Mediapart, blog d'Eric Fassin
N.B. :
Le site Atlantico m’a demandé une tribune, pour la publier en vis-à-vis de celle de Christine Boutin (« Si nous adoptons le
mariage homosexuels, nous ne serons plus la patrie des droits de
l’Homme »). J’ai accepté, à la fois pour encourager cette volonté
d'ouverture d’un média de droite, et pour bien montrer que ce ne sont pas les
partisans de l’égalité qui refusent le débat. Toutefois,
après l'avoir lue, le directeur de la rédaction a refusé ma tribune, alors
qu'il en avait validé le principe. Serait-il interdit, dans ce débat, de parler
d'homophobie (ou de racisme)? Je la publie ici à l’identique, avant de recopier
le message que j’ai adressé au directeur de la rédaction, Jean-Sébastien
Ferjou.
____________________________________
C’est d’abord une question de style. Aux Etats-Unis, l’humoristeStephen Colbert, qui fait rire la jeunesse de
gauche en incarnant la droite républicaine, s’est récemment amusé des
mobilisations hostiles au « mariage pour tous » : on pourrait s’y
tromper, mais « en France, les gens avec des pancartes roses qui dansent
sur la musique d’Abba, ce sont les manifestants anti-gays ! » Ainsi,
pour s’opposer à l’égalité des droits sans se voir taxer d’homophobie, la droite
se travestit. Devant le look de Frigide Barjot, on comprend d’ailleurs que les
traditionnalistes de Civitas ne s’y reconnaissent pas.
Mais
il ne s’agit pas seulement de style. Ce qui inquiète les intégristes,
c’est que l’homophobie n’ose plus dire son nom. En France, nul ne se pense
homophobe, ou presque (de même que personne ne se veut raciste). Chacun
revendique des amis homosexuels (ou des potes noirs). Si l’homosexualité est
sortie du placard, l’homophobie semble donc avoir pris sa place. Mais il y a
plus : l’un des animateurs de la « Manif pour tous », Xavier
Bongibault, n’hésite pas à dénoncer l’homophobie… des partisans de l’égalité des
droits !
Disons-le
sans ambages : c’est une inversion rhétorique. Ainsi, la revendication
d’ouverture du mariage et de la filiation aux couples de même sexe est depuis
longtemps fondée sur le refus de toute discrimination ; mais désormais, ce
sont les adversaires du projet de loi qui prétendent lutter contre la
discrimination dont seraient victimes les enfants de parents de même sexe. La
discrimination, ce ne seraient donc plus les moqueries ou insultes homophobes
auxquelles seraient exposés ces enfants, mais le fait même qu’ils aient pu être
reconnus par deux pères ou deux mères. C’est un peu comme si autoriser les
mariages entre Blancs et Noirs était discriminatoire, mais pas les empêcher.
On
avait déjà vu, dans les années 2000, combien l’égalité entre les sexes pouvait
servir à justifier l’islamophobie, ou le rejet de l’immigration, dans les
politiques d’identité nationale portées par la droite. Mais contre le
« mariage pour tous », l’inversion rhétorique gagne l’Église
catholique. Pour défendre la « nature » de l’homme, celle-ci multiplie
les emprunts à la gauche – comme Nicolas Sarkozy aimait à le faire en début de
mandat, en citant Jean Jaurès ou Guy Môquet.
C’est
ainsi qu’elle dénonce aujourd’hui la « colonisation de la nature
humaine » en des termes anti-impérialistes : avec « l’idéologie
du gender »,
en Amérique latine et ailleurs, « l’Occident colonise aujourd’hui
culturellement, en proposant une mentalité contraire à la loi morale naturelle,
et en faisant pression pour que les états encore “arriérés” entrent finalement
dans le “progrès”. » Reste que pour l’Église, la nouvelle colonisation
serait pire que l’ancienne, qui ne se réduisait pas à ses « aspects négatifs » puisqu’elle
supposait « un désir d’exporter quelque chose de significatif ».
Autre
rhétorique empruntée à la gauche : pour préserver le mariage de
l’homosexualité contre-nature, le Pape se fait le chantre d’une « écologie humaine »: « les forêts
tropicales méritent, en effet, notre protection, mais l’homme ne la mérite pas
moins en tant que créature ». Pour l’homme, reconnaître qu’il « ne se crée pas lui-même », ce
serait selon Benoît XVI respecter sa nature. Ainsi, pour signifier aux
politiques qu’ils ne sont pas libres de changer les lois du mariage, le Vatican
se drape de vert.
Jusqu’où
ira l’inversion ? Le Pape n’hésite pas à subordonner les droits de l’homme
à la loi naturelle, soit à la raison divine dont ils découleraient. En retour,
c’est au nom des droits de l’homme qu’il s’oppose à l’égalité des droits… La
rhétorique est certes habile, mais elle pourrait se retourner contre ceux qui y
recourent. En effet, on sait que l’Église a perdu la bataille des mots contre le
« mariage pour tous » depuis que la Conférence des évêques se pose en
défenseur du « mariage hétérosexuel » (sic). Mais
elle pourrait bien avoir aussi perdu la bataille des valeurs, puisqu’elle est
condamnée à avancer masquée – en cachant ses principes derrière un discours
d’emprunt. Reste qu’en matière de droits de l’homme, la rhétorique mobilisée
contre le « mariage pour tous » pèsera vite moins lourd que l’égalité
des droits comme valeur.
___________________________________
Pour éclairer la non-publication de cette tribune, je recopie le
message que je viens d'envoyer au responsable du site d'Atlantico :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire