Discours de François RUFFIN à l'assemblée nationale
Monsieur le ministre, madame la présidente de la commission spéciale, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les rapporteurs, nous voici donc en présence du projet de loi PACTE, le plan d’action pour la croissance des entreprises.
Je tiens à vous féliciter. Je me demande même où vous allez chercher tout ça : quelle rhétorique inédite, originale, franchement neuve !
Il me semble que j’entendais déjà cela dans le ventre de ma mère : crise, croissance, crise, croissance… Valéry Giscard d’Estaing, j’ai vérifié, tenait déjà ce langage. Je le cite : « Les derniers indices font apparaître la reprise d’une certaine croissance. Donc, la France est en train de sortir de la crise ». Puis, alors que j’étais en culottes courtes, il y a eu François Mitterrand : « On attend, on annonce encore pour le mois prochain, dans deux mois, dans six mois, un retour à la croissance ».
Chirac reprenait le même refrain, en mode volontariste : « La croissance, il faut la faire, elle est entre les mains de chacun d’entre vous. » Puis nous avons eu Nicolas Sarkozy. Vous avez oeuvré, monsieur le ministre, à ses côtés pour aller chercher « avec les dents » un point de croissance supplémentaire. Selon lui, « ll faut qu’on libère les forces de croissance ». François Hollande, lui, a comme d’habitude brillé par son conformisme : « Il n’y aura pas de croissance sans confiance. Il n’y aura pas de confiance sans croissance. » Jusqu’à l’actuel président, Emmanuel Macron, qui nous a, depuis Versailles, causé comme le faites, monsieur le ministre, de croissance durable et de croissance partagée. Il a sonné le tocsin : « Nous devons à présent libérer les freins à la croissance des entreprises ».
Voilà quarante ans que vous nous récitez ce catéchisme. Quarante ans que vous êtes dans l’incantation et dans l’invocation d’une puissance céleste : la croissance. Quarante ans que, sorciers à costume, vous nous faites du vaudou. Quarante ans que vous scrutez les statistiques comme les augures scrutaient, à Rome, les entrailles des oies, nous promettant éternellement la croissance.
Quarante ans que la croissance est votre croyance. Quarante ans que vous la guettez. Quarante que vous priez, mains jointes, pour son retour. Entre parenthèses, je me définis, comme d’autres se disent agnostique, comme « accroissant » : j’ai évacué ce paramètre comme j’ai évacué Dieu de mon champ de vision.
Et comment comptez-vous l’obtenir, aujourd’hui, cette croissance ? Avec de la concurrence, des privatisations, de la simplification, des incitations, de la compétition, dites-vous. Vous avez beau les prononcer avec emphase, vous avez beau simuler l’enthousiasme, ce sont des mots-cadavres qui tombent de votre bouche, des mots déjà usés, des mots épuisés, des mots avortés, des mots mort-nés : croissance, concurrence, compétition, simplification. C’est donc ça, votre nouveau monde ? Que de très vieilles idées, avec de très vieux mots. Vous sonnez vide et vous raisonnez creux.
L’idée m’en est venue : Emmanuel Macron, pour moi, c’est un peu Dorian Gray. Vous avez évidemment lu ce roman d’Oscar Wilde dans lequel un jeune aristocrate se sent éternellement jeune. Il l’est d’ailleurs – son visage l’est – mais le soir, il retrouve son portrait qui vieillit et s’enlaidit à sa place. Il fallait à l’oligarchie un visage neuf pour une très vieille politique : ce fut Emmanuel Macron, ou le thatchérisme à visage poupin. Mais je suis sûr que le soir, quand il se regarde dans son miroir, il voit Giscard, il voit Pompidou, il voit les rides d’un très vieux monde qui radote : Croissance ! Croissance ! Croissance !
Que
nous dit-il ? Que dans les premières phases du développement, la
richesse apporte en effet aux pays un supplément de bien-être :
l’espérance de vie s’élève très rapidement. C’est vrai dans les pays
pauvres. Mais d’autres phases suivent : plus le niveau de vie augmente,
plus le lien entre revenu et espérance de vie s’atténue. Il finit par
disparaître entièrement : à partir d’environ 25 000 dollars par
habitant, la courbe ascendante devient horizontale.
Faisons maintenant un zoom sur les pays les plus riches.
Que
remarque-t-on ? Eh bien justement, rien ! Dans les pays les plus
riches, il n’y a plus de lien entre le niveau de richesse et le niveau
de bien-être. Les pays se trouvent distribués de façon aléatoire : les
États-Unis, le pays plus riche, ont une espérance de vie inférieure à
celle l’Espagne et à celle de la Nouvelle-Zélande, et à celle de pays où
le revenu par habitant est presque deux fois moindre ! Et on obtient
les mêmes résultats, les mêmes courbes et la même incohérence si, à la
place de l’espérance de vie, on prend tous les problèmes sanitaires et
sociaux, comme la mortalité infantile, l’obésité ou les homicides.
Cela signifie une chose simple et essentielle : la croissance ne fait plus le bonheur. D’ailleurs, depuis quarante ans ans qu’on nous répète crise-croissance-crise-croissance, autrement dit depuis le milieu des années 70, le revenu par habitant en France a quasiment doublé. Mais pour le taux de bonheur, c’est-à-dire la proportion des personnes se déclarant heureuses, cela n’a rien à voir ! Si vous regardez la courbe du revenu par tête de pipe, c’est-à-dire par habitant, et celle du taux de bonheur déclaré, elles sont complètement disjointes : le niveau de bonheur n’augmente plus, même si la croissance persiste.
Ce n’est donc plus, aujourd’hui, la croissance qui nous apporte un supplément de bien-être.
C’est que, pour les puissants, la croissance remplit une fonction, un rôle idéologique. Elle permet de dire aux gens : prenez patience, votre sort va s’améliorer – mais attendez d’abord la croissance. C’est un sédatif. C’est une camisole rhétorique.
Que proclame, par exemple, le président Macron? Que, comme on l’a encore répété à cette tribune, « sans croissance, il n’y a aucune chance d’avoir de la redistribution. » C’est faux. C’est archi-faux. C’est une imposture. On peut redistribuer. On peut redistribuer tout de suite. Et on peut redistribuer massivement.
Pourquoi, alors, un tel mensonge ? Parce que Macron est l’homme des 500 familles. Des 500 familles qui se gavent. Des 500 familles qu’on retrouve chaque année dans Challenges, qui est, vous le savez, ma lecture favorite. L’an dernier, ce magazine de l’économie écrivait : « Le constat saute aux yeux : le patrimoine des ultra-riches, en France, a considérablement progressé depuis deux décennies. La valeur des 500 fortunes a été multipliée par sept ! Des chiffres qui témoignent du formidable essor des entreprises au bénéfice de leurs actionnaires ». « Résultat : les ’’500’’, qui ne comptaient que pour l’équivalent de 6 % du PlB en 1996, pèsent aujourd’hui 25 % ! »
Mais cela, c’était l’an dernier : cette année, dans le nouveau classement de Challenges, ces 500 fortunes, qui pesaient l’an dernier 25 % du PIB, représentent aujourd’hui 30 % de ce même PIB ! Ils ont donc gagné 5 % en douze mois seulement.
Et ce qui manquerait, après tout ça, c’est la croissance ? Non, ce qui manque, c’est le partage. Le partage d’abord, le partage tout de suite ! Le gâteau devant nous est énorme, gigantesque : 2 300 milliards d’euros. Voilà le PIB de la France. Deux mille trois cents milliards d’euros ! Une richesse jamais atteinte ! Il y a de quoi déguster pour tout le monde, et même largement. Partageons ! Mais ce mot, partage, vous fait horreur. Partager : c’est pour les riches depuis toujours un cri d’effroi.
Votre raisonnement, alors, c’est-à-dire le raisonnement que l’on nous serine depuis quarante ans, c’est : on va faire grossir le gâteau, comme ça, les pauvres auront plus de miettes, les riches auront un plus gros morceau et tout le monde sera content.
C’est une imposture. C’est une escroquerie.
Un économiste, ou un intellectuel, l’a d’ailleurs dit très clairement : « Il est un mythe savamment entretenu par les économistes libéraux, selon lequel la croissance réduit l’inégalité. Cet argument permettant de reporter ’’à plus tard’’ toute revendication redistributive est une escroquerie intellectuelle sans fondement. » Qui formulait cette brillante analyse ? Qui disait : n’attendez pas la croissance pour redistribuer ? Savez-vous, monsieur le ministre, qui a dit cela ?
Jacques Attali ! Mais en 1973… Depuis, il les a rejoints, les économistes libéraux. Il en a pris la tête, il a répandu cette escroquerie intellectuelle sans fondement. Il a conseillé Ségolène Royal avant de rejoindre Nicolas Sarkozy et de pondre ensuite, aux côtés d’Emmanuel Macron, ses 316 propositions pour libérer la croissance française, symbole de la pensée unique. D’une présidence à l’autre, cette escroquerie intellectuelle se perpétue donc.
C’est du bidon. C’est du baratin greenwashé. C’est du verdissement lexical. La vérité, et vous le savez, c’est que le gâteau PIB est aujourd’hui truffé de trucs toxiques, bourré de glyphosate, pourri de plastique, et qu’il ne fait plus tellement saliver.
La vérité, et vous le savez, c’est qu’on en est déjà, en trente ans, à 30 % d’oiseaux en moins, 80 % pour les insectes volants, les papillons, les coccinelles. Et les prévisions montent à 95 % pour 2030, c’est-à-dire une disparition quasi-totale pour demain, en France !
La vérité, et vous le savez, c’est qu’on est déjà au-dessus de 1,5 degré de réchauffement climatique – au-dessus de 2 degrés et, sans doute, de 3 degrés. Les pôles fondent, et les glaciers avec eux.
La vérité, c’est que l’angoisse monte encore plus vite que le niveau des océans. Quel air, quelle terre, quelles mers allons-nous laisser à nos enfants ?
La vérité, c’est que tout cela, vous le savez, mais vous continuez comme avant, répétant « Croissance ! Croissance ! Croissance ! » comme si de rien n’était.
La vérité, c’est que votre oligarchie préfère les profits à la vie.
La vérité, c’est que vous êtes les dirigeants du pays, mais que vous le dirigez droit dans le mur écologique, droit au crash environnemental, droit à l’effondrement. On y va, on y fonce gaiement et le pied sur l’accélérateur : Croissance ! Croissance ! Croissance !
La vérité, c’est que vous êtes aveuglés, inconscients, délirants. Il faut d’urgence que les gens, le peuple, les masses, appelez ça comme vous voudrez, reprennent le volant, changent de direction, appuient sur le frein. À moi, à nous d’assumer cette rupture, de la proclamer, de la marteler : votre croissance, nous ne l’attendons plus, nous n’en voulons plus et même, elle nous tue !
C’est un défi que l’épidémiologiste anglais Richard Wilkinson énonce ainsi : « C’est la fin d’une époque. Jusqu’ici, pour améliorer notre condition, il y avait une réponse qui marchait : produire plus de richesse. Nous avons passé un certain seuil, et ce lien est désormais rompu. C’était prévisible : si notre estomac crie famine, manger du pain est le soulagement ultime ; mais une fois notre estomac rassasié, disposer de nombreux autres pains ne nous aide pas particulièrement. Nous sommes la première génération à devoir répondre de façon plus novatrice à cette question : comment améliorer autrement la vie humaine ? Vers quoi nous tourner si ce n’est plus vers la croissance économique ? »
Eh bien, je réponds – nous répondons, avec Richard Wilkinson, avec Dominique Bourg, avec Hervé Kempf, avec Paul Ariès, avec Aurélien Barrau et, peut-être, avec Nicolas Hulot ; avec bien d’autres encore, nous répondons : moins de biens, plus de liens ! Nous répondons : consommer moins, répartir mieux ! Nous répondons : le partage, surtout, le partage, tout de suite. Nous répondons : égalité – l’égalité qui est au cœur du triptyque républicain Liberté, Égalité, Fraternité, l’égalité sans quoi tout s’écroule, l’égalité aujourd’hui oubliée, bafouée, chaque jour piétinée.
Aujourd’hui, vous m’écoutez comme un original, comme un marginal, bien assis que vous êtes sur vos certitudes – Croissance ! Croissance ! Croissance ! Mais un vent se lève. C’est même un orage, une terrible tempête, que moi aussi je redoute et qui viendra balayer votre assurance, qui viendra imposer une évidence : les fous, c’est vous – les fous qui prônez une croissance infinie dans un monde fini, les fous qui menez l’humanité à son suicide.
Heureusement, il reste quelques sages, des gens peut-être sans cravate, ou aux cheveux longs, ou au langage mal policé, mais des gens au fond infiniment plus raisonnables et qui préparent pour demain, pour notre pays, une autre espérance.
Monsieur le ministre, madame la présidente de la commission spéciale, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les rapporteurs, nous voici donc en présence du projet de loi PACTE, le plan d’action pour la croissance des entreprises.
Un langage vieux
En commission, nous avons, dans vos bouches, entendu tous les classiques. Monsieur le ministre, je vous cite : « C’est le bon moment pour donner un nouvel élan à notre croissance » ; « C’est le bon moment pour renforcer la croissance » ; « C’est le bon moment pour libérer la croissance » ; « C’est le bon moment pour lever les obstacles à la croissance » ; « C’est le bon moment pour activer un levier de croissance ».Je tiens à vous féliciter. Je me demande même où vous allez chercher tout ça : quelle rhétorique inédite, originale, franchement neuve !
Il me semble que j’entendais déjà cela dans le ventre de ma mère : crise, croissance, crise, croissance… Valéry Giscard d’Estaing, j’ai vérifié, tenait déjà ce langage. Je le cite : « Les derniers indices font apparaître la reprise d’une certaine croissance. Donc, la France est en train de sortir de la crise ». Puis, alors que j’étais en culottes courtes, il y a eu François Mitterrand : « On attend, on annonce encore pour le mois prochain, dans deux mois, dans six mois, un retour à la croissance ».
Chirac reprenait le même refrain, en mode volontariste : « La croissance, il faut la faire, elle est entre les mains de chacun d’entre vous. » Puis nous avons eu Nicolas Sarkozy. Vous avez oeuvré, monsieur le ministre, à ses côtés pour aller chercher « avec les dents » un point de croissance supplémentaire. Selon lui, « ll faut qu’on libère les forces de croissance ». François Hollande, lui, a comme d’habitude brillé par son conformisme : « Il n’y aura pas de croissance sans confiance. Il n’y aura pas de confiance sans croissance. » Jusqu’à l’actuel président, Emmanuel Macron, qui nous a, depuis Versailles, causé comme le faites, monsieur le ministre, de croissance durable et de croissance partagée. Il a sonné le tocsin : « Nous devons à présent libérer les freins à la croissance des entreprises ».
Voilà quarante ans que vous nous récitez ce catéchisme. Quarante ans que vous êtes dans l’incantation et dans l’invocation d’une puissance céleste : la croissance. Quarante ans que, sorciers à costume, vous nous faites du vaudou. Quarante ans que vous scrutez les statistiques comme les augures scrutaient, à Rome, les entrailles des oies, nous promettant éternellement la croissance.
Quarante ans que la croissance est votre croyance. Quarante ans que vous la guettez. Quarante que vous priez, mains jointes, pour son retour. Entre parenthèses, je me définis, comme d’autres se disent agnostique, comme « accroissant » : j’ai évacué ce paramètre comme j’ai évacué Dieu de mon champ de vision.
Et comment comptez-vous l’obtenir, aujourd’hui, cette croissance ? Avec de la concurrence, des privatisations, de la simplification, des incitations, de la compétition, dites-vous. Vous avez beau les prononcer avec emphase, vous avez beau simuler l’enthousiasme, ce sont des mots-cadavres qui tombent de votre bouche, des mots déjà usés, des mots épuisés, des mots avortés, des mots mort-nés : croissance, concurrence, compétition, simplification. C’est donc ça, votre nouveau monde ? Que de très vieilles idées, avec de très vieux mots. Vous sonnez vide et vous raisonnez creux.
L’idée m’en est venue : Emmanuel Macron, pour moi, c’est un peu Dorian Gray. Vous avez évidemment lu ce roman d’Oscar Wilde dans lequel un jeune aristocrate se sent éternellement jeune. Il l’est d’ailleurs – son visage l’est – mais le soir, il retrouve son portrait qui vieillit et s’enlaidit à sa place. Il fallait à l’oligarchie un visage neuf pour une très vieille politique : ce fut Emmanuel Macron, ou le thatchérisme à visage poupin. Mais je suis sûr que le soir, quand il se regarde dans son miroir, il voit Giscard, il voit Pompidou, il voit les rides d’un très vieux monde qui radote : Croissance ! Croissance ! Croissance !
La croissance ne fait plus le bonheur
Je voudrais ici porter une idée neuve en Europe : la croissance ne fait plus le bonheur. Un tableau fourni par l’Organisation des Nations unies le montre bien.Faisons maintenant un zoom sur les pays les plus riches.
Cela signifie une chose simple et essentielle : la croissance ne fait plus le bonheur. D’ailleurs, depuis quarante ans ans qu’on nous répète crise-croissance-crise-croissance, autrement dit depuis le milieu des années 70, le revenu par habitant en France a quasiment doublé. Mais pour le taux de bonheur, c’est-à-dire la proportion des personnes se déclarant heureuses, cela n’a rien à voir ! Si vous regardez la courbe du revenu par tête de pipe, c’est-à-dire par habitant, et celle du taux de bonheur déclaré, elles sont complètement disjointes : le niveau de bonheur n’augmente plus, même si la croissance persiste.
Répartir, tout de suite
Pourquoi, alors, vous accrocher à cette croissance ? Pourquoi marteler ce dogme ? Pourquoi êtes-vous, aujourd’hui encore, prêts à priver les salariés de cantine, à privatiser les aéroports et le Loto et à déréglementer les tarifs du gaz au nom de cette croissance ?C’est que, pour les puissants, la croissance remplit une fonction, un rôle idéologique. Elle permet de dire aux gens : prenez patience, votre sort va s’améliorer – mais attendez d’abord la croissance. C’est un sédatif. C’est une camisole rhétorique.
Que proclame, par exemple, le président Macron? Que, comme on l’a encore répété à cette tribune, « sans croissance, il n’y a aucune chance d’avoir de la redistribution. » C’est faux. C’est archi-faux. C’est une imposture. On peut redistribuer. On peut redistribuer tout de suite. Et on peut redistribuer massivement.
Pourquoi, alors, un tel mensonge ? Parce que Macron est l’homme des 500 familles. Des 500 familles qui se gavent. Des 500 familles qu’on retrouve chaque année dans Challenges, qui est, vous le savez, ma lecture favorite. L’an dernier, ce magazine de l’économie écrivait : « Le constat saute aux yeux : le patrimoine des ultra-riches, en France, a considérablement progressé depuis deux décennies. La valeur des 500 fortunes a été multipliée par sept ! Des chiffres qui témoignent du formidable essor des entreprises au bénéfice de leurs actionnaires ». « Résultat : les ’’500’’, qui ne comptaient que pour l’équivalent de 6 % du PlB en 1996, pèsent aujourd’hui 25 % ! »
Mais cela, c’était l’an dernier : cette année, dans le nouveau classement de Challenges, ces 500 fortunes, qui pesaient l’an dernier 25 % du PIB, représentent aujourd’hui 30 % de ce même PIB ! Ils ont donc gagné 5 % en douze mois seulement.
Et ce qui manquerait, après tout ça, c’est la croissance ? Non, ce qui manque, c’est le partage. Le partage d’abord, le partage tout de suite ! Le gâteau devant nous est énorme, gigantesque : 2 300 milliards d’euros. Voilà le PIB de la France. Deux mille trois cents milliards d’euros ! Une richesse jamais atteinte ! Il y a de quoi déguster pour tout le monde, et même largement. Partageons ! Mais ce mot, partage, vous fait horreur. Partager : c’est pour les riches depuis toujours un cri d’effroi.
Votre raisonnement, alors, c’est-à-dire le raisonnement que l’on nous serine depuis quarante ans, c’est : on va faire grossir le gâteau, comme ça, les pauvres auront plus de miettes, les riches auront un plus gros morceau et tout le monde sera content.
C’est une imposture. C’est une escroquerie.
Un économiste, ou un intellectuel, l’a d’ailleurs dit très clairement : « Il est un mythe savamment entretenu par les économistes libéraux, selon lequel la croissance réduit l’inégalité. Cet argument permettant de reporter ’’à plus tard’’ toute revendication redistributive est une escroquerie intellectuelle sans fondement. » Qui formulait cette brillante analyse ? Qui disait : n’attendez pas la croissance pour redistribuer ? Savez-vous, monsieur le ministre, qui a dit cela ?
Jacques Attali ! Mais en 1973… Depuis, il les a rejoints, les économistes libéraux. Il en a pris la tête, il a répandu cette escroquerie intellectuelle sans fondement. Il a conseillé Ségolène Royal avant de rejoindre Nicolas Sarkozy et de pondre ensuite, aux côtés d’Emmanuel Macron, ses 316 propositions pour libérer la croissance française, symbole de la pensée unique. D’une présidence à l’autre, cette escroquerie intellectuelle se perpétue donc.
L’urgence écologique
Mais l’escroquerie tourne aujourd’hui à la tragédie. Car enfin, et surtout, il y a la planète. Vous aurez beau habiller votre croissance de tous les adjectifs du monde – verte, durable, soutenable… – à qui ferez-vous croire que l’on va produire plus et polluer moins ?C’est du bidon. C’est du baratin greenwashé. C’est du verdissement lexical. La vérité, et vous le savez, c’est que le gâteau PIB est aujourd’hui truffé de trucs toxiques, bourré de glyphosate, pourri de plastique, et qu’il ne fait plus tellement saliver.
La vérité, et vous le savez, c’est qu’on en est déjà, en trente ans, à 30 % d’oiseaux en moins, 80 % pour les insectes volants, les papillons, les coccinelles. Et les prévisions montent à 95 % pour 2030, c’est-à-dire une disparition quasi-totale pour demain, en France !
La vérité, et vous le savez, c’est qu’on est déjà au-dessus de 1,5 degré de réchauffement climatique – au-dessus de 2 degrés et, sans doute, de 3 degrés. Les pôles fondent, et les glaciers avec eux.
La vérité, c’est que l’angoisse monte encore plus vite que le niveau des océans. Quel air, quelle terre, quelles mers allons-nous laisser à nos enfants ?
La vérité, c’est que tout cela, vous le savez, mais vous continuez comme avant, répétant « Croissance ! Croissance ! Croissance ! » comme si de rien n’était.
La vérité, c’est que votre oligarchie préfère les profits à la vie.
La vérité, c’est que vous êtes les dirigeants du pays, mais que vous le dirigez droit dans le mur écologique, droit au crash environnemental, droit à l’effondrement. On y va, on y fonce gaiement et le pied sur l’accélérateur : Croissance ! Croissance ! Croissance !
La vérité, c’est que vous êtes aveuglés, inconscients, délirants. Il faut d’urgence que les gens, le peuple, les masses, appelez ça comme vous voudrez, reprennent le volant, changent de direction, appuient sur le frein. À moi, à nous d’assumer cette rupture, de la proclamer, de la marteler : votre croissance, nous ne l’attendons plus, nous n’en voulons plus et même, elle nous tue !
Un avenir désirable
C’est une camisole, cette croissance. C’est une camisole pour la politique et c’est une camisole pour l’imaginaire, parce que tant qu’on espère la croissance, on ne porte aucune autre espérance. On prie, à genoux, en cadence, pour un monde révolu, alors que si ça se trouve, bien mieux s’ouvre à nous. Un avenir pas seulement vivable, mais désirable nous tend les bras, bien plus plaisant que votre vieux monde rabougri et ridé.C’est un défi que l’épidémiologiste anglais Richard Wilkinson énonce ainsi : « C’est la fin d’une époque. Jusqu’ici, pour améliorer notre condition, il y avait une réponse qui marchait : produire plus de richesse. Nous avons passé un certain seuil, et ce lien est désormais rompu. C’était prévisible : si notre estomac crie famine, manger du pain est le soulagement ultime ; mais une fois notre estomac rassasié, disposer de nombreux autres pains ne nous aide pas particulièrement. Nous sommes la première génération à devoir répondre de façon plus novatrice à cette question : comment améliorer autrement la vie humaine ? Vers quoi nous tourner si ce n’est plus vers la croissance économique ? »
Eh bien, je réponds – nous répondons, avec Richard Wilkinson, avec Dominique Bourg, avec Hervé Kempf, avec Paul Ariès, avec Aurélien Barrau et, peut-être, avec Nicolas Hulot ; avec bien d’autres encore, nous répondons : moins de biens, plus de liens ! Nous répondons : consommer moins, répartir mieux ! Nous répondons : le partage, surtout, le partage, tout de suite. Nous répondons : égalité – l’égalité qui est au cœur du triptyque républicain Liberté, Égalité, Fraternité, l’égalité sans quoi tout s’écroule, l’égalité aujourd’hui oubliée, bafouée, chaque jour piétinée.
Aujourd’hui, vous m’écoutez comme un original, comme un marginal, bien assis que vous êtes sur vos certitudes – Croissance ! Croissance ! Croissance ! Mais un vent se lève. C’est même un orage, une terrible tempête, que moi aussi je redoute et qui viendra balayer votre assurance, qui viendra imposer une évidence : les fous, c’est vous – les fous qui prônez une croissance infinie dans un monde fini, les fous qui menez l’humanité à son suicide.
Heureusement, il reste quelques sages, des gens peut-être sans cravate, ou aux cheveux longs, ou au langage mal policé, mais des gens au fond infiniment plus raisonnables et qui préparent pour demain, pour notre pays, une autre espérance.
François Ruffin
Né à Calais, j'ai grandi à Amiens. J'y ai fondé le journal Fakir, puis
réalisé le film Merci patron !. Élu sous l'étiquette Picardie debout !
(FI, PCF, EELV, Ensemble), je continue à jouer tous les dimanche en
vétéran avec l'Olympique amiénois et à m'occuper de mes deux enfants, de
5 et 8 ans, en garde alternée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire