Source : Le Monde Diplomatique
Du temps, du travail collectif et des moyens : trois atouts qui faisaient la spécificité des centres de santé, créés pour offrir à tous une médecine de qualité. Peut-on les soumettre à des objectifs purement comptables sans pervertir le projet initial ? Des établissements mutualistes des Bouches-du-Rhône à ceux gérés par les villes de Saint-Denis et de Montreuil, les personnels rejettent cette idée.
par Paty Frechani-Maujore,
avril 2014
Une mâchoire ouverte. Deux façons d’en traiter l’émail...
Tout d’abord, celle de M. Dupond, dentiste libéral et donc rémunéré « à l’acte ». Remplacer rapportant plus que soigner, M. Dupond préfère les prothèses aux traitements dits de « conservation ».
Et puis une autre approche, celle de M. Durand, dentiste salarié d’un centre municipal de santé (CMS). Ses émoluments ne fluctuant pas en fonction de son rendement horaire, il décide des soins qu’il met en œuvre sans craindre les froncements de sourcils de son comptable (il n’en a pas).
M. Durand gagne deux à trois fois moins que son collègue libéral, soit environ 3 500 euros net par mois. Mais ce n’est pas ce qui le préoccupe. Son problème, c’est qu’il ne sait pas combien de temps il pourra encore pratiquer son métier dans ces conditions : un siècle après leur apparition, les centres de santé, notamment municipaux, sont sur la sellette. Pourtant, les motivations qui avaient présidé à leur création (lire « Genèse d’un modèle alternatif ») n’ont jamais été autant d’actualité.
Le législateur tire ainsi un trait sur la spécificité des centres de santé, notamment municipaux, qui représentaient 12 % de l’ensemble en 1995 (2) : leur plus-value sociale, apportée par le biais de vaccinations gratuites, de la planification familiale, de diverses expériences de réseaux de soins en alcoologie ou d’accompagnement des femmes victimes de violences, etc. Ceux des centres associatifs et mutualistes qui s’orientent vers la seule rentabilité financière en retirent un avantage compétitif certain, en particulier par rapport aux centres municipaux assurant ce type de soins et tenus à des missions de service public. Rarement un assouplissement aura autant ressemblé à un saccage...
Mais il restait encore quelques briques à desceller. En 2012, la ministre socialiste de la santé Marisol Touraine annonce un train de mesures destinées à lutter contre les « déserts médicaux ». Sa martingale ? Les centres de santé ! Mais dans leur version gérée par le secteur associatif et les maisons de santé. Elle montre ainsi son soutien au secteur libéral plutôt qu’aux municipalités et aux caisses d’assurance-maladie. La logique est la suivante : puisqu’on ne saurait entraver le droit des médecins à s’installer où bon leur semble, on tentera de respecter celui des malades à être soignés en encourageant la multiplication de centres de santé « nouvelle version ».
Reprenons le cas de M. Durand. Mais imaginons cette fois que le centre dans lequel il exerce soit géré par une organisation à but lucratif — un centre low cost, dans le jargon du métier. M. Durand est alors prestement invité par le coordinateur de son établissement à mettre en œuvre des traitements prothétiques souvent inutiles. Il doit renoncer à soigner les enfants : son centre a fait le choix de fermer le mercredi afin de ne pas avoir à s’encombrer de ces petits patients dont les soins sont plus longs, plus délicats et moins rémunérateurs. Il a aussi décidé de cibler les adultes pauvres « rentables » et « solvables », entendre : ceux bénéficiant de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), qui prend en charge intégralement les frais engagés par son centre. Des patients en général peu prompts à porter plainte pour un traitement abusif et de mauvaise qualité, et que l’on reçoit plus vite, quitte à faire moins bien.
Un cas exceptionnel, ce M. Durand version 2 ? Pas vraiment. La réduction des dotations aux communes en 2012 et en 2013 a étranglé les gestionnaires municipaux des centres publics, et mécaniquement renforcé la « crédibilité comptable » du privé : certaines municipalités préfèrent apporter leur soutien financier à des associations pour administrer de nouveaux centres sur leur territoire ou pour reprendre ceux jugés trop déficitaires par les anciens gestionnaires. En 2012, sur les mille deux cent vingt centres de santé recensés en France, 33 % étaient dirigés par des associations, 32 % par des mutuelles, 12 % par des caisses de sécurité sociale, 9 % par des établissements de santé (possibilité ouverte par la loi HPST), 7 % par des collectivités territoriales (en général des communes, qui administraient 12 % des centres de santé avant la loi HPST), 7 % par d’autres organismes à but non lucratif (3).
Tirant profit d’une telle évolution, M. Patrice de Montaigne de Poncins, responsable de l’association Addentis, qui gère des centres dentaires à bas coût, devient en 2011 trésorier de la Fédération nationale des centres de santé (FNCS) (4). Pour les membres du bureau de cette organisation, qui ont fait toute leur carrière dans des centres publics — généralement financés par des municipalités communistes (5) —, la pilule est amère... Mais ils l’avalent néanmoins. Si bien, semble-t-il, que rares ont été les protestations lorsqu’en juin 2013 la FNCS a publié un communiqué de presse enflammé en faveur des centres dentaires à bas coût. Notamment ceux gérés par Addentis (6)...
Une difficulté demeure néanmoins pour qu’on puisse, depuis les ministères, présenter les centres de santé comme le meilleur moyen de lutter contre la désertification médicale : ils ont tendance à être déficitaires, notamment du fait des coûts de gestion (environ 3,50 euros par acte) liés à la pratique du tiers payant. Après tout, leur feuille de route initiale ne mentionnait pas l’équilibre des comptes... Qu’à cela ne tienne : la loi HPST l’avait modifiée en 2009 ; la Mutualité française et CoActis Santé la réinventent en 2013. Gestionnaires de centres respectivement mutualistes et associatifs (7), les deux structures imaginent un nouveau modèle économique, véritable kit de montage proposé aux gestionnaires afin de garantir l’équilibre financier, et dont l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) reprend certaines recommandations dans son rapport de juillet 2013 (8).
Dans les discours, le projet initial des centres — contribuer à réduire les inégalités sociales — n’a pas disparu. Mais la modification progressive de leur mode de fonctionnement pourrait conduire à l’effet inverse. De nombreux indicateurs concordent en effet pour suggérer que, si la majeure partie des inégalités en matière de santé prennent racine dans des déterminants économiques et sociaux, et requièrent des solutions politiques sur le plan des salaires, du logement, de l’éducation, etc., le système de soins joue un rôle fondamental dans leur permanence, voire dans leur aggravation. Entraver le fonctionnement des centres de santé revient à élargir le fossé.
Tout d’abord, celle de M. Dupond, dentiste libéral et donc rémunéré « à l’acte ». Remplacer rapportant plus que soigner, M. Dupond préfère les prothèses aux traitements dits de « conservation ».
Et puis une autre approche, celle de M. Durand, dentiste salarié d’un centre municipal de santé (CMS). Ses émoluments ne fluctuant pas en fonction de son rendement horaire, il décide des soins qu’il met en œuvre sans craindre les froncements de sourcils de son comptable (il n’en a pas).
M. Durand gagne deux à trois fois moins que son collègue libéral, soit environ 3 500 euros net par mois. Mais ce n’est pas ce qui le préoccupe. Son problème, c’est qu’il ne sait pas combien de temps il pourra encore pratiquer son métier dans ces conditions : un siècle après leur apparition, les centres de santé, notamment municipaux, sont sur la sellette. Pourtant, les motivations qui avaient présidé à leur création (lire « Genèse d’un modèle alternatif ») n’ont jamais été autant d’actualité.
« Assouplissement » ou saccage ?
Après des décennies d’une histoire mouvementée, tout bascule en 2009, lorsque la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST) assouplit les conditions d’ouverture des centres de santé. Elle étend le droit d’ouvrir et de gérer un centre de santé aux établissements privés (à but lucratif ou non), sans autres conditions que leur viabilité financière et la pratique du tiers payant (1). La création de maisons de santé associant des médecins libéraux — payés à l’acte — est par ailleurs encouragée.Le législateur tire ainsi un trait sur la spécificité des centres de santé, notamment municipaux, qui représentaient 12 % de l’ensemble en 1995 (2) : leur plus-value sociale, apportée par le biais de vaccinations gratuites, de la planification familiale, de diverses expériences de réseaux de soins en alcoologie ou d’accompagnement des femmes victimes de violences, etc. Ceux des centres associatifs et mutualistes qui s’orientent vers la seule rentabilité financière en retirent un avantage compétitif certain, en particulier par rapport aux centres municipaux assurant ce type de soins et tenus à des missions de service public. Rarement un assouplissement aura autant ressemblé à un saccage...
Mais il restait encore quelques briques à desceller. En 2012, la ministre socialiste de la santé Marisol Touraine annonce un train de mesures destinées à lutter contre les « déserts médicaux ». Sa martingale ? Les centres de santé ! Mais dans leur version gérée par le secteur associatif et les maisons de santé. Elle montre ainsi son soutien au secteur libéral plutôt qu’aux municipalités et aux caisses d’assurance-maladie. La logique est la suivante : puisqu’on ne saurait entraver le droit des médecins à s’installer où bon leur semble, on tentera de respecter celui des malades à être soignés en encourageant la multiplication de centres de santé « nouvelle version ».
Reprenons le cas de M. Durand. Mais imaginons cette fois que le centre dans lequel il exerce soit géré par une organisation à but lucratif — un centre low cost, dans le jargon du métier. M. Durand est alors prestement invité par le coordinateur de son établissement à mettre en œuvre des traitements prothétiques souvent inutiles. Il doit renoncer à soigner les enfants : son centre a fait le choix de fermer le mercredi afin de ne pas avoir à s’encombrer de ces petits patients dont les soins sont plus longs, plus délicats et moins rémunérateurs. Il a aussi décidé de cibler les adultes pauvres « rentables » et « solvables », entendre : ceux bénéficiant de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), qui prend en charge intégralement les frais engagés par son centre. Des patients en général peu prompts à porter plainte pour un traitement abusif et de mauvaise qualité, et que l’on reçoit plus vite, quitte à faire moins bien.
Un cas exceptionnel, ce M. Durand version 2 ? Pas vraiment. La réduction des dotations aux communes en 2012 et en 2013 a étranglé les gestionnaires municipaux des centres publics, et mécaniquement renforcé la « crédibilité comptable » du privé : certaines municipalités préfèrent apporter leur soutien financier à des associations pour administrer de nouveaux centres sur leur territoire ou pour reprendre ceux jugés trop déficitaires par les anciens gestionnaires. En 2012, sur les mille deux cent vingt centres de santé recensés en France, 33 % étaient dirigés par des associations, 32 % par des mutuelles, 12 % par des caisses de sécurité sociale, 9 % par des établissements de santé (possibilité ouverte par la loi HPST), 7 % par des collectivités territoriales (en général des communes, qui administraient 12 % des centres de santé avant la loi HPST), 7 % par d’autres organismes à but non lucratif (3).
Tirant profit d’une telle évolution, M. Patrice de Montaigne de Poncins, responsable de l’association Addentis, qui gère des centres dentaires à bas coût, devient en 2011 trésorier de la Fédération nationale des centres de santé (FNCS) (4). Pour les membres du bureau de cette organisation, qui ont fait toute leur carrière dans des centres publics — généralement financés par des municipalités communistes (5) —, la pilule est amère... Mais ils l’avalent néanmoins. Si bien, semble-t-il, que rares ont été les protestations lorsqu’en juin 2013 la FNCS a publié un communiqué de presse enflammé en faveur des centres dentaires à bas coût. Notamment ceux gérés par Addentis (6)...
Une difficulté demeure néanmoins pour qu’on puisse, depuis les ministères, présenter les centres de santé comme le meilleur moyen de lutter contre la désertification médicale : ils ont tendance à être déficitaires, notamment du fait des coûts de gestion (environ 3,50 euros par acte) liés à la pratique du tiers payant. Après tout, leur feuille de route initiale ne mentionnait pas l’équilibre des comptes... Qu’à cela ne tienne : la loi HPST l’avait modifiée en 2009 ; la Mutualité française et CoActis Santé la réinventent en 2013. Gestionnaires de centres respectivement mutualistes et associatifs (7), les deux structures imaginent un nouveau modèle économique, véritable kit de montage proposé aux gestionnaires afin de garantir l’équilibre financier, et dont l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) reprend certaines recommandations dans son rapport de juillet 2013 (8).
Le chiffre d’affaires, paramètre-clé
Seule difficulté pour les centres « à l’ancienne » : il n’y est question ni de qualité des soins, ni de formation des personnels, ni de projet de santé territorial, ni d’objectifs de santé publique. A ces archaïsmes, on a substitué un paramètre-clé : le chiffre d’affaires moyen par heure et par praticien (en équivalent temps plein, ETP) et un « ratio de gestion » unique, le rapport ETP administratifs / ETP praticiens — car ce sont les soins médicaux et surtout dentaires qui rapportent, pas le travail d’archivage et d’accueil des secrétaires. On préférera donc désormais louer des cabinets à des médecins libéraux et monter des partenariats avec des entreprises privées. Le rapport ne précise pas de quel type de partenariat il pourrait s’agir, ni dans quel objectif ; il semble que ce soit, une fois de plus, l’introduction du marché qui est vue comme un bienfait en soi. On fera aussi dépendre une partie de la rémunération des salariés de leurs performances, et on formera les gestionnaires au management. Pour beaucoup, il s’agit d’adapter la dernière réforme de l’hôpital public, avec la tristement célèbre tarification à l’activité (T2A) conduisant à l’émergence d’un « hôpital entreprise » (9).Dans les discours, le projet initial des centres — contribuer à réduire les inégalités sociales — n’a pas disparu. Mais la modification progressive de leur mode de fonctionnement pourrait conduire à l’effet inverse. De nombreux indicateurs concordent en effet pour suggérer que, si la majeure partie des inégalités en matière de santé prennent racine dans des déterminants économiques et sociaux, et requièrent des solutions politiques sur le plan des salaires, du logement, de l’éducation, etc., le système de soins joue un rôle fondamental dans leur permanence, voire dans leur aggravation. Entraver le fonctionnement des centres de santé revient à élargir le fossé.
Paty Frechani-Maujore
Pseudonyme collectif de médecins et dentistes de centres de santé municipaux et mutualistes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire