La réforme fiscale n’aura pas lieu. Essayer de comprendre le renoncement du gouvernement permet d’analyser les difficultés de la gauche à rendre l’impôt plus juste et plus efficace. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
« Je veux engager une grande réforme fiscale. La contribution de chacun sera rendue plus équitable par une grande réforme permettant la fusion à terme de l’impôt sur le revenu et de la CSG ». L’une des principales promesses des 60 engagements de François Hollande faite lors de la campagne présidentielle a fait long feu. La réforme fiscale n’aura pas lieu. On en restera à un patchwork de prélèvements portant sur les très riches (comme la taxation à 75 % d’une poignée de contribuables, qui sera éventuellement mise en place en 2014), une taxation des revenus financiers, des revenus des entreprises et une hausse de la taxe sur la valeur ajoutée pour financer la baisse du coût du travail. Pour le budget 2013, l’augmentation totale des impôts est de 15,6 milliards, ce qui laissera, au minimum, un déficit de 61,6 milliards… [1].
En réalité, le renoncement est double. D’une part, la gauche de gouvernement abandonne une réforme de l’impôt qui aurait permis de le rendre plus juste et plus efficace, notamment en fusionnant l’impôt sur le revenu et la contribution sociale généralisée [2]. D’autre part, elle renonce à élever les impôts pour assurer l’équilibre des finances publiques et répondre aux besoins sociaux (éducation, santé, sécurité, etc.).
Comment ce qui constitue un « changement dans le changement » a-t-il été possible ? [3]. Au-delà des interrogations sur le contenu de la politique fiscale, rares sont les réflexions sur les causes de ces renoncements, qui constituent pourtant, sur le fond, une évolution historique pour la gauche en matière de politiques publiques. En analyser les raisons permet pourtant de mieux cerner la difficulté à redistribuer la richesse de façon plus juste en France, et donc de réduire les inégalités monétaires. C’est aussi une façon d’essayer d’aller à la source des raisons du décalage entre les politiques publiques et la réponse aux besoins sociaux d’une manière plus générale.
Des effets de la mondialisation aux transformations de la composition sociale (voir encadré) du personnel politique, de très nombreux facteurs sont en cause. Mais trois éléments semblent avoir joué un rôle prédominant : l’évolution idéologique des années 1980, le rôle des sondeurs dans la construction des politiques publiques et une interprétation particulière des mécanismes économiques.
Des partis coupés de leurs bases sociales |
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Au-delà de la question fiscale, l’une des explications du décalage entre les partis politiques et la population est le rétrécissement de leur base sociale. Ces derniers sont de plus en plus composés de militants issus de catégories favorisées par le diplôme ou le revenu, toujours plus nombreuses lorsque l’on s’élève dans la hiérarchie des fonctions. Les élus locaux, plus proches du terrain, sont sollicités par les plus démunis qui n’ont d’autre recours, mais ils restent eux-aussi souvent coupés des couches moyennes salariées du privé. Au sens moyen du terme, c’est-à-dire qui vivent avec 1 400 euros pour une personne seule ou 2 800 euros pour un couple sans enfant, et non au sens médiatique le plus commun. Ces couches favorisées (requalifiées de « moyennes supérieures » à l’occasion) sont préoccupées par la grande pauvreté et la grande richesse. Pour elles, la question de la redistribution se pose surtout vis-à-vis des franges très supérieures des revenus. « Taxer les riches » (sous entendu, les plus riches que nous..) a fait son chemin à gauche non sans une dose de démagogie. Redistribuer plus largement n’est pas central. |
Le renoncement de la gauche en matière fiscale tient à une évolution idéologique qui date de la veille de l’élection présidentielle de 1988 [4]. « La somme des impôts et des charges sociales (ce qu’on appelle les "prélèvements obligatoires ") atteint un tel niveau que l’envie - et le moyen - d’entreprendre disparaît » écrit alors François Mitterrand dans sa « Lettre à tous les Français » pour présenter son programme de campagne. Il appelle à ne plus toucher à l’impôt sur le revenu : « Quant à l’impôt sur le revenu, mieux vaut, me semble-t-il, rester au point où nous en sommes. Ne brassons pas toujours la même eau ». A l’époque, le néo-libéralisme anglo-saxon domine la scène idéologique. Les ultra-conservateurs Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont au pouvoir au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, la gauche vient d’être battue en France aux législatives de 1986. On a à l’époque beaucoup débattu alors du "ni-ni" en matière d’actionnariat public (ni privatisations, ni nationalisations), en oubliant le « ni-ni » fiscal : ni hausse, ni baisse des impôts.
Sans l’afficher clairement, la gauche de gouvernement s’est convertie à la nécessaire réduction des prélèvements obligatoires : « une conception plus raisonnable des choses », selon François Mitterrand. Revenue au pouvoir en 1997, elle amorce en 2000 un important programme de réduction d’impôts. La croissance économique est forte, les recettes fiscales progressent, et une polémique est lancée sur la "cagnotte" budgétaire (c’est l’expression d’alors…). Plutôt que de réduire les déficits ou d’engager de nouvelles dépenses, Lionel Jospin utilise la « cagnotte » pour baisser les prélèvements. En 2001, le ministre des finances Laurent Fabius qualifie les défenseurs de l’impôt de "dépensolâtres". Ces éléments sont aux fondements du discours du parti socialiste au cours de l’été 2012 sur l’impérative nécessité de « préserver 90 % de la population des hausses d’impôts » et, partant, d’empêcher un véritable effort fiscal. Dans les faits, si « faire payer les riches » [5] est redevenu possible, il est devenu impensable pour la gauche de gouvernement d’envisager un effort fiscal largement partagé.
2- La place des sondeurs
Cette évolution constitue moins une conversion qu’une stratégie à visée électorale, fondée sur la mesure de l’opinion publique et l’utilisation totalement démesurée des sondages. Si « l’opinion » veut moins d’impôts, il faut les diminuer. En 1999, Laurent Fabius expliquait que le seul élément qui pouvait faire battre la gauche en 2002 était de ne pas réduire les impôts. Il faut gagner les élections, quoi qu’il en coûte en termes de valeurs. La gauche a baissé les impôts avec le succès que l’on sait.
Les sondages sont devenus un pilier du formatage des politiques publiques. Peu importe leur inefficacité évidente en matière de popularité : les partis y croient dur comme fer. On ne reviendra pas ici sur le débat autour de la mesure de l’opinion par sondages et leur très faible intérêt pour évaluer réellement les besoins [6]. Sans parler des difficultés techniques (réalisation, représentativité, etc..), il ne s’agit que de réponses éphémères, qui n’engagent à rien, sur des problématiques que le sondé ne maîtrise pas toujours, comprenant parfois des questions orientées… On laissera aux sondeurs l’argument simple qui clôt en général leurs analyses : celui qui rejette leur utilisation à outrance refuse d’écouter "le peuple"… Au fond, le problème est de comprendre le sens réel des questions posées, dans un contexte donné [7].
En matière d’impôts, qui peut - hormis ceux qui ont une foi inébranlable en l’Etat ou ceux qui ne paient pas beaucoup de taxes - répondre "non" quand on lui demande s’il souhaite payer moins ? Le « oui » ne mange pas de pain : c’est une réponse positive à « voulez-vous que votre pouvoir d’achat augmente ? ». Compréhensible dans une période de crise, d’autant que les questions posées, éludent les conséquences des baisses de recettes fiscales : il est rarement annoncé « en contrepartie de quoi la France sera davantage endettée, ou l’on réduira le nombre de policiers et d’enseignants »... Dans son étude annuelle sur la protection sociale rarement commentée, le ministère des Affaires sociales indique que 57 % des Français estiment que l’Etat n’intervient pas assez contre 17 % qui estiment qu’il intervient trop, proportion relativement stable depuis 10 ans... [8].
Les dés sont jetés : la baisse des taxes sera toujours enregistrée favorablement dans les bases de données des sondeurs. L’idée selon laquelle « l’opinion » serait par définition opposée aux augmentations et favorable aux baisses est légitimée par le sondage, devenu le nouveau socle idéologique de la politique. Tant pis si ces réponses n’ont que peu de valeur.
Dans un système politique devenu hyperprésidentialisé, les représentants du pouvoir législatif n’influent plus qu’à la marge sur les politiques menées par l’exécutif au niveau national. L’intérêt général est déterminé par ces sondages interprétés chaque jour par un petit groupe de conseillers de l’Elysée. Méconnus du grand public, ces derniers jouent un rôle essentiel pour définir l’agenda et le contenu des politiques publiques. D’où le caractère « peu démocratique et opaque des décisions publiques », que reconnaît le chef du gouvernement lui-même [9]. Ce changement majeur de notre démocratie, accentué à partir de 2002 avec la mise en place du quinquennat et du couplage de fait des élections législatives et présidentielles, est l’un des obstacles à la mise en œuvre de réformes structurelles qui ne rencontreraient pas les faveurs de l’opinion telle qu’elle est « mesurée » par les sondeurs.
3- Les arguments économiques
La doctrine officielle du gouvernement en matière d’impôt s’appuie surtout sur une interprétation des mécanismes économiques en jeu. L’idée qu’un effort fiscal national aurait un profond effet récessif est largement dominante, à droite bien sûr, mais à gauche aussi. La hausse des impôts entraîne une baisse des dépenses des ménages, donc de la consommation, donc de l’activité, donc de l’emploi… et finalement des revenus, donc des recettes fiscales. "Trop d’impôt tue l’impôt" dit l’adage fiscal. Une variante de ce raisonnement met en scène la fuite du contribuable : il ne réduit pas ses dépenses mais il décide d’être imposé dans un autre pays ce qui revient au même : les prélèvements entraînent l’évasion, donc de moindres recettes (« l’effet Depardieu », voir encadré).
La situation est plus complexe que cela. Personne ne croît aujourd’hui à une reprise miraculeuse de la croissance. Sauf à reporter sans fin sur les générations suivantes l’effort à faire, améliorer la situation des finances publiques est indispensable. Sinon, il faut emprunter encore, et les intérêts payés par l’Etat représenteront 47 milliards d’euros en 2013, autant que le budget de l’enseignement primaire et secondaire. La France est tellement engagée dans la mondialisation [10] qu’elle ne peut plus faire comme si elle ne remboursera pas ses emprunts. Si l’on est ni optimiste forcené en matière de croissance, ni partisan de reporter l’effort à faire, il ne reste que deux leviers : la hausse des recettes fiscales ou la baisse des dépenses publiques. Quand l’un des leviers n’est pas actionné, l’autre prend mécaniquement le relais. L’effet d’une hausse des prélèvements doit toujours être comparé avec l’équivalent en termes de baisse des dépenses et non pour lui-même.
Les dépenses publiques doivent répondre à des besoins collectifs, mais elles ont aussi un impact sur l’économie. Les salaires des enseignants ou des policiers permettent d’assurer des services, mais, en même temps, ils alimentent la consommation. De même, les remboursements de l’assurance maladie permettent aux médecins d’exister et à l’industrie du médicament de faire des profits. Les commandes publiques font vivre une grande partie de l’économie française, le secteur du bâtiment et celui de l’armement en savent quelque chose. Les 60 milliards de diminutions des dépenses prévues par le gouvernement au cours du quinquennat auront aussi un impact négatif sur l’activité. En même temps, la rationalité économique ne préjuge pas que l’augmentation des taxes entraîne mécaniquement une diminution des revenus : elle peut aussi conduire à un surcroît d’activité dans le but de maintenir son niveau de vie. Les Trente glorieuses ont eu lieu dans un contexte d’imposition sur le revenu très élevé, et les pays qui aujourd’hui ont la situation économique la plus favorable et le taux de pauvreté le plus faible sont aussi ceux qui imposent le plus....
L’impact de la fiscalité sur la consommation dépend enfin du comportement d’épargne du contribuable, difficile à prévoir. Les réductions d’impôts ont davantage alimenté le bas de laine des couches favorisées que la consommation [11] : entre 2005 et 2011, l’épargne des ménages s’est accrue de 50 milliards, plus de 800 euros par personne. Les hausses de prélèvements peuvent aussi avoir pour effet de réduire l’épargne, pour maintenir le niveau de la consommation.
La chronique médiatique de la fuite à l’étranger ou l’"effet Depardieu" |
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Au-delà de quelques symboles, l’effet des départs de contribuables à
l’étranger sur les recettes fiscales n’a jamais été démontré : on ne
connaît pas les raisons de ces départs, et on ne comptabilise pas ceux
qui rentrent en France. Pour l’heure, la France ne manque pas de talents
et en dépit d’une fiscalité jugée "confiscatoire", notre pays est parmi
ceux qui comptent le plus de millionnaires. La part des contribuables
de l’ISF qui auraient quitté la France serait de l’ordre de 0,1 % et on
ne sait s’il s’agit de raisons fiscales... Les comparaisons
internationales des niveaux de prélèvements sont sans valeur car on ne
paie pas pour les mêmes services. Les fonctions collectives ne sont pas
les mêmes selon les pays : les contribuables partant pour l’exil
mesurent devront payer davantage pour la santé, l’éducation de leurs
enfants, leur retraite, etc. La mobilité internationale est pour
l’essentiel le résultat de parcours professionnels. Les hauts cadres des
entreprises mondialisées savent que pour évoluer ils doivent être
mobiles.
Ces éléments sont connus. Ce qui est plus intéressant, c’est d’abord
d’observer la couverture médiatique donnée à chaque départ, jusqu’à
l’indigestion. Parfois, l’affaire ne manque pas de piquant, quand
l’opticien Alain Afflelou [12] va
jusqu’à comparer la situation actuelle avec celle de 1789, ou Laurence
Parisot, la patronne du Medef, qui parle de « guerre civile »… C’est
surtout d’observer comment ces exemples ultra-minoritaires et sans
effets notoires sur l’activité économique sont transformés en
généralité : « les riches s’en vont » et sont pris au sérieux. |
En terme d’inégalités, la politique actuelle est sans comparaison en matière de justice fiscale avec celle de la précédente majorité. Dès les premières semaines de 2007, un « paquet fiscal » de 15 milliards d’euros (réduction d’ISF, bouclier fiscal renforcé, exonération de charges des heures supplémentaires, etc.) de réduction d’impôts avait été décidé, au bénéfice pour l’essentiel des couches moyennes et aisées.
Mais aujourd’hui, c’est le contraste entre les promesses et les mesures prises qui est énorme. Paradoxe de l’histoire, la réalité économique rattrape le gouvernement qui s’est résolu à n’augmenter que partiellement les impôts, sans ligne politique claire, tout en affirmant à répétition que 90 % des contribuables seraient épargnés... [13]. Au lendemain de l’élection, un discours fort sur l’effort national partagé (justifiant la redistribution) aurait pu se substituer au "travailler plus pour gagner plus". A la place, il n’y a qu’un grand vide.
Les conséquences de la politique fiscale actuelle sont bien plus importantes qu’on ne le croit. Le gouvernement s’est privé de moyens budgétaires indispensables pour redresser les finances publiques et pour répondre aux besoins sociaux nouveaux, qu’il s’agisse de places de crèche ou d’aides aux personnes âgées dépendantes démunies, pour ne citer que deux exemples. Le meilleur symbole en est le lancement d’un plan contre la pauvreté sans moyens, qui accordera 10 euros par mois de plus aux titulaires du RSA en septembre prochain et 50 euros en cinq ans...
Ce renoncement repousse par ailleurs à une dizaine d’années minimum une réforme fiscale qui aurait permis de rendre le système plus juste, en réduisant les inégalités de niveaux de vie. Il aura enfin un impact sur la relation des jeunes à la politique. Une partie avait cru sincèrement aux discours et aux effets de l’alternance. Ces jeunes risquent d’être attirés par davantage de radicalité ou un rejet du politique.
Photo / © Olivier DIRSON - Fotolia.com
[1] Pour plus de détails voir la synthèse du projet de loi de finances pour 2013 http://www.economie.gouv.fr/files/p...
[2] Pour une proposition voir "Pour une révolution fiscale", Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, Seuil-République des idées, 2011
[3] Certains commentateurs avaient anticipé et remarqué l’évolution du discours entre le début et la fin de la campagne présidentielle de François Hollande et l’abandon d’un projet d’envergure. Voir : « Fiscalité : Hollande invente la réforme Canada dry », Laurent Mauduit, Médiapart, 28 février 2012
[4] En 1983, le tournant de la rigueur s’accompagne d’une hausse des impôts
[5] Ancienne thématique de l’extrême gauche…
[6] Voir par exemple le travail de l’Observatoire des sondages
[7] On notera l’hypocrisie des sondeurs, souvent critiques eux-mêmes quant à l’utilisation des produits qu’ils vendent et des journalistes qui continuent à les utiliser…
[8] Suivi barométrique de l’opinion des Français sur la protection sociale, BVA-ministère des Affaires sociales, juin 2012, l’une des rares sources de sondages sur longue période digne d’intérêt avec l’enquête « Aspiration et conditions de vie des ménages » du Crédoc et l’enquête européenne sur les valeurs (Arval)
[9] « Pour un nouveau modèle français », Le Monde, 3 janvier 2013
[10] La France est l’un des premiers exportateurs par habitant au monde…
[11] Un temps, la théorie selon laquelle la hausse des revenus des riches augmenterait la consommation a connu quelques succès éditoriaux…
[12] un exemple d’entreprise qui fonctionne sur la base de remboursements opérés par les mutuelles
[13] En pratique, il reconnaît donc au passage qu’il ne croit pas à l’effet récessif de l’augmentation des impôts...
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