces principes et comment ils ont composé avec la réalité de leurs entreprises. Ce faisant, l’auteur aborde la question des liens entre les conceptions de Fourier sur l’organisation de la production et les idées coopérativistes, et soulève celle de la diffusion de ces idées.
20Il s’agit aussi de diffusion des idées dans l’article d’Olivier Chaïbi. Celui-ci rappelle que la création de l’AIT à Saint-Martin’s Hall en 1864 est née du vaste mouvement d’exilés politiques issus des révolutions de 1848, mais selon lui on peut remonter à une époque antérieure pour voir émerger une « Sainte Alliance des peuples » attestant d’une internationalisation des idées bien avant cette époque. L’auteur met en évidence les réseaux et les échanges, entre différentes écoles de pensée et à travers les frontières de l’Europe, qui contribuèrent à préparer le terreau de la Première Internationale. À la grande coupure qui oppose traditionnellement le temps des réformateurs sociaux à la naissance du mouvement ouvrier aux alentours de la Commune, Olivier Chaïbi oppose une vision plus fluide de l’histoire du socialisme au xixe siècle, basée sur les déplacements et les rencontres des personnes, sur les échanges et les brassages de leurs idées, qui font de ce mouvement en ce siècle un terrain d’histoire si riche.

Pour citer cet article
Référence papier
Nathalie Brémand, « Introduction : « Socialistes utopiques », les mal-nommés »,Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 124 | 2014, 13-24.
Référence électronique
Nathalie Brémand, « Introduction : « Socialistes utopiques », les mal-nommés »,Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 124 | 2014, mis en ligne le 15 juillet 2014, consulté le 16 mars 2015. URL : http://chrhc.revues.org/3659
Université de Poitiers (CRIHAM), Association d'études fouriéristes, directrice de rédaction à la Bibliothèque virtuelle sur les Premiers socialismes


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