Source : Le vent se lève
Le
gouvernement a donc annoncé la privatisation des 150 plus grands
barrages hydrauliques de France. Cela fait plus de 10 ans que la
Commission européenne fait pression sur Paris pour en finir avec la
gestion publique du secteur hydroélectrique, sans succès. Avec Macron,
Bruxelles est rapidement satisfaite. Cette décision est pourtant lourde
de conséquences, tant pour la bonne gestion du réseau électrique
national et la facture du consommateur que pour la sécurité du
territoire.
Le 12 mars, des salariés d’EDF
hydroélectricité manifestaient devant le parlement européen à l’appel de
l’intersyndicale CGT-CFDT-CGC-FO. Ils exigent l’abandon de l’ouverture à
la concurrence de la gestion des barrages, annoncée officiellement le
31 janvier 2018 par l’entourage du Premier ministre dans une lettre à la Commission européenne.
Jusqu’à présent, une très grande
majorité des 2 300 barrages métropolitains étaient de fait propriété
publique. EDF gère directement 85% des 433 concessions du pays (1 ou
plusieurs barrages relié.s à une même centrale électrique), le reste est
gérée par Engie et des structures régionales, comme la Compagnie
Nationale du Rhône ou encore la Société Hydro-Electrique du Midi. Les
150 plus grands barrages (plus de 20 mètres de haut) vont être
privatisés d’ici 2022. C’est l’équivalent d’une puissance électrique de
4.3 GW, soit trois réacteurs nucléaires nouvelle-génération. L’ensemble
des barrages (20 GW) devraient être privatisés d’ici 2050. Les appels
d’offres vont commencer à la fin de l’année 2018 et des firmes de 6 pays
se sont déjà montrées intéressées.
Cela fait maintenant dix ans que la
Commission européenne exige de la France qu’elle ouvre son secteur
hydroélectrique selon les règles d’« une concurrence pure et parfaite ».
Bruxelles en veut à EDF (géré à 83.5% par l’État) pour sa position trop
«dominante» sur le marché global de l’électricité. Comme il était
impossible d’exiger la privatisation des centrales nucléaires françaises
(ces dernières relèvent des «activités d’importance vitale»), c’est
l’hydraulique, deuxième source de production électrique du pays, qui a
été ciblée par Margrethe Vestager (commissaire européenne à la
concurrence). Or, au vu de la structure du réseau français, les ouvrages
hydrauliques relèvent tout autant d’une « importance vitale »…
Les barrages sont un gage de résilience énergétique, et pas seulement…
Les centrales hydroélectriques sont une
pièce maîtresse dans le réseau électrique national, car elles pallient
très rapidement les pics de consommation. À ce titre, privatiser ces
centrales, c’est défaire la cohérence d’une gestion centralisée. Mais
c’est aussi une menace sur les factures, et sur la sûreté du
territoire :
Les barrages fournissent 12.5% de
l’électricité française (70% des énergies renouvelables). C’est
l’électricité la moins chère : 20 à 30 €/MWh alors que le prix moyen,
indexé sur le prix du nucléaire, oscille entre 33 et 46 €/MWh. Un
opérateur privé pourrait facilement maintenir les valves du barrage
fermées et attendre que le pic de consommation fasse frôler la pénurie
d’électricité pour faire monter les prix. Ainsi, le prix spot devrait
globalement augmenter, et donc les factures d’électricité… Sur le plan
juridique, rien ne l’empêcherait.
Les barrages protègent le réseau, car
ils lissent la consommation: lorsqu’il y a un pic de consommation (par
exemple le matin à 8h quand tout le monde prépare son petit-déjeuner)
les vannes sont ouvertes et en quelques minutes l’énergie supplémentaire
est fournie. Les barrages représentent ainsi 66 % de cette « capacité
de pointe », le reste étant assuré par des centrales thermiques. Dans
les périodes creuses, le surplus d’énergie nucléaire est utilisé pour
remplir certains barrages (les centrales STEP qui représentent 10% des
ouvrages) en repompant l’eau en aval.
Pour cette même raison, ils sont
essentiels dans la transition énergétique, car ils peuvent compenser
l’intermittence des énergies renouvelables: quand il y a du vent ou du
soleil, on pompe de l’eau vers le barrage et on ouvre les vannes dans le
cas inverse : c’est un moyen de stocker de l’énergie. Si l’installation
de nouveaux barrages doit être évitée pour des questions écologiques
(protection des rivières naturelles et des cycles de sédiments), de
nouveaux types d’ouvrages hydrauliques sont à l’étude. À Madère par
exemple où l’on se rapproche des 100% d’énergie renouvelable, des mini
réseaux de barrages en circuit fermé remontent l’eau quand il y a
surproduction éolienne et la turbine quand il n’y a pas de vents. Ce
type d’installation représente d’ailleurs de nouveaux débouchés pour
l’industrie, nous y reviendrons.
L’eau est essentielle pour refroidir les
centrales nucléaires. Ces dernières sont majoritairement disposées sur
des cours d’eau comprenant des barrages. Or combien un prestataire privé
pourrait monnayer une eau essentielle pour éviter une catastrophe, a
fortiori en été quand l’eau se fait rare ? À ceux qui pensent que le bon
sens est plus fort que les intérêts pécuniers quand il s’agit d’éviter
un tel drame, il est intéressant de se documenter sur les pratiques de
l’Américain General Electric (GE) dans notre pays. Après avoir racheté
Alstom énergie, GE organise en juin 2016 une grève de la maintenance dans les centrales nucléaires françaises
pour obtenir d’EDF des conditions plus avantageuses (moins de
responsabilités en cas d’incidents). Résultats : plusieurs centaines
d’incidents et une direction d’EDF contrainte à plier .
« Les
barrages fournissent 12.5% de l’électricité française (70% des énergies
renouvelables). C’est l’électricité la moins chère : 20 à 30 €/MWh
alors que le prix moyen, indexé sur le prix du nucléaire, oscille entre
33 et 46 €/MWh. Un opérateur privé pourrait facilement maintenir les
valves du barrage fermées et attendre que le pic de consommation fasse
frôler la pénurie d’électricité pour faire monter les prix. »
Outre l’aspect énergétique, les barrages
retiennent de l’eau pour les cultures, les activités de loisir ou pour
abreuver les villes. Un opérateur privé va-t-il daigner relâcher de
l’eau gratuitement en fonction des besoins de la vallée, comme c’était
toujours le cas ? Si ce « service » est payant, d’une part l’eau n’est
définitivement plus un bien commun, et de l’autre, les prix de l’eau
potable vont augmenter. Beaucoup d’agriculteurs seront tentés de
prélever davantage dans les nappes phréatiques, dont la plupart sont
déjà mal en point.
Avec le changement climatique, les sècheresses et les pluies violentes vont se multiplier
en France. Les barrages servent à tamponner ces événements en faisant
des réserves pouvant durer des mois. Il n’est pas sûr qu’une entreprise
privée daigne prévoir des plans de remplissage à long terme dans le
simple but de limiter les dégâts d’une sècheresse… Comment les
convaincre d’adapter également les infrastructures au futur des besoins
locaux ? Le témoignage de Jean-Louis Chauz,
président du Conseil économique, social et environnemental d’Occitanie,
illustre bien le ressentiment qui gagne peu à peu les collectivités :
« En 2035, le déficit de stockage d’eau pour la nouvelle démographie de
la région et les besoins de l’agriculture, des écosystèmes, de la
préservation de la biodiversité, sera de 1 milliard de m3. EDF et Engie
ont provisionné les budgets nécessaires pour engager les travaux pour le
stockage d’eau. À l’heure où l’Occitanie est confrontée à un problème
majeur de ressources en eau dans les années à venir, à même de
compromettre son développement voire sa sécurité sanitaire, il est
incompréhensible et dangereux de chercher à complexifier une
organisation de la gestion de l’eau…».
Alors que plusieurs barrages présentent des risques,
souvent en raison de leur grand âge, les investisseurs auront-ils envie
de dépenser de l’argent pour les entretenir convenablement ? Pour
rappel, EDF investit 400 millions d’euros par an dans le renforcement de
ses ouvrages. « Les incertitudes quant au devenir des concessions hydrauliques pourraient obérer certains investissements», a d’ailleurs prévenu le PDG d’EDF,
Jean-Bernard Lévy. Pas question pour EDF de financer de nouveaux
équipements si c’est pour s’en faire dépouiller dans la foulée par un
concurrent, en somme. Cette réaction peut sembler normale, mais quid des
travaux de rénovation entre temps, dont certains sont urgents ?
Socialiser les pertes, faire turbiner les profits
L’excédent brut des concessions est de 2,5 milliards € par an,
dont la moitié revient aux collectivités territoriales. Ce qu’on
appelle la « rente hydroélectrique », c’est-à-dire le bénéfice final,
est donc d’au moins 1,25 milliard €.
Globalement, le secteur est très excédentaire, y compris parce que la
masse salariale n’est pas très importante : 21 000 pour tout le secteur
hydraulique. Les coûts sont surtout liés à l’entretien des
infrastructures. «Un GW d’hydraulique coûte 1 milliard d’euros à
construire, mais tous nos barrages sont déjà amortis depuis longtemps,
tout ce qui est turbiné aujourd’hui c’est du pur bénéfice, ce sera la
poule aux œufs d’or pour le repreneur», explique Laurent Heredia, de la
FNME-CGT.
L’Etat espère tirer 520 millions € de redevances par an
(Cours des Comptes), soit presque 5 fois moins que l’excédent brut des
concessions actuelles… Cela semble donc une très mauvaise opération
financière. Alors pourquoi une telle décision ?
La France est le seul pays d’Europe
auquel on ait demandé la privatisation des barrages. En Allemagne par
exemple, les concessions ont été déléguées aux Landers. En Norvège, qui
tire 99% de son électricité des barrages (certes non membre de l’UE) les
licences hydrauliques ne sont ouvertes qu’à des opérateurs publics. La
Slovénie a quant à elle constitutionnalisé «un grand service public de
l’eau».
«Un GW d’hydraulique coûte 1 milliard d’euros à construire, mais tous nos barrages sont déjà amortis depuis longtemps, tout ce qui est turbiné aujourd’hui c’est du pur bénéfice, ce sera la poule aux œufs d’or pour le repreneur», explique Laurent Heredia, de la FNME-CGT.
Avant Emmanuel Macron, les gouvernements
avaient cherché à gagner du temps sur la question, malgré les pressions
de Bruxelles. Les ministres socialistes Delphine Batho et Ségolène
Royal avaient par exemple essayé de trouver un équilibre en créant des
sociétés d’économie mixte pour opérer des petits barrages : le public y
conserverait une minorité de blocage de 34 % pour cadrer les éventuels
repreneurs privés. En juin 2015, la Commission européenne juge que cela
n’a rien à voir avec une concurrence « libre et non faussée » et met en
demeure Paris « d’accélérer l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques».
La France «aurait pu classer son hydroélectricité comme service d’intérêt général échappant à la concurrence, mais n’en a rien fait»,
s’étonne Alexandre Grillat de la CFE-Energies. En effet, comme on l’a
vu, contrôler un barrage peut avoir des répercussions jusque dans
l’intégrité des centrales nucléaires…
Pour ne pas être accusé de « brader »
les barrages à des étrangers, le gouvernement a laissé entendre qu’une
priorité serait donnée aux repreneurs français. Total et Engie espèrent
ainsi rafler la mise, mais des firmes allemandes, espagnoles,
italiennes, norvégiennes, suisses, canadiennes et chinoises se sont déjà
montrées intéressées. Un pas de plus sur le chemin de l’intrusion de
puissances étrangères au cœur du réseau énergétique ?
Une filière sabotée qui témoigne de l’hypocrisie gouvernementale.
Toute la filière hydroélectrique, de la
manufacture à l’usage, est attaquée par le gouvernement Macron. Quand
Macron était ministre de l’Économie (2014-2016), il s’est arrangé pour
permettre la vente d’Alstom à General Electric. GE est désormais
actionnaire à 50% de la branche énergie d’Alstom qui construit
différentes pièces essentielles pour les centrales nucléaires (les
fameuses turbines Arabelle de Belfort), et les barrages…
Dans l’usine GE-hydro de Grenoble, un plan social de 345 postes (sur 800) laisse entrevoir un avenir incertain pour l’ensemble du site.
Depuis plus d’un siècle, cette usine fabriquait et réparait sur mesure
les turbines des grands barrages français avec un savoir-faire unique,
mondialement reconnu. En plus d’avoir fourni 25% de la puissance
hydraulique installée dans le monde (dont le barrage des Trois gorges en
Chine) et avoir permis l’essor industriel des Alpes françaises, ses
carnets de commandes sont pleins. Dès lors, comment comprendre cette
décision ? En effet, pouvoir fournir des pièces de rechange est une
activité stratégique essentielle… Et la transition écologique tant
« priorisée » par Macron ne peut se faire sans l’hydraulique.
Impossible de trouver une raison
rationnelle valable, y compris sur le plan strictement économique… Dès
lors, ce sabotage organisé d’une activité stratégique (parmi tant
d’autres) questionne sérieusement sur le bon sens du gouvernement. Le
manque de transparence sur des changements aussi structurants pour la
vie du pays est un déni de démocratie.
Du côté des salariés, la résistance
s’organise. À l’appel de l’intersyndicale CGT-CFDT-CGC-FO, les
hydrauliciens vont multiplier les arrêts de travail et déployer leurs
banderoles sur les grands barrages d’EDF.
Photo de couverture : le barrage de Monteynard, Wikimedia Commons, ©David Monniaux
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