Élisée Reclus : un géographe d’exception
Béatrice GIBLIN, Herodote
Béatrice GIBLIN, Herodote
Dans
l’œuvre immense de Reclus on ne peut dissocier le
géographe du libertaire. Son projet n’est pas d’inventer
une société idéale, mais de changer vraiment le monde, de
faire sauter les multiples formes d’oppression qui entrave
l’épanouissement de l’homme dans une société juste. Il lui
faut donc comprendre et expliquer le monde tel qu’il est.
Ce qui rend intéressante, aujourd’hui encore, la lecture
des œuvres de Reclus, ce sont les passages où il aborde
les rapports de pouvoirs et/ou de domination. Reclus
croyait en l’existence possible d’une société universelle,
juste, où chaque individu serait respecté et saurait
respecter autrui une fois que les hommes se seraient
débarrassés des oppresseurs, des accapareurs, entre autres
de l’État, source de puissance et de pouvoirs, donc de
domination. Cette position politique est a priori en
totale opposition avec l’approche d’Hérodote puisque la
nation et dans une moindre mesure l’État sont des concepts
que nous estimons fondamentaux de l’analyse géopolitique.
Mais ce qui nous rapproche d’Élisée Reclus, c’est la
volonté de décrypter le monde avec honnêteté, de ne pas
masquer, dans la mesure où l’on en est conscient, ce qui
ne nous plaît pas.
Article
Complet
« J’ai
parcouru le monde en homme libre... »
Dès
1981, Hérodote consacrait un numéro à Élisée Reclus :
un géographe libertaire. Pourquoi refaire vingt-quatre ans
après un numéro sur ce grand géographe ? Pas spécialement
par goût des commémorations, les manifestations pour le
centenaire de sa mort y suffisent amplement et nous nous
réjouissons de cette reconnaissance, même tardive, de
l’importance de ce grand géographe, longtemps ignoré et même
totalement inconnu des universitaires. Nous avions été les
premiers à lui rendre hommage et ce dès le deuxième numéro
de la revue où j’écrivais un article intitulé « Élisée
Reclus : géographie, anarchisme », suivi de morceaux choisis
tirés de la Nouvelle Géographie universelle (NGU) sur
l’Inde [t. VIII, 1883]. Nous avons décidé de consacrer de
nouveau un numéro à Élisée Reclus parce qu’en vingt-cinq ans
le temps a passé. Autrement dit, le monde est devenu
beaucoup plus complexe depuis l’effondrement de l’Union
soviétique et la fin de la guerre froide. Avant même cet
événement, la société communiste ne faisait déjà plus rêvée
grand monde. Cependant, on pouvait encore imaginer que les
principes étaient justes et que c’était leur application qui
était contestable. Nous n’en sommes plus là.
Rappelons
que déjà pour Reclus, le sort du monde allait se jouer
entre les États-Unis et la Russie :
Par
la force des choses, aussi bien que par la
conscience orgueilleuse de leur rôle parmi les
nations, les États-Unis en sont arrivés à disposer
dans tout le monde occidental d’une réelle
préséance. Ils constituent une république patronne
d’autres républiques formant pour ainsi dire le
contraste, dans l’ordonnancement général du monde,
avec l’Empire russe, le plus puissant de tous par
l’étendue territoriale [H&T, t. V,
p. 219].
Les États-Unis [sont] les rivaux de la Russie dans la prétention d’être la première parmi les grandes puissances du monde moderne » [ibid., p. 230]. |
En ce
début du XXIe siècle, ce sont les États-Unis qui l’ont
emporté. On sait que leurs dirigeants actuels ainsi qu’une
partie de l’opinion américaine sont convaincus d’être
investis d’une mission, aider les peuples à se libérer de
l’oppression dictatoriale de leurs dirigeants pour instaurer
la démocratie partout dans le monde, ce qui ne pourrait
conduire qu’à la paix puisque chacun serait libre. Voilà une
vision du devenir du monde qui peut sembler proche de celle
d’Élisée Reclus qui voyait dans l’oppression la source
majeure des conflits et dans la liberté de chacun
l’assurance de la paix pour tous, à ceci près que pour
Reclus, anarchiste convaincu, l’oppression commençait dès
l’existence de toute organisation administrative et
politique. Ce n’est assurément pas la position d’Hérodote,
loin de là. Néanmoins, malgré cette position de principe
d’Élisée Reclus qui explique pour partie la faiblesse de
certaines de ses analyses, nous pensons qu’il est encore
utile de se reporter à l’œuvre de ce grand géographe.
Œuvre
immense, colossale il faut le redire. Un travail
exceptionnel, trois grands ouvrages le premierLa Terre
description des phénomènes de la vie du globe, le
second la Nouvelle Géographie universelle, 19 volumes
écrits seul ou avec l’aide de quelques collaborateurs, une
publication qui s’étire sur dix-huit ans de 1876 à 1894,
17 873 pages de texte et 4 290 cartes et des milliers de
gravures et enfin sa grande œuvre, L’Homme et la Terre,
publiée après sa mort (1905-1908) sous le contrôle vigilant
de son neveu Paul Reclus, une vaste fresque de l’histoire de
l’humanité de ses luttes et de ses progrès, depuis la
préhistoire jusqu’au début du XXe siècle.
Reclus
tenait énormément à cet ouvrage qu’il considère comme la
conclusion de toute son œuvre et qu’il définit comme un
« ouvrage de géographie sociale » où il aborde trois thèmes
fondamentaux pour lui : la lutte des classes, la recherche
de l’équilibre et le rôle primordial de l’individu, les deux
derniers tomes étant l’équivalent d’un traité de géographie
humaine générale dans lequel, à la différence des
successeurs de Reclus, les questions politiques ne sont pas
tues. Quelle ardeur au travail ! Pas un jour sans qu’il
n’écrive quelques pages. On reste ébahi de la diversité et
de l’ampleur de ses connaissances, c’est un grand lecteur de
la presse, il connaît plus de six langues, il a énormément
voyagé pour rédiger la NGU et il avait des
informateurs dans nombre de pays grâce au réseau du milieu
anarchiste. Comment expliquer une telle puissance de
travail, une telle constance dans l’effort ?
Un
idéal politique absolu
Reclus
est en vérité porté par son idéal politique. Son œuvre
est non seulement l’œuvre d’un grand géographe mais
c’est aussi l’œuvre d’un militant, car il faut bien
comprendre que son travail de géographe n’est pas
seulement au service de la « science », mais aussi au
service de son idéal politique, l’anarchie telle que la
conçoit Reclus : les hommes libres et égaux dans une
société sans lois et sans autorité. Toute sa vie Reclus
sera un militant de la cause anarchiste, or compte tenu
de sa personnalité c’est un être absolu, totalement
engagé dans ce combat pour une société juste et libre.
Il se donne une mission, travailler à son établissement
même si ce ne peut être que dans un avenir très lointain
et démontrer que c’est possible, et la géographie est un
excellent outil pour cela.
Cependant,
la taille colossale de son œuvre servira d’arguments à
certains pour la discréditer, laissant entendre que Reclus
s’était laissé aller à remplir la page par des descriptions
de paysages rapidement dépassées par les travaux
« scientifiques » des géographes universitaires, Vidal
écrivait ainsi en 1908 à Jean Brunhes : « Vous savez combien
la Géographie universelle d’Élisée Reclus a cessé de
correspondre à l’état de la science » [cf. article de
M. Sivignon p. xx]. En vérité, l’oubli de Reclus repose sur
d’autres raisons, beaucoup plus sérieuses et autrement
importantes par l’influence qu’elles ont eue sur
l’orientation prise par la géographie universitaire dont
Vidal de La Blache fut le fondateur, ce qu’Yves Lacoste a
clairement démontré dans son article « À bas Vidal ? Viva
Vidal » [Lacoste, 1979].
Disons-le
d’entrée de jeu, pour nous, on ne peut dissocier le
géographe du libertaire et c’est son appartenance au
mouvement anarchiste qui lui a fermé les portes de la
reconnaissance de l’institution universitaire française. Si
la Belgique s’est montrée plus accueillante, c’était
toutefois dans le cadre de l’Université libre de Bruxelles
constituée de libres-penseurs, et sa venue a néanmoins posé
de sérieuses difficultés. Quand certains membres de
l’université ont annoncé leur intention d’inviter Élisée
Reclus pour y donner des cours de géographie, un conflit
éclata entre les conservateurs et les progressistes, conflit
qui, il est vrai, couvait depuis plusieurs années. Les
conservateurs s’inquiétaient des positions anarchistes de ce
géographe internationalement connu, d’autant plus que cette
année-là, en 1893, eut lieu à Paris un attentat anarchiste à
la Chambre des députés, et s’opposaient donc à sa venue. Les
progressistes ont alors décidé de fonder une Nouvelle
Université libre pour que le grand Élisée Reclus
puisse enseigner en toute liberté et sérénité. Notons que sa
notoriété était telle que plus de 1 000 personnes ont
assisté à son premier cours, et précisons aussi, que jamais
Reclus n’a été rémunéré pour son enseignement, assurance
pour lui de protéger sa totale liberté de penser.
Tout
au long de sa vie, il a d’ailleurs fait preuve d’une
exceptionnelle force de caractère, et quelles que furent les
circonstances et les menaces qui ont pesé sur lui jamais il
n’a jamais renié ses convictions, il était totalement
inflexible quand il estimait que sa conscience était en jeu,
attitude qui a suscité l’admiration sans borne de ses
partisans et le rejet de ceux qui le qualifiaient de
« fou », voire d’irresponsable. Par exemple, alors qu’il est
étudiant à Berlin sans le sou, on lui propose une place de
précepteur chez un comte « à condition que je ne fusse pas
républicain, je me suis incliné et j’ai refusé » [Correspondance,
t. II]. En vérité, par ce trait de caractère, il était le
digne fils de son père, pasteur calviniste plus mystique
qu’intégriste, ayant choisi de vivre de la générosité d’une
petite communauté protestante d’Orthez et renonçant en 1831
à ses fonctions officielles de pasteur de
Sainte-Foy-la-Grande.
Il
est indéniable que l’éducation protestante familiale a
influencé l’orientation politique des frères Reclus, car on
ne peut dissocier la formation et l’engagement politique
d’Élisée de ceux de son frère aîné Élie, ils ont toujours
partagé les mêmes idéaux et ont été exceptionnellement
proches toute leur vie. Les caractères principaux du
protestantisme sont l’autonomie de l’individu par rapport au
dogme et l’importance de la morale. Deux traits que l’on
retrouve dans l’idéologie libertaire de Reclus, pas de dogme
à respecter, chaque anarchiste est libre de penser comme il
l’entend et Reclus a par exemple été souvent en désaccord
avec Bakounine (ils se sont rencontrés en 1864) et la
condition essentielle de la moralité, c’est la liberté. Chez
les anarchistes pas de référence au dogme d’un parti car ce
serait déjà aliéner sa propre liberté, seule compte leur
propre vision du monde et non pas celle que leur imposerait
un parti. Rien entre l’individu et ce vaste ensemble que
représente l’Humanité, de la même manière qu’à ses débuts
quand il était encore croyant il ne devait rien y avoir
entre l’individu et Dieu, en fait l’Humanité a en quelque
sorte pris la place de Dieu dans l’idéal de Reclus.
En
1851, Élisée Reclus - il a alors vingt et un ans - est déjà
profondément républicain, la révolution de 1848 l’a
enthousiasmé, socialiste et libre-penseur. Cette année-là,
il suit à Berlin les cours du géographe allemand Carl
Ritter. Dans une lettre à sa mère, il déclare renoncer à
poursuivre ses études de théologie et affirme : « Je ne suis
décidé à ne suivre [....] que le cri de ma conscience. Pour
moi qui accepte la théorie de la liberté en tout et pour
tout, comment pourrais-je admettre la domination de l’homme
dans un cœur qui n’appartient qu’à Dieu seul ? » [Correspondance,
t. I]. Cette année-là, après avoir en compagnie de son frère
aîné Élie traversé la France à pied (il gardera toujours de
ce voyage un souvenir ému), il rédige son premier texte
politique, Développement de la liberté dans le monde,
texte retrouvé après sa mort et publié en 1928 dans Le
Libertaire. Selon Éric Leunis et Jean-Marie Neyts
[1985] à cette époque Reclus n’est pas encore réellement
anarchiste, comme le prouvent les nombreuses références
chrétiennes de ce premier texte politique, néanmoins on y
trouve déjà une référence à l’anarchie :
Notre
but politique dans chaque nation particulière c’est
l’abolition des privilèges aristocratiques, et dans
la Terre entière c’est la fusion de tous les
peuples. Notre destinée c’est d’arriver à cet état
de perfection idéale où les nations n’auront plus
besoin d’être sous tutelle d’un gouvernement ou
d’une autre nation ; c’est l’absence de
gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute
expression de l’ordre.
|
Son
projet est alors d’établir la République chrétienne, plus
tard, devenu athée, il parlera de la République universelle.
Devenir athée, ne signifie pas que Reclus perde ce qui fait
de lui un être « religieux », s’il ne croit plus en
l’existence de Dieu, il croit avec la foi du charbonnier à
la liberté, condition indispensable pour qu’existe un jour
la République universelle.
Des
expériences fondatrices 1851-1857
À la
suite du coup d’État du 2 décembre 1851, les deux frères,
menacés d’emprisonnement à cause de leur engagement
républicain, s’exilent à Londres. À partir de cette date
commence pour Élisée un très long voyage puisqu’il ne sera
de retour en France qu’en 1857.
Ces
six années sont essentielles dans l’affirmation de ses
convictions politiques et dans sa formation de géographe de
terrain, même s’il ne part pas avec le projet de devenir
géographe, mais avec celui de devenir agriculteur. Il
découvre ainsi Londres, puis l’Irlande, les États-Unis, le
Mexique, l’Amérique centrale, l’isthme de Panama et enfin la
Colombie, appelée à l’époque Nouvelle Grenade. Des
expériences fondamentales, à la fois dans l’appréhension de
l’inégalité sociale et les rapports de domination. À
Londres, il prend la mesure de l’humiliation qu’engendre la
pauvreté, les deux frères sont sans le sou, Élisée vit
chichement de quelques leçons, entre autres aux jeunes
filles L’Herminez dont les parents sont des réfugiés
politiques plutôt antipathiques, il épousera l’une d’elles
après la mort de sa première femme. En Irlande, il découvre,
d’une part, la pauvreté des Irlandais et de la campagne
irlandaise encore très marquée par la grande famine (1847)
et, d’autre part, la dureté de la domination coloniale
anglaise. En 1853, il s’embarque pour la Louisiane, où il
est confronté à une nouvelle situation de domination, la
société esclavagiste des planteurs. Révolté par la condition
des esclaves, il sera un partisan indéfectible des nordistes
durant la guerre de Sécession.
Ces
expériences l’ancrent donc définitivement du côté des plus
faibles et le confirment dans le fait que la dignité de
l’individu est liée à sa liberté que rien ne peut ni ne doit
aliéner.
Mais
ces voyages lui donnent aussi l’opportunité de découvrir de
nouveaux paysages, immenses comme aux États-Unis, dans des
milieux naturels inconnus jusqu’alors comme le milieu
tropical. Dans sa correspondance avec les siens, on se rend
compte qu’il porte autant d’intérêt au fonctionnement de la
société esclavagiste qu’à la découverte du Mississipi qu’il
remonte jusqu’à Chicago, il dit aussi combien il est
impressionné par l’immensité du lac Michigan. Ainsi, ses
carnets de voyages sont remplis de ses observations sur le
fonctionnement des sociétés qu’il découvre et sur les
paysages traversés. Il écrit d’ailleurs à sa mère :
Voir
la Terre, c’est pour moi l’étudier ; la seule étude
véritablement sérieuse que je fasse est celle de la
géographie et je crois qu’il vaut beaucoup mieux
étudier la nature chez elle que de se l’imaginer au
fond de son cabinet... pour connaître il faut voir.
J’avais lu bien des phrases sur la mer des
Tropiques, mais je ne les ai pas comprises tant que
je n’ai pas vu de mes yeux ses îles vertes et ses
traînées d’algues et ses grandes nappes de lumière
phosphorescente. Voilà pourquoi je veux voir les
volcans de l’Amérique du Sud [Correspondance,
t. II, p. 109].
|
Il se
dit aussi « enceint d’un mistouflet géographique que je veux
mettre au monde sous la forme de livre - j’ai suffisamment
griffonné ; mais cela ne me suffit pas, je veux aussi voir
les Andes pour jeter un peu de mon encre sur leur neige
immaculée » [Correspondance, t. II, p. 113].
Cependant,
il ne se vit pas encore totalement comme un géographe, son
projet à ce moment-là est de s’installer en Amérique du Sud
comme agriculteur et de faire venir auprès de lui son frère
Élie et sa femme. Il part donc pour la Colombie à la fin de
l’année 1855 en traversant le Mexique et l’Amérique
centrale. Là, il essaye pendant deux ans de s’installer
comme planteur de bananes ou de café. On peut s’étonner
qu’Élisée Reclus ait eu un tel projet, être un colon, mais
il faut le replacer dans le contexte de l’époque. Il y avait
alors tout un courant très favorable aux colonies de
peuplement, c’est-à-dire à l’installation définitive de
colons dans des régions faiblement peuplées, peu défrichées.
On imaginait que ces colons contribueraient à la mise en
valeur de terres fertiles que la population locale trop peu
nombreuse aurait négligée jusqu’alors. Cette forme de
colonisation est soutenue par le mouvement anarchiste, car
elle représente la mise en valeur de la nature par l’homme,
ce qui est considéré comme quelque chose de très positif, si
on est assez raisonnable pour ne pas faire n’importe quoi.
Reclus, en Irlande, avait déjà travaillé à la mise en valeur
d’un domaine agricole, et avait apprécié le travail de la
terre. Il essaye donc à plusieurs reprises de s’installer
comme planteur en Colombie, mais il découvre que la mise en
valeur en milieu tropical n’est pas si facile que
l’abondance de la végétation le laisse supposer. Peu doué
pour les affaires et sans capitaux suffisants pour créer son
exploitation, l’échec est total. Il quitte la Colombie en
1857 grâce à l’argent envoyé par son frère aîné qui lui
permet de payer ses dettes et son billet pour le retour. En
revanche, il a découvert le milieu tropical, la luxuriance
de la végétation, la fragilité des sols, les fièvres, il a
été lui-même gravement malade. Il a donc appris beaucoup sur
la diversité des milieux naturels, des cultures et noircis
plusieurs carnets de voyage.
La
géographie, une « science véritablement utile »
Rentré
à Paris, il réussit en 1858 à se faire parrainer pour être
membre de la Société de géographie, rappelons qu’il s’agit
d’une société privée qui réunit des explorateurs et des
hommes d’affaires très intéressés par les connaissances
pouvant être utiles à l’expansion de leurs affaires
commerciales. Élisée Reclus a donc ainsi accès à l’unique
bibliothèque de géographie de Paris. Il s’oriente donc de
plus en plus vers la géographie et se voit de plus en plus
exercer le métier de professeur de géographie, comme il
l’écrit à sa mère : « Je suis heureux quand je parle de
géologie, d’histoire, de sciences véritablement utiles ;
l’idée que peut-être je pourrais devenir professeur de
géographie me remplit de joie » ou journaliste-géographe :
« Mon orgueil ne souffrirait nullement d’avoir à signer des
articles sur la Mississipi ou sur la Sierre Nevada. »
Il
exploite les notes prises au cours de ses voyages et publie
ses premiers articles géographiques mais aussi politiques
principalement dans la Revue des deux mondes : « La
Nouvelle Grenade, paysages de la nature tropicale » (1859),
« Le Mississipi et ses affluents » (1859), « De l’esclavage
aux États-Unis », quatre articles (1860), « Les Noirs
américains depuis la guerre civile des Etats-Unis » (1862),
« Le coton et la crise américaine » (1862). En 1861, il
publie son premier ouvrage chez Hachette, Voyage à la
Sierra-Nevada de Sainte Marthe. Il a été embauché par
cette maison d’édition en 1859 pour rédiger les guides de
voyages Joanne, ancêtres des guides bleus, ce qui le conduit
à voyager dans de nombreuses régions françaises, en
particulier dans le Midi, les Pyrénées, le Pays basque, les
villes d’eaux, etc. et en Europe, Allemagne, Italie,
Espagne, Angleterre (à plusieurs reprises), Belgique,
Pays-Bas, Suisse et il en est ravi, il part pour plusieurs
mois souvent à la belle saison sans se soucier outre mesure
de sa jeune femme et de sa fille.
Notons
que pour épouser sa jeune femme, Reclus accepta et ce fut
sans doute la seule fois, de déroger à un de ses principes.
Lui qui rejetait toute loi imposée par l’État, accepta
néanmoins de se marier civilement, c’était en 1858,
fallait-il qu’il tienne à cette jeune femme métisse, « une
belle et jeune mulâtresse entrevue autrefois pendant ses
années de collège » selon son neveu Paul, fils d’Élie. Elle
était la fille d’un capitaine au long cours originaire de
Sainte-Foy-la-Grande et d’une Sénégalaise, c’était sans
doute aussi pour Élisée Reclus une façon des plus douces de
mettre ses idées en pratique, lui qui était un farouche
partisan du métissage des races. Par la suite, bien que sa
seconde femme fut d’un milieu très bourgeois, il imposa
l’union libre ce que sa belle-mère eut quelque mal à lui
pardonner !
À
cette époque-là, il se met aussi à rédiger son premier grand
livre La Terre, description des phénomènes de la vie du
globe publié en 1868 (premier volume) et 1869, pour le
deuxième, publié par Hachette et qui fut un immense succès
(au moins dix éditions).
La
préface de la première édition est révélatrice à la fois de
sa conception de la géographie et de sa personnalité :
Le
livre qui paraît, aujourd’hui, je l’ai commencé il y
a bientôt quinze années, non dans le silence du
cabinet, mais dans la libre nature. C’était en
Irlande, au sommet d’un tertre qui commande les
rapides du Shannon, ses îlots tremblant sous la
pression des eaux et le noir défilé d’arbres dans
lequel le fleuve s’engouffre et disparaît après un
brusque détour. Étendu sur l’herbe à côté d’un
débris de muraille qui fut autrefois un château fort
et que les humbles plantes ont démoli pierre à
pierre, je jouissais doucement de cette immense vie
des choses qui se manifestait par le jeu de la
lumière et des ombres, par le frémissement des
arbres et le murmure de l’eau brisée contre les
rocs. C’est là, dans ce site gracieux, que naquit en
moi l’idée de raconter les phénomènes de la terre,
et, sans tarder, je crayonnai le plan de mon
ouvrage. Les rayons obliques d’un soleil d’automne
doraient les premières pages et faisaient trembloter
sur elles l’ombre bleuâtre d’un arbuste agité.
Depuis lors je n’ai cessé de travailler à cette œuvre dans les diverses contrées où l’amour des voyages et les hasards de la vie m’ont conduit. J’ai eu le bonheur de voir de mes yeux et d’étudier à même presque toutes les grandes scènes de destruction et de renouvellement, avalanches et mouvements des glaces, jaillissement des fontaines et pertes des rivières, cataractes, inondations et débâcles, éruptions volcaniques, écroulement des falaises, apparition des bancs de sable et des îles, trombes, ouragans et tempêtes. Ce n’est point seulement aux livres, c’est à la terre elle-même que je me suis adressé pour avoir la connaissance de la terre. Après de longues recherches dans la poussière des bibliothèques je revenais toujours à la grande source et ravivais mon esprit dans l’étude des phénomènes eux-mêmes. Les courbes des ruisselets, les grains de sable de la dune, les rides de la plage ne m’ont pas moins appris que les méandres des grands fleuves, les puissantes assises des monts et la surface immense de l’Océan. Ce n’est pas tout. Je puis le dire avec le sentiment du devoir accompli : pour garder la netteté de ma vue et la probité de ma pensée, j’ai parcouru le monde en homme libre, j’ai contemplé la nature d’un regard à la fois candide et fier, me souvenant que l’antique Freya était en même temps la déesse de la Terre et celle de la Liberté » (1er novembre 1867). |
Il
s’agit donc de décrire et d’expliquer le fonctionnement de
la Terre. D’où vient son intérêt pour ce qu’on appellera par
la suite la géographie physique ? Sans doute de sa très
grande sensibilité aux paysages, qu’il a manifestée très
tôt, et particulièrement aux paysages de montagne, c’était
d’ailleurs un remarquable et infatigable grimpeur, ce qui
est un point commun à nombre de géographes. Il y a
assurément un grand plaisir à gravir pas à pas le sentier et
voir peu à peu le paysage changer avec l’altitude pour une
fois au sommet embrasser un très vaste paysage, satisfaction
de tout grimpeur qui se trouve pour quelque temps dans une
position de domination à laquelle s’ajoute pour le géographe
ou le géologue le plaisir de savoir comment ce paysage s’est
construit. Doté d’un réel talent d’écrivain, Élisée Reclus
sait donner à voir les paysages qu’il parcourt et il prend
un grand plaisir à en décrire les couleurs, les lumières, la
nature des sols. Sa description du paysage du Shannon est on
l’a vu extrêmement vivante, il nous donne à voir la vitesse
de l’eau, le jeu des lumières sur les arbres, sur l’eau, à
entendre le bruit de l’eau qui s’écoule, mais aussi à
percevoir le temps, composante essentielle de la formation
des paysages, en évoquant les humbles plantes qui ont
patiemment démoli un château fort. Cette notation traduit un
aspect de sa philosophie de la nature, Reclus est persuadé
de la puissance de l’action de la nature qui inexorablement
poursuit son action. Dans ce premier ouvrage il présente la
Terre comme un milieu dynamique, constamment en mouvement,
c’est pourquoi il porte une très grande attention aux
phénomènes d’érosion qu’il s’agisse de processus très actifs
éruptions volcaniques (il assiste à l’éruption de l’Etna en
1865), tremblements de terre, ouragans ou d’autres beaucoup
plus lents, moins spectaculaires qui affectent des
territoires beaucoup plus petits, comme il l’écrit les rides
de la plage lui ont autant appris que les méandres des plus
grands fleuves.
Pourquoi
éprouve-t-il le besoin de conclure sa préface par cette
référence à la Liberté, la sienne : « J’ai parcouru le monde
en homme libre », et d’associer la Terre à la Liberté ? J’ai
montré [Giblin, 1976] la conception que les anarchistes
avaient de la nature, conception que partage Élisée Reclus.
La nature est un tout équilibré, l’homme qui en est un des
éléments - « l’homme est la nature prenant conscience
d’elle-même », écrit-il sur la première de couverture de L’Homme
et la Terre - doit chercher à rester en contact avec
elle et éviter toute rupture qui entraînerait son propre
déséquilibre mais aussi la perte de sa liberté. Aussi
l’homme ne doit-il obéir qu’aux seules lois naturelles
(Élisée Reclus écrira même que « la lâcheté par excellence
est le respect des lois » !). Il termine son ouvrage sur la
Terre par un chapitre intitulé « La Terre et l’homme » pour
rappeler les liens étroits qui les unissent :
L’homme,
cet « être raisonnable » qui aime tant à vanter son
libre arbitre, ne peut néanmoins se rendre
indépendant des climats et des conditions physiques
de la contrée qu’il habite. Notre liberté, dans nos
rapports avec la Terre ; consiste à en reconnaître
les lois pour y conformer notre existence. Quelle
que soit la relative facilité d’allures que nous ont
conquise notre intelligence et notre volonté
propres, nous n’en restons pas moins des produits de
la planète : attachés à sa surface comme
d’imperceptibles animalcules, nous sommes emportés
dans tous ses mouvements et nous dépendons de toutes
ses lois [La Terre, t. II, p. 622].
Citation que l’on
pourrait aisément retrouvé sous la plume d’un
écologiste d’aujourd’hui. Comme je l’ai écrit en
1981, Reclus est un écologiste avant l’heure et en
quelque sorte un précurseur du développement
durable, car il ne rêve absolument pas d’une nature
vierge, préservée de toute action humaine, pour lui,
l’homme peut avoir une action bénéfique sur la
nature s’il sait agir selon les lois qu’elle impose,
il insiste déjà dans son premier ouvrage La Terre,
mais surtout dans le dernier,L’Homme et la Terre sur
le fait qu’il faut analyser le milieu comme un
tout :
|
Il
est certainement indispensable d’étudier à part et
d’une manière détaillée l’action spéciale de tel ou
tel élément du milieu, froidure ou chaleur, montagne
ou plaine, steppe ou forêt, fleuve ou mer, sur telle
peuplade déterminée ; mais c’est par un effort
d’abstraction pure que l’on s’ingénie à présenter ce
trait particulier du milieu comme s’il existait
distinctement, et que l’on cherche à l’isoler de
tous les autres pour en étudier l’influence
essentielle.
Même là où cette influence se manifeste d’une manière absolument prépondérante dans les destinées matérielles et morales d’une société humaine, elle ne s’entremêle pas moins à une foule d’autres incitatifs, concomitants ou contraires dans leurs effets. Le milieu est toujours infiniment complexe, et l’homme est par conséquence sollicité par des milliers de forces diverses qui se meuvent en tous sens, s’ajoutant les unes aux autres, celles-ci directement, celles-là suivant des angles plus ou moins obliques, ou contrariant mutuellement leur action [H&T, t. I, p. 114-115]. |
L’intégration
des hommes aux écosystèmes est diverse : il en est
d’excellente, il en est de « pathologique » selon
l’expression même de Reclus. En ce sens, Reclus est beaucoup
plus circonspect sur les conséquences de certains grands
aménagements non pas qu’ils soient systématiquement contre
loin de là, puisqu’il écrit : « C’est aux hommes de
compléter l’œuvre de la nature en imitant dans leurs travaux
quelques-uns des moyens qu’elle emploie » [La Terre,
t. II, p. 261].
Cependant,
homme de son siècle, Élisée Reclus est comme d’autres
fortement influencé par l’idée que les climats, les reliefs
conditionnent le caractère des populations, les montagnards
sont vigoureux et résistants, les habitants des milieux
tropicaux sont plutôt paresseux car la nature leur offre
tout, l’idéal étant le milieu tempéré comme le prouve le
niveau de développement des populations. De même, il est
convaincu de l’équilibre harmonieux inhérent aux ensembles
naturels, idée qui sera reprise par nombre de géographes
après lui et qui n’a pas encore totalement disparu dans
certains milieux écologistes. Pour Reclus, l’architecture du
relief crée des micromilieux séparés les uns des autres par
des montagnes, des fleuves, des littoraux qu’il faut
respecter ce que l’État ne fait pas puisqu’il ignore cette
organisation géographique naturelle. C’est pourquoi, lui le
géographe, il lui faut retrouver l’organisation géographique
naturelle :
Certainement
les divisions politiques ont une valeur transitoire
qu’il n’est pas permis d’ignorer, mais dans les
descriptions qui vont suivre nous tâcherons de nous
tenir principalement aux divisions naturelles,
telles que nous les indiquent à la fois le relief du
sol, la forme des bassins fluviaux et le groupement
des populations unies par l’origine et la langue.
D’ailleurs, ces divisions elles-mêmes perdent de
leur importance dans les pays comme la Suisse, où
des habitants de races diverses et parlant des
idiomes différents sont retenus en un faisceau par
le plus puissant des liens, la jouissance de la
liberté [NGU, t. I p. 30].
|
De ce
point de vue et seulement de ce point de vue, la conception
de la géographie d’Élisée Reclus ne diffère pas tant de
celle de ses successeurs qui se sont attachés à décrire les
régions naturelles réunies dans un même État aux limites
bien évidemment politiques, mais de cela les géographes dans
leur très grande majorité ne parlaient pas puisque ce
domaine était réservé aux historiens. Souvenons-nous du
grand historien Lucien Febvre qui affirmait dans son livre La
Terre et l’évolution humaine : « Le sol, non l’État :
voilà ce que doit retenir le géographe. » Ainsi, les
fameuses régions naturelles furent longtemps considérées par
nombre de géographes comme les « vraies » régions, celles
qui auraient dû servir de cadre à l’organisation régionale
des États, comme si les ensembles naturels, généralement
géologiques, possédaient des vertus telles que le
développement économique et social de chacun d’eux ne
pouvait que s’accorder harmonieusement avec celui des
autres. Ainsi, les successeurs de Reclus ont d’une certaine
manière gardé de la géographie reclusienne ce qui est le
moins pertinent, la représentation du bien-fondé d’un ordre
naturel. À l’époque d’Élisée Reclus ce sont les bassins
fluviaux qui apparaissent comme le cadre idéal de
l’organisation régionale, ensuite les géographes proposeront
des régions naturelles aux caractéristiques plus complexes
et où le paysage tiendra une grande place.
Un
géographe anarchiste
Reclus
utilise les connaissances géographiques pour démontrer que
l’idéal anarchiste « du pain pour tous » est parfaitement
possible puisque les ressources sont largement en suffisance
et seule leur inégale et injuste répartition explique la
misère du plus grand nombre.
De
plus, pour Reclus l’homme doit vivre libre, sans obéir à
d’autres lois que celles de la nature et sans avoir à subir
le moindre encadrement, seule la libre association des
individus est acceptable. C’est pourquoi il souhaite la
disparition complète de toutes les organisations politiques
ou administratives territoriales ce qu’il exprime dans une
intervention au congrès de la Ligue de la paix et de la
liberté (dont Bakounine est aussi un des membres)
Je
démontrai ainsi qu’après avoir détruit la vieille
patrie des chauvins, la province fédérale, le
département et l’arrondissement, machines à
despotisme (sic) le canton et la commune actuels,
inventions des centralisateurs à outrance, il ne
restait que l’individu et que c’est à lui de
s’associer comme il l’entend : voilà la justice
idéale [Correspondance, t. I, p. 285].
|
C’est
cet engagement sans faille dans ce combat pour la liberté
qui le conduit d’une part à soutenir les actions militantes
anarchistes, y compris les plus violentes, comme les
attentats,
Je
crois que toute oppression appelle la revendication
et tout oppresseur, individuel ou collectif,
s’expose à la violence. Quand un homme isolé,
emporté par sa colère, se venge contre la société
qui l’a mal élevé, mal nourri, mal conseillé,
qu’ai-je à dire ? Prendre parti contre le malheureux
pour justifier ainsi d’une manière indirecte tout le
système de scélératesse et d’oppression qui pèse sur
lui et des millions de semblables, jamais.
Mon œuvre, mon but, ma mission est de consacrer toute ma vie à faire cesser l’oppression [Correspondance, t. II, p. 425 |
d’autre
part, à dénoncer tous les rapports de domination, qu’ils
soient le fait de l’État, des capitalistes, des riches sur
les pauvres ou même des pauvres sur d’autres pauvres, d’une
nation dominée sur une autre nation plus faible .
Il
n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation
opprimée qui fait retomber l’oppression comme une
fureur de vengeance sur les peuples qu’elle asservit
à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent,
se hiérarchisent [H&T, t. I, p. 281].
|
L’inflexibilité
de ses convictions, et ce jusqu’à sa mort, prouve combien
Élisée Reclus avait foi en leur justesse, y déroger aurait
été pour lui perdre sa dignité d’homme. Il fait preuve dans
cet engagement d’une intransigeance similaire à celle de son
père dans sa pratique religieuse, il y a d’ailleurs dans cet
engagement une part d’absolu, quelque chose de religieux.
Même devenu athée, Élisée Reclus reste un homme de foi et le
credo de la liberté a en quelque sorte remplacé le credo
religieux. Son projet n’est pas d’inventer une société
idéale, utopique, non ce qui l’intéresse c’est de changer
vraiment le monde, de faire sauter les multiples formes
d’oppression qui entrave l’épanouissement de l’homme dans
une société juste.
C’est
pourquoi, il lui faut comprendre et expliquer le monde tel
qu’il est, et de la manière la plus rigoureuse afin de bien
faire comprendre les mécanismes de l’oppression qui
empêchent l’instauration d’une société plus libre et donc
plus juste. Élisée Reclus fait montre dans son travail de
géographe d’une remarquable rigueur, et ce d’autant plus que
ce travail doit aussi servir à démontrer la justesse de son
idéal politique, la cause est si noble, si grande qu’il
n’est pas question de travestir la réalité, ce qui pourrait
contribuer à désavouer la valeur de son engagement
politique. Aujourd’hui encore, ce qui rend intéressante la
lecture des œuvres de Reclus ce sont les passages où il
aborde les rapports de pouvoirs et/ou de domination.
C’est
en cela que Reclus est un précurseur et qu’il l’est
longtemps resté. Non pas qu’il faille nécessairement être
anarchiste pour aborder ces questions, loin s’en faut, mais
Reclus est véritablement une exception car il faut rappeler
qu’à cette époque c’étaient plutôt les milieux bourgeois qui
s’intéressaient à la géographie. Ainsi, les membres des
sociétés de géographie appartenaient soit au milieu des
savants (rarement issus des classes populaires) soit à la
haute bourgeoisie (représentants du commerce, de
l’industrie, des milieux coloniaux) et même à l’aristocratie
comme en Angleterre ou en Belgique, où les familles royales
apportaient un appui généreux à ces sociétés savantes.
Heureusement, Reclus a la chance d’être accepté très tôt à
la Société de géographie, il a alors vingt-huit ans et on
ignore encore tout ou presque de ses convictions politiques,
sinon il n’aurait jamais été parrainé ! De même, au moment
de la Commune sa chance est d’avoir déjà acquis une réelle
notoriété. On le sait, il s’est fortement engagé dans la
Commune de Paris, il y voyait le début de la concrétisation
possible de son idéal politique, le peuple qui se prend en
charge. Mais il est très vite fait prisonnier, et condamné à
la déportation en 1871, puis à l’exil grâce à l’intervention
de savants étrangers et à celle de l’ambassadeur des
États-Unis à Paris qui se souvient de son engagement auprès
des nordistes.
C’est
aussi cette notoriété, acquise avec le succès rapide de son
ouvrage sur La Terre, qui va donner l’audace à
Mr Templier, gendre de Louis Hachette (décédé en 1864) et
qui est aussi un des trois associés de la société Hachette
de lui faire signer en prison en 1872 un contrat pour
rédiger une « Géographie descriptive et statistique ». Une
seule précaution politique était prise par l’éditeur. Reclus
s’engageait à ne toucher que « d’une manière succincte et
avec la plus grande réserve aux questions religieuses et
morales ». Mais Élisée Reclus ne pouvait totalement
respecter cet engagement, car comment aurait-il pu renoncer
à ses idées ou à ses activités de militant ? Il se trouva
même embarqué dans le procès des anarchistes de Lyon en 1883
et avec le prince Kropotkine poursuivi par défaut comme chef
de l’organisation. L’action militante de Reclus au sein des
milieux anarchistes a telle eu une influence négative sur
les lecteurs ? C’est possible car la vente par fascicule fut
satisfaisante mais elle s’effondra brusquement pour les
derniers volumes. Il est vrai que la parution de la Nouvelle
Géographie universelle prit vingt-deux ans et qu’ayant
la plume facile Élisée Reclus était un géographe prolixe. Il
dépassa largement les limites prévues : au volume VI, il
n’était encore qu’au tiers de son plan et au lieu des 200
livraisons de 16 pages hebdomadaires soit 5 ou 6 volumes de
500 pages, il y en eut 1061 soit 19 volumes de 800 ou 900
pages ! Mais la maison Hachette était incontestablement une
grande maison d’édition. Alors que le compte d’Élisée Reclus
était débiteur de 31 701,15 francs, au 30 septembre 1894,
Hachette « lui offrit aussitôt de lui en donner quittance
gracieuse ». Reclus demanda si la Maison ne pourrait pas lui
faire avance de ses droits sur les livraisons encore en
magasin ; en même temps, il lui proposait de lui vendre sa
bibliothèque. Il lui fut répondu :
"Chaque
année, nous vous tiendrons compte de vos droits sur
les exemplaires vendus ; mais comme il est à
craindre que cela ne représente qu’un chiffre assez
faible, nous vous offrons de vous verser pendant dix
ans une somme mensuelle de 833,33 francs destinée à
parfaire ce que vous retirerez du produit de la
vente et de façon à vous assurer dans tous les cas
dix mille francs par an.
“En ce qui concerne l’abandon de votre bibliothèque que vous nous avez offert, nous désirons que vous en conserviez la libre disposition. Elle a pour vous une valeur que nous ne voulons pas faire entrer en ligne de compte, de telle sorte que vous puissiez toujours en disposer comme il vous conviendra. "Nous espérons que vous trouverez dans ces propositions que nous vous adressons l’expression du respect et de l’affectueux dévouement que nous inspirent les longs et parfaits rapports qui n’ont point cessé d’exister entre nous. |
Élisée
Reclus reçut ainsi une rente annuelle jusqu’à sa mort. En
1900, il restait encore 70 000 volumes, il fallut en
pilonner les deux tiers. Sans doute la Nouvelle
Géographie universelle fut telle disqualifiée par les
écrits des nouveaux géographes - universitaires ceux-là, et
aussi conservateurs Vidal de La Blache et ses élèves
Gallois, de Martonne, etc. Il paraît plus que probable que
l’anarchiste militant a permis de discréditer le géographe
étonnant de perspicacité. C’est bien parce qu’on ne pouvait
dissocier le géographe, qui aurait dû être nanti d’on ne
sait de quelle sereine impartialité scientifique, du
militant anarchiste, que les représentants de l’institution
universitaire ont choisi de l’oublier et de le faire oublier
au plus vite. Mais comment Reclus aurait-il pu taire ce qui
faisait le fondement même de son engagement politique,
l’oppression d’autrui et ce à tous les niveaux, non
seulement des puissants sur les plus faibles mais aussi
celle que les plus faibles exercent sur ceux encore plus
faibles qu’eux. Ce désintérêt rapide pour la géographie
reclusienne est d’autant plus regrettable que les derniers
volumes en particulier celui sur les États-Unis, offrent des
passages remarquables, d’une exceptionnelle pertinence et
clairvoyance (cf. article de Fredérick Douzet), inexorable
montée en puissance des États-Unis dont il annonce qu’ils
seront très rapidement la première puissance mondiale. C’est
dans les passages où il montre la domination d’un peuple sur
un autre, d’une classe sociale sur une autre ou les
rivalités entre deux peuples pour le contrôle d’un même
territoire que les analyses reclusiennes sont d’une
incontestable perspicacité et justifient qu’on les relise.
C’est pourquoi déjà en 1980 nous avions publié dans un
numéro intitulé points chauds les analyses de Reclus sur
l’Afghanistan, que l’URSS avait envahi en décembre 1979.
Nous insistions alors sur le fait que Reclus ait décrit les
divisions des tribus afghanes et l’ancienneté de leurs
affrontements. Géographe, il sait accorder une large place à
l’histoire afin d’expliquer comment ces situations de
domination se sont mises en place, par exemple à propos de
l’Ukraine, il retrace l’histoire de la région depuis le
moyen âge et présente une carte des « déplacements
historiques de l’Oukraïne ».
Il ne
s’agit absolument pas de nier le caractère dépassé de
certaines de ses approches, et même choquant comme à propos
des juifs que Reclus présente toujours comme des usuriers
accapareurs. Lui, si sensible à toute forme de
discrimination tombe dans l’antisémitisme le plus primaire
voire caricatural, y compris dans L’Homme et la Terre où
pourtant il a pris soin de cartographier les pogroms de
Russie et de parler du vaste ghetto dans lequel l’empire
russe maintenait les juifs. Il faudra attendre longtemps
avant que des géographes abordent cette question. Même si
dans la NGU de Reclus une grande partie du texte est
consacrée à des descriptions dont on se lasse assez vite, y
compris parfois quand il parle des villes, il ne faut
cependant pas négliger la fin de chaque chapitre quand il
aborde la situation économique sociale et politique de
l’État étudié. C’est là que l’on retrouve ce que nous
estimons être le « bon » géographe, parce que préoccupé
comme il l’était par les conditions de vie, économiques,
sociales, culturelles et politiques des populations il ne
pouvait pas ne pas en parler.
De
même, il faut signaler la qualité de certaines cartes de la NGU en
particulier les cartes en couleurs en double page. Nous ne
retiendrons que deux exemples. Préoccupé par la liberté des
peuples Élisée Reclus est donc très logiquement soucieux de
leur répartition géographique quand celle-ci est complexe,
ce qui est le cas pour les populations de ce qui est alors
la Turquie d’Europe et pour l’Europe orientale. C’est
pourquoi il y consacre ces doubles pages couleur avec une
cartographie aussi précise que possible de leur répartition
avec cette remarque pour les populations de la Turquie
d’Europe « cette carte ne peut avoir qu’une valeur toute
approximative. La plupart des populations de races et de
langues diverses sont entremêlées et non juxtaposées ».
La
carte de la répartition des peuples de l’Europe orientale
allant de Berlin à l’Oural, ce qu’il appelle la Russie
d’Europe, comporte 36 peuples montrant clairement
l’imbrication de certains d’entre eux et Élisée Reclus ayant
pris soin de cartographier par petites taches la répartition
de la population juive, cette carte des peuples étant
précédée de celle de la densité. Autre carte inattendue dans
un ouvrage de géographie de cette époque mais logique chez
un géographe anarchiste, en noir et blanc cette fois, celle
de la proportion des exilés de droit commun en Sibérie
suivant les provinces [NGU, t. V :L’Europe
scandinave et russe, p. 899] avec ce commentaire :
Le
gouverneur a le droit de signaler au ministre de
l’intérieur les personnes qu’il lui convient
d’exiler dans les provinces lointaines de l’empire
[...] la haute police a le pouvoir d’interner ou
d’exiler sans jugement ni preuves tous ceux qui lui
paraissent suspects. Les villes du nord sont des
lieux d’internement où les suspects et les condamnés
politiques sont fort nombreux, et maintenant on les
trouve dans tous les districts de la Sibérie, dans
la Transbaïkalie et jusque dans l’île de Sakhalin [ibid.,
p. 898].
|
Une
approche géopolitique lucide et généreuse ?
C’est
dans son dernier ouvrage que les analyses géopolitiques les
plus fines et les plus pertinentes sont les plus nombreuses,
en particulier dans les deux derniers tomes qui abordent le
monde contemporain. Cela n’allait visiblement pas sans
risque car Reclus eut quelque difficulté à trouver un
éditeur. La maison Hachette s’était engagée à publier
l’ouvrage que Reclus intitulait alors L’Homme, géographie
sociale, mais le successeur de Mr Templier y mettait,
en 1895, une condition qui était que les conclusions de
Reclus ne soient pas de nature à offenser les lecteurs
habituels de la maison. La réponse de Reclus on s’en doute
fut de chercher un autre éditeur, ce fut tout d’abord un
éditeur londonien, l’ouvrage devait donc être d’abord publié
en anglais, puis en français. Mais compte tenu de l’ampleur
de l’ouvrage et du grand nombre de cartes, l’éditeur se
récusa. C’est son frère Onésime, lui aussi géographe mais
très loin d’avoir la qualité de son frère aîné qui trouva un
éditeur un an avant la mort d’Élisée.
L’Homme
et la Terre reste
un grand livre par l’analyse des luttes économiques,
sociales, politiques et même militaires que l’on y trouve.
Passionné par les progrès qu’accomplissent la science et la
technique, il est aussi très conscient de ses conséquences
négatives tant sur les ensembles naturels que dans les
sociétés. Le progrès est pour Reclus, un phénomène
contradictoire par essence. Aux progrès, il oppose les
« régrès » : « Le fait général est que toute modification si
importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au
progrès de régrès correspondants » [H&T, t. VI, p
531]. Il a perçu le phénomène de la mondialisation de
l’économie et ses multiples conséquences :
Le
théâtre s’élargit, puisqu’il embrasse maintenant
l’ensemble des terres et des mers, mais les forces
qui étaient en lutte dans chaque État particulier
sont également celles qui se combattent par toute la
Terre. En chaque pays, le capital cherche à
maîtriser les travailleurs ; de même sur le plus
grand marché du monde, le capital, accru
démesurément, insoucieux de toutes les anciennes
frontières, tente de faire œuvrer à son profit la
masse des producteurs et à s’assurer tous les
consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi
bien que civilisés [H&T, t. V, p. 287].
|
Si ce
n’est le style, ce texte pourrait être écrit aujourd’hui ou
encore :
Les
industries de tous les pays, entraînées de plus en
plus dans la lutte de la concurrence vitale, veulent
produire à bon marché en achetant au plus bas prix
la matière première et les bras qui les
transformeront [...] Il n’est pas nécessaire que les
émigrants chinois trouvent place dans les
manufactures d’Europe et d’Amérique pour qu’ils
fassent baisser les rémunérations des ouvriers
blancs : il suffit que des industries similaires à
celles du monde européen, celles des lainages et des
cotons par exemple, se fondent dans tout
l’Extrême-Orient, et que les produits chinois ou
japonais se vendent en Europe même à meilleur marché
que les productions locales. La concurrence peut se
faire de pays à pays à travers les mers, et ne se
fait-elle pas déjà pour certains produits au
détriment de l’Europe ?
Au point de vue économique, le rapprochement définitif entre les groupes de nations est donc un fait d’importance capitale [H&T, t. VI, p. 12]. |
Qu’y
a-t-il à enlever ou à ajouter à ce texte aujourd’hui ?
Perspicacité encore à l’encontre des conflits religieux.
Pourfendeur de toutes les oppressions, Élisée Reclus croyait
en l’existence possible dans un avenir sans doute assez
lointain d’une société universelle, juste où chaque individu
sera respecté et saura respecter autrui une fois que les
hommes se seront débarrassés des oppresseurs, des
accapareurs entre autres de l’État source de puissance et de
pouvoirs et donc de domination. Cette position politique est
a priori en totale opposition avec l’approche d’Hérodote puisque
la Nation et dans une moindre mesure l’État sont des
concepts que nous estimons fondamentaux de l’analyse
géopolitique. Mais ce qui nous rapproche d’Élisée Reclus,
c’est la volonté de décrypter le monde avec honnêteté, de ne
pas masquer, dans la mesure où l’on en est conscient, ce qui
ne nous plaît pas. Les analyses géopolitiques publiées dans Hérodote n’ont
pas pour but de convaincre le lecteur en faveur de telle ou
telle cause mais de lui permettre de comprendre la
complexité de certaines situations en présentant les points
de vue des différents protagonistes et le laisser libre
ainsi de son jugement. Cette approche n’est cependant pas
systématique et Hérodote on le sait, publie aussi des
articles d’auteurs dont les opinions peuvent être
divergentes, avec toutefois toujours la même exigence
d’écrire simplement et de façon argumentée. Une des
préoccupations de l’équipe d’Hérodote est d’écrire
pour être comprise d’un grand nombre de citoyens, c’est cela
la fonction politique de la revue. N’est-ce pas là ce qui
nous rapproche de Reclus qui lui aussi écrivait pour être lu
du plus grand nombre ?
Une
géopolitique lucide et généreuse, c’est ce que la revue Hérodote cherche
à mettre en œuvre.
Références
bibliographiques
GILBIN
Béatrice, « Géographie et anarchie : Élisée Reclus »,
Hérodote, n° 2, 1976.
LACOSTE
Yves, « À bas Vidal ? Viva Vidal ! », Hérodote, n° 16,
octobre-novembre 1979.
LEUNIS
E. et NEYTS J. M., « La formation de la pensée anarchiste
d’Élisée Reclus », Institut des hautes études de Belgique et
la Société royale belge de géographie, Bruxelles, 1985.
p. 139-154.
RECLUS
Élisée, Correspondance, 1850-1905, Schleicher, 3 vol.,
Paris, 1911.
Nouvelle
Géographie universelle, la Terre et les hommes, Hachette, 19
vol., Paris, 1876-1894.
La
Terre, description des phénomènes de la vie du globe,
Hachette, Paris, 2 vol., 1869.
L’Homme
et la Terre, Librairie universelle de Paris, 6 vol., Paris,
1905-1908.
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