Le 2 février 2013
Gustave
Massiah
Représentant du CRID
Au Conseil International du FSM
Le Forum Social Mondial de Tunis (FSM), du 26 au 30 mars 2013,
sera un moment de convergence des mouvements sociaux et citoyens qui
inscrivent leur action dans une perspective altermondialiste. En partant
des mouvements, il sera l’occasion de penser l’évolution de la
situation mondiale et mettra l’accent sur la manière de renforcer le
processus au service des mouvements sociaux et citoyens, de leurs
mobilisations, de leurs luttes et des alternatives qu’ils portent. Parmi
les enjeux, on peut retenir l’évolution de la situation mondiale, la
stratégie des mouvements, l’évolution des printemps arabes, le nouveau
cycle de luttes et de révolutions ; l’évolution du processus des forums
sociaux mondiaux.
Les mouvements et l’évolution de la situation mondiale
Le
FSM de Tunis permettra aux mouvements de confronter, à partir de leurs
situations, leurs appréciations de l’évolution de l’état du monde.
Malgré la profondeur de la crise, la bourgeoisie financière reste encore
au pouvoir et la logique dominante reste celle de la financiarisation.
Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses contradictions
augmentent. Elle se traduit par une différenciation des situations
suivant les régions du monde, une sorte de dérive des continents. Chaque
grande région évolue avec des dynamiques propres et l’évolution des
mouvements sociaux cherche à s’adapter à ces nouvelles situations. Cette
évolution modifie les conditions de la convergence des mouvements.
En Amérique Latine, des régimes desarrollistas ou développementalistes,
mettent en place des politiques post-néolibérales. Des politiques qui
ne sont pas du tout anticapitalistes et qui combinent des gages au
marché mondial des capitaux et des politiques sociales avec des
redistributions. Elles ont pour conséquence une forme de banalisation de
l’altermondialisme et une fragmentation des mouvements sociaux. En
Asie, des alliances combinent des bourgeoisies étatiques, nationales et
mondialisées. Comme en Amérique Latine, se pose la question sur le rôle
des mouvements sociaux des nouvelles puissances qu’on appelle faute de
mieux « pays émergents ». Dans ces deux régions, le mouvement social
s’organise autour des travailleurs en lutte pour leurs droits et leurs
salaires, qui passent des alliances spécifiques avec la bourgeoisie
étatique, d’autant que cette dernière contrôle une partie de l’appareil
productif.
Au Moyen Orient, le nouveau cycle de luttes et de révolutions
débouche sur une période de fortes contradictions. La présence réelle
des mouvements est confrontée à l’émergence de forces politiques se
référant à l’islam confrontées au pouvoir gouvernemental, et à
l’instrumentalisation des grandes puissances qui cherchent à compenser
la chute de leurs alliés dictateurs en jouant des situations. En
Afrique, la course aux matières premières et à l’accaparement des terres
et la multiplication des conflits et des guerres qui en résulte
brouille la dynamique économique réelle et la vivacité des mouvements.
En Amérique du Nord, les nouveaux mouvements, occupy et carrés
rouges, sont confrontés à la violence de la réaction des pouvoirs
économiques et à la montée des conservatismes inquiétants. En Europe,
les mouvements sont confrontés à trois défis principaux : la précarité,
la xénophobie, la définition d’un projet européen alternatif. Le premier
concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes
communes entre travailleurs précaires et travailleurs non-précaires. Le
second concerne la montée des idéologies racistes et xénophobes qui
prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques
et civiques. Le troisième concerne la définition d’un projet européen
alternatif qui se dégagerait du projet européen dominant et de ses
impasses et qui traduirait en termes politiques et culturels l’unité du
mouvement social européen.
Confrontés à la nouvelle situation et à la vigueur de la réaction
conservatrice, les mouvements déploient une très forte combativité et
beaucoup d’inventivité. Ils n’ont pas encore redéfinis les nouvelles
formes et les priorités qu’ils veulent accorder à la convergence des
luttes internationales. Ils sont conscients de son importance et restent
présents dans les espaces existants, notamment dans les forums sociaux,
sans toujours les investir avec une attention suffisante.
La stratégie des mouvements
Dans les forums sociaux
mondiaux, deux préoccupations sont présentes : la définition de mesures
immédiates à imposer par rapport aux conséquences de la crise sur les
conditions de vie des couches populaires et la nécessaire définition
d’une orientation alternative
De nombreuses propositions immédiates qui ont été avancées dans le
Forums depuis dix ans. Par exemple : la suppression des paradis fiscaux
et juridiques ; la taxe sur les transactions financières ; la séparation
des banques de dépôts et des banques d’affaires ; la socialisation du
secteur financier ; l’interdiction des marchés financiers dérivés ; les
redistributions de revenus ; la protection sociale universelle ; etc.
Ces propositions ne sont pas révolutionnaires en elle-même. Elles sont
reprises aujourd’hui par des économistes de l’establishement et même par
certains gouvernements. Mais ces déclarations ne sont pas suivies
d’effet car elles nécessitent une rupture avec le dogme néolibéral et la
dictature des marchés financiers. Et ce sont toujours ces forces qui
sont dominantes et qui n’accepteront pas, sans affrontements, de
renoncer à leurs gigantesques privilèges. Dans le FSM la question posée
est de mener les mobilisations à la hauteur des enjeux.
Une orientation alternative s’est dégagée dans les forums sociaux
mondiaux. On peut organiser chaque société et le monde autrement que par
la logique dominante de la subordination au marché mondial des
capitaux. On peut organiser chaque société et le monde à partir de
l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits, du local au
planétaire. Les mouvements sociaux préconisent une rupture, celle de la
transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de
nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de
consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de
propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité
sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités
communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits,
etc. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car
la créativité naît des résistances, et des pratiques concrètes
d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les
alternatives
Entre la question de l’urgence, celle de la dictature du réalisme,
et celle de la transformation structurelle, les mouvements sont
confrontés à la nécessité de définir une nouvelle pensée stratégique.
D’autant que les mouvements sont confrontés à la question très difficile
des nouvelles stratégies militaires, celle de la guerre sans fin et de
la déstabilisation systématique.
L’évolution des « printemps arabes »
Le FSM aura lieu en
Tunisie. Là où a commencé le nouveau cycle de luttes et de révolutions.
Les insurrections méditerranéennes portent une espérance
révolutionnaire. Ce qu’il y a de nouveau dans ce cycle de révolutions
est en gestation ; il n’est pas prédéterminé. La période amène à ouvrir
la discussion publique sur les révolutions et les ruptures. Quelques
pistes peuvent être dégagées.
Le temps des révolutions est un temps long et n’est pas linéaire.
Les ruptures ne sont pas définitives. Certaines situations sont déviées
pour ramener les insurrections populaires à des guerres civiles. Les
révoltes populaires contre les régimes dictatoriaux confrontés à des
répressions sanglantes ouvrent, de plus, la possibilité à toutes les
manœuvres des puissances dominantes et environnantes. Elles rendent plus
difficile la perception des enjeux de long terme par rapport aux
situations dramatiques.
Au-delà de la démocratisation, étape nécessaire, une orientation
alternative à la mondialisation capitaliste est aujourd’hui en
gestation. Elle doit répondre aux contradictions sociales, écologiques,
géopolitiques, démocratiques. Un autre enjeu majeur est celui d’une
nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait au passage de
l’indépendance des Etats, qui a caractérisé la première phase de la
décolonisation, à l’autodétermination des peuples. Cette nouvelle phase
de la décolonisation ne se réduit pas à la montée en puissance des pays
dits émergents. Elle se construit dans la convergence des mouvements qui
a progressé dans l’espace des Forums sociaux mondiaux. Cette nouvelle
phase de la décolonisation va mettre sur le devant de la scène les
questions de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement de
l’eau, du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières
premières et de l’accaparement des terres.
Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle des
régions et n’est visible qu’à l’échelle d’une génération. L’Amérique
Latine est sortie des dictatures il y a moins de trente ans. La
démocratisation a donné naissance à une période de démocraties
bourgeoises. Ces régimes ont mis en place des systèmes de croissances
néolibérales, conformes à la logique dominante, et des démocratisations
plus ou moins limitées. Et les Etats-Unis sont passés du contrôle des
dictatures à des formes de contrôle des démocraties bourgeoises. Mais,
dans ce processus, de nouveaux mouvements sociaux et citoyens se sont
développés, modifiant la situation dans de nombreux pays et dans la
Région et ouvrant la possibilité à de nouvelles évolutions.
Dans la région Maghreb-Machrek, les contradictions vont s’amplifier
entre les tentatives de régimes conservateurs et les nouveaux mouvements
sociaux et citoyens. Que seront les nouveaux mouvements sociaux et
citoyens qui vont se construire dans la nouvelle période. C’est dans
cette perspective que se situe la réflexion sur l’évolution de l’islam
politique. C’est aussi dans cette situation que la réalité migratoire
dans toutes les régions montre l’importance, exacerbée par la crise, du
racisme et de la xénophobie dans toutes les sociétés. Les sociétés sont
multiples et le rejet de l’étranger met en danger la cohésion de chaque
société.
Le FSM de Tunis permettra l’expression de l’émancipation des peuples
de la région : tunisien, marocain, sahraoui, algérien, égyptien,
syrien, … Le peuple palestinien sera à l’honneur avec notamment la
présentation des conclusions du tribunal Russell sur la Palestine et la
marche de clôture du Forum qui lui sera dédiée.
Le nouveau cycle de luttes et de révolutions
Le FSM à Tunis
se tiendra là où la réponse des peuples, à l’accentuation de la crise en
2008 et aux politiques répressives d’austérité, a ouvert un nouveau
cycle de luttes et de révolutions. Le vent nouveau parti de Tunis s’est
d’abord propagé en Egypte. Il a mis en avant la lutte contre les
dictatures et il s’est étendu à toute la région Maghreb-Machrek. Il a
traversé la Méditerranée et s’est propagé en Europe du Sud, en Espagne,
au Portugal, en Grèce en posant la question de la démocratie réelle. Il a
trouvé un nouveau souffle en traversant l’Atlantique à travers les
“occupy” Wall Street, London, Montréal. Il prend aujourd’hui des formes
plus larges dans de nombreux pays du monde, au Chili, au Canada, au
Sénégal, en Croatie, autour de la faillite des systèmes d’éducation et
de la généralisation de l’endettement. Le pouvoir économique et le
pouvoir politique, à travers leur complicité, ont été désignés comme les
responsables de la crise. Ce qui a été démasqué c’est la dictature du
pouvoir financier et la « démocratie de basse intensité » qui en
résulte.
Au-delà des spécificités, ce nouveau cycle de luttes met en avant la
justice sociale, le refus de la misère, des inégalités, de la
corruption ; la revendication de systèmes démocratiques qui garantissent
les libertés individuelles et collectives, la dignité de chacun ; les
contradictions géopolitiques liées à l’hégémonie occidentale ; les
contradictions écologiques de plus en plus sensibles. Elles mettent en
lumière des contradictions sociales entre les couches populaires et les
oligarchies. Elles remettent en cause l’hégémonie culturelle nécessaire à
la domination des valeurs de la bourgeoisie et des élites dirigeantes.
Une des questions qui sera discutée à Tunis est celle du rapport
entre les nouveaux mouvements et le mouvement altermondialiste. Ces
mouvements ne se sont pas organisés dans le mouvement altermondialiste,
même si de nombreuses relations ont existé dès le début. Les nouveaux
mouvements sociaux ont leur dynamique propre. Les jonctions avec les
mouvements plus anciens de l’altermondialisme existent mais elles sont
diffuses. Les mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront
tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites. Et, comme le dit
si bien Esther Vivas pour les nouveaux mouvements : « c’est un prologue
».
La situation en Tunisie
L’appréciation du contexte
tunisien est nécessaire. Un Forum social mondial n’est pas organisé par
rapport aux situations internes mais il ne peut s’en désintéresser et
chaque FSM a eu un impact sur la situation politique interne du point de
vue des mouvements sociaux. Cette interrogation est très forte en
Tunisie où la situation est relativement instable. Elle ne paraît pas
pour l’instant remettre en cause la sécurité nécessaire à la tenue du
FSM. Les différents courants intéressés par le FSM ont aussi affirmé que
celui-ci ne serait pas un enjeu des luttes entre les tendances et un
espace d’affrontements sur les questions internes à la Tunisie.
Le Secrétariat Tunisien du FSM 2013 s’inscrit dans le Comité de
suivi du Forum social maghrébin qui en élargit l’assise. Ces mouvements
tunisiens représentent une base large inscrite dans la société civile
tunisienne. Une des questions posées est celle de l’organisation d’un
forum inclusif permettant à tous les courants défendant des positions
compatibles avec la Charte des principes du FSM d’y participer. Pour que
le forum ne soit pas exclusif, il faut laisser jouer la diversité en
l’élargissant aux mouvements qui peuvent naître de l’évolution de
l’islam politique.
La question de la sécurité du Forum est souvent posée. Cette
interrogation est très forte en Tunisie où la situation est instable. Il
y a actuellement quatre pôles en confrontation : le pôle aujourd’hui
majoritaire avec un groupe dominant, Ennahda dont la qualification va de
« frère musulman » à « islamiste modéré » ; le pôle des partis de la
gauche laïque dans lequel malgré sa fragmentation on retrouve les
principaux organisateurs du forum ; le pôle conservateur traditionnel
qui regroupe des forces de l’ancien régime et qui reste influent dans la
police et l’administration ; le pôle dit des « salafistes » qualifié
aussi de « islamiste radical », minoritaire mais très organisé et
déterminé. Cette configuration est propice aux provocations ; chaque
incident fait exploser l’ensemble. Pour autant, il y a une forme de
stabilité relative dans la mesure où aucun pôle ne peut imposer son
hégémonie et où la société reste très mobilisée. Après chaque
affrontement, on revient à une situation d’équilibre. Pour l’instant, la
sécurité nécessaire à la tenue du FSM n’est pas remise en cause ; bien
qu’il n’y ait évidemment pas de situation avec un « risque zéro. Il y a
aussi un accord pour que le FSM conserve sa dimension mondiale et ne
soit pas un enjeu des luttes entre les tendances et un espace
d’affrontements sur les questions internes à la Tunisie.
La situation du processus des forums sociaux mondiaux
Le
FSM joue un rôle central dans le processus des forums sociaux. Il est
l’occasion d’événements spécifiques qui s’y préparent (Forum Mondial
Science et Démocratie, Forums des Autorités locales, Forum de
Parlementaires, Forum syndical, Forum des médias libres,..) et de
l’organisation d’activités qui sont directement issus d’autres
événements qui ont eu lieu ou qui se préparent (Rio+20, Forum des
migrants d’Oujda, Forum Free Palestine, Tribunal Russell sur la
Palestine, Forum Irakien, Forum Paix et désarmement, Florence+10 sur le
mouvement social européen, Forum pan canadien, Forums Paix et
désarmement à Sarajevo en 2014, etc.).
Les forums nationaux et régionaux explorent des voies de
transformations politiques et ouvrent la question de l’évolution des
régimes et des rapports entre les mouvements et les Etats. Des
politiques post-néolibérales sont en gestation. Elles ne sont pas
anticapitalistes mais elles cherchent des voies d’autonomie par rapport
au marché mondial des capitaux et des possibilités de redistribution
partielle. Par rapport à la fragmentation du mouvement social dans
certaines situations, l’autonomie des mouvements sociaux reste la
priorité, y compris dans les négociations et dans le soutien à certains
régimes. Les forums thématiques approfondissent l’orientation
stratégique, celle de l’égalité des droits et des mobilisations contre
la logique du capitalisme. La liste des forums thématiques, régionaux et
mondiaux s’allonge ; on en compte une cinquantaine pour la période 2012
à début 2013. Par rapport à la nouvelle période, le FSM de Tunis
amorcera la mutation du processus des forums sociaux mondiaux.
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