samedi 9 février 2013

Mariage et homosexualité : l'inversion rhétorique de la droite catholique


Mediapart, blog d'Eric Fassin

En France aujourd’hui, force est de constater que la perte de repères est d’abord politique. Or, dans le débat sur le « mariage pour tous », c’est la droite catholique qui semble le plus touchée. En effet, elle emprunte ses références à la gauche – et pas seulement dans ses slogans : « Jospin, reviens, ils sont devenus fous ! ». 

N.B. : Le site Atlantico m’a demandé une tribune, pour la publier en vis-à-vis de celle de Christine Boutin (« Si nous adoptons le mariage homosexuels, nous ne serons plus la patrie des droits de l’Homme »). J’ai accepté, à la fois pour encourager cette volonté d'ouverture d’un média de droite, et pour bien montrer que ce ne sont pas les partisans de l’égalité qui refusent le débat. Toutefois, après l'avoir lue, le directeur de la rédaction a refusé ma tribune, alors qu'il en avait validé le principe. Serait-il interdit, dans ce débat, de parler d'homophobie (ou de racisme)? Je la publie ici à l’identique, avant de recopier le message que j’ai adressé au directeur de la rédaction, Jean-Sébastien Ferjou. 
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C’est d’abord une question de style. Aux Etats-Unis, l’humoristeStephen Colbert, qui fait rire la jeunesse de gauche en incarnant la droite républicaine, s’est récemment amusé des mobilisations hostiles au « mariage pour tous » : on pourrait s’y tromper, mais « en France, les gens avec des pancartes roses qui dansent sur la musique d’Abba, ce sont les manifestants anti-gays ! » Ainsi, pour s’opposer à l’égalité des droits sans se voir taxer d’homophobie, la droite se travestit. Devant le look de Frigide Barjot, on comprend d’ailleurs que les traditionnalistes de Civitas ne s’y reconnaissent pas.
Mais il ne s’agit pas seulement de style.  Ce qui inquiète les intégristes, c’est que l’homophobie n’ose plus dire son nom. En France, nul ne se pense homophobe, ou presque (de même que personne ne se veut raciste). Chacun revendique des amis homosexuels (ou des potes noirs). Si l’homosexualité est sortie du placard, l’homophobie semble donc avoir pris sa place. Mais il y a plus : l’un des animateurs de la « Manif pour tous », Xavier Bongibault, n’hésite pas à dénoncer l’homophobie… des partisans de l’égalité des droits !
Disons-le sans ambages : c’est une inversion rhétorique. Ainsi, la revendication d’ouverture du mariage et de la filiation aux couples de même sexe est depuis longtemps fondée sur le refus de toute discrimination ; mais désormais, ce sont les adversaires du projet de loi qui prétendent lutter contre la discrimination dont seraient victimes les enfants de parents de même sexe. La discrimination, ce ne seraient donc plus les moqueries ou insultes homophobes auxquelles seraient exposés ces enfants, mais le fait même qu’ils aient pu être reconnus par deux pères ou deux mères. C’est un peu comme si autoriser les mariages entre Blancs et Noirs était discriminatoire, mais pas les empêcher.
On avait déjà vu, dans les années 2000, combien l’égalité entre les sexes pouvait servir à justifier l’islamophobie, ou le rejet de l’immigration, dans les politiques d’identité nationale portées par la droite. Mais contre le « mariage pour tous », l’inversion rhétorique gagne l’Église catholique. Pour défendre la « nature » de l’homme, celle-ci multiplie les emprunts à la gauche – comme Nicolas Sarkozy aimait à le faire en début de mandat, en citant Jean Jaurès ou Guy Môquet.
C’est ainsi qu’elle dénonce aujourd’hui la « colonisation de la nature humaine » en des termes anti-impérialistes : avec « l’idéologie du gender », en Amérique latine et ailleurs, « l’Occident colonise aujourd’hui culturellement, en proposant une mentalité contraire à la loi morale naturelle, et en faisant pression pour que les états encore “arriérés” entrent finalement dans le “progrès”. » Reste que pour l’Église, la nouvelle colonisation serait pire que l’ancienne, qui ne se réduisait pas à ses « aspects négatifs » puisqu’elle supposait « un désir d’exporter quelque chose de significatif ».
Autre rhétorique empruntée à la gauche : pour préserver le mariage de l’homosexualité contre-nature, le Pape se fait le chantre d’une « écologie humaine »: « les forêts tropicales méritent, en effet, notre protection, mais l’homme ne la mérite pas moins en tant que créature ». Pour l’homme, reconnaître qu’il « ne se crée pas lui-même », ce serait selon Benoît XVI respecter sa nature. Ainsi, pour signifier aux politiques qu’ils ne sont pas libres de changer les lois du mariage, le Vatican se drape de vert.
Jusqu’où ira l’inversion ? Le Pape n’hésite pas à subordonner les droits de l’homme à la loi naturelle, soit à la raison divine dont ils découleraient. En retour, c’est au nom des droits de l’homme qu’il s’oppose à l’égalité des droits… La rhétorique est certes habile, mais elle pourrait se retourner contre ceux qui y recourent. En effet, on sait que l’Église a perdu la bataille des mots contre le « mariage pour tous » depuis que la Conférence des évêques se pose en défenseur du « mariage hétérosexuel » (sic). Mais elle pourrait bien avoir aussi perdu la bataille des valeurs, puisqu’elle est condamnée à avancer masquée – en cachant ses principes derrière un discours d’emprunt. Reste qu’en matière de droits de l’homme, la rhétorique mobilisée contre le « mariage pour tous » pèsera vite moins lourd que l’égalité des droits comme valeur.
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Pour éclairer la non-publication de cette tribune, je recopie le message que je viens d'envoyer au responsable du site d'Atlantico :

Cher Monsieur, 

Atlantico m'a demandé une tribune sur le "mariage pour tous", pour la publier en vis-à-vis de celle de Christine Boutin aujourd'hui ("Si nous adoptons le mariage homosexuel, nous ne serons plus la patrie des Droits de l'homme"). J'ai accepté, en indiquant à grands traits l'argument qui serait le mien ; j'apprends que vous l'avez refusée.J'imagine bien que mon propos ne vous a pas convaincu. Je crois comprendre aussi que vous regrettez mon absence de nuance. Manifestement, le texte de Christine Boutin ne vous a pas posé les mêmes problèmes (bien qu'elle déclare que le débat actuel conduit "la France, pays des Droits de l'Homme, à supprimer toute humanité de l'Homme"). J'aurais pourtant pensé que mon analyse sur l'inversion de la rhétorique résonnait, non seulement avec son argument (qui mobilise la rhétorique des Droits de l'homme contre l'égalité des droits), mais aussi avec un entretien que vous publiez le même jour sur "la guerre des mots"; il est vrai que je prends pour objet la droite, et non la gauche (en tout cas, je n'utilise pas un vocabulaire aussi peu nuancé que "néo-maos").Il est vrai que je ne souscris pas à la ligne éditoriale d'Atlantico. Vous le saviez je suppose ; il me semble même que c'est pour introduire un peu de diversité idéologique sur votre site que j'ai été sollicité à plusieurs reprises par vos journalistes ces derniers mois, y compris sur ce thème. La conclusion est claire : vous publiez des tribunes d'opinion, comme celle de Christine Boutin, à condition que ces opinions soient les vôtres. C'est votre droit. Il est juste dommage que vous ne l'ayez pas reconnu plus tôt. Et il faudrait désormais le dire clairement, pour ne pas tromper vos lecteurs en même temps que vos contributeurs. Dans un article sur le site de l'Express ("Atlantico est-il vraiment de droite?"…), publié au moment de votre lancement, je lis : "Atlantico est un repère libéral, affirme son cofondateur." En tout cas, pas au sens politique - puisque vous publiez la dénonciation virulente du "libéralisme effréné" par Christine Boutin en refusant d'entendre une voix dissonante. J'y vois une confirmation de mon argument : sur le sujet du "mariage pour tous", il y a bien, à droite, une perte des repères! En tout cas, vous l'aurez deviné, je vous demande de ne plus me solliciter pour votre site : je ne voudrais pas accréditer l'idée fausse que des voix divergentes peuvent librement se faire entendre. C'est d'ailleurs pourquoi, en publiant ma tribune sur Mediapart, j'expliquerai qu'elle a été sollicitée par Atlantico, en contrepoint de celle de Christine Boutin, avant d'y être refusée, pour divergence d'opinion. Et, dans l'espoir de vous convaincre de mon sens de la nuance, je n'utiliserai pas le mot "censure".



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