Source : Cambodge mag
C’est
la question que je me pose depuis mon arrivée. Et les Khmers rouges,
dans tout ça ? Que font-ils à présent ? Où habitent-ils ? Se sont-ils
évanouis dans la nature ; volatilisés, envolés pour l’étranger ? Je ne
parle pas des personnalités, des dirigeants, dont le sort est connu car
rendu public, mais de ces « jeunes camarades », ces soldats, ces petits
membres anonymes de l’Angkar. De ces enfants et ados que l’on voit si
bien interprétés dans le film d’Angelina Jolie, tiré du livre « d’abord
ils ont tué mon père ».
Que
sont devenus tous ceux qui terrorisaient le Cambodge ? Qui envoyaient à
la mort un père de famille pour un oui ou pour un non, pour un grain de
maïs volé à l’Angkar ?
Ils sont là.
Partout. A Phnom Penh ou ailleurs. Ils ont la cinquantaine, plus ou
moins. Et vivent comme tout le monde. A côté de tout le monde.
L’achâr
Je
vais vous raconter deux histoires terrifiantes. Des histoires qui se
sont déroulées dans mon village de campagne et non loin. Deux histoires
qui m’ont profondément ébranlé.
La
première est une drôle de leçon d’humanité. Elle résume à elle seule
toute la philosophie asiatique basée sur la croyance en la
réincarnation… L’acteur principal vit à la pagode qui jouxte ma maison
en bois. Epais cheveux gris, visage carré, yeux vitreux de ceux qui
vivent avec la malaria, chemise blanche sans col, large pantalon de
satin noir. C’est l’achâr, le maître des cérémonies, le laïc qui gère le
temple, le gardien de la mémoire des nombreux rituels.
Chaque
pagode en a un. Personnage toujours très important, il est le lien
entre le monde extérieur et le sacré et entre les bonzes et les
profanes. Ici, dans ce village si banalement cambodgien, l’achâr est un
ancien khmer rouge. Et pas n’importe quel rebelle communiste ! Lui, a
été le gardien et surtout le bourreau chargé de « l’éducation » de ce
village entre 1975 et 1979 ! Oui, mes chers parents, vous avez bien lu.
Le type qui s’occupe de faire monter les prières directement à Bouddha
est un ancien assassin en pyjama noir et krama rouge.
Criminel
Ce
criminel a au moins un mort de chaque famille de ce village sur la
conscience ! Son histoire est simple. Enrôlé de force à 15 ans comme «
jeune camarade » lors de la victoire de Pol Pot, il est installé dans ce
village non loin de Kampot et y officiera durant trois ans. Chaque
mois, il se rend à Phnom Penh « chercher les ordres », en réalité
écouter des discours fleuves sur la « gestion » des citoyens, parsemés
de slogans forts répétés à foison : « Mieux vaut exécuter un innocent
que d’épargner un ennemi ». « Pour le peuple et pour l’armée, la vie
comme la mort se font pour la grandeur de la révolution ». « Pour battre
l’ennemi extérieur, il faut d’abord détruire celui de l’intérieur ». «
L’Angkar ne fait jamais d’erreur ».
Réalité nuancée
Des
erreurs ? Non, il n’en a fait aucune, répète celui qui n’a qu’un désir,
réécrire l’histoire, la sienne ; et surtout racheter ses pêchés. «
D’ailleurs, s’il avait fait du mal, les villageois l’auraient-ils
accueilli comme ils l’ont fait à son retour, quelques années après la
libération ? »
La
réalité est beaucoup plus nuancée. Les habitants du village
l’expliquent : « Lorsqu’il est revenu, les années avaient passé. A
l’horreur des Khmers rouges s’était substituée une nouvelle menace :
l’occupation vietnamienne et son cortège d’exactions, de privations. La
vie était tout aussi dure. Alors, personne ne lui a prêté attention, ou
presque.
Il y a bien eu quelques
bagarres, bousculades. Il faut comprendre : des gens dans le village ont
perdu toute leur famille à cause de lui, alors… Mais il faut bien
réaliser aussi que tout le mal qu’il a fait ne se rachètera jamais, même
en passant sa vie dans une pagode. Rien ne fera revenir nos disparus
non plus. La haine est là, dans nos cœurs, rien n’est pardonné. Mais de
vengeance, non, il n’y en a point. Durant toute notre vie, nous
travaillons à faire le bien pour espérer une vie meilleure dans le
futur. Si nous nous abaissons à lui faire du mal, c’est contre nous que
cela se retournera. Il n’en vaut pas la peine. Il a tant de souffrances
sur la conscience qu’il est maudit à jamais ».
Ainsi,
l’homme est revenu au bon moment. Il n’est pas aimé certes, il est
seulement ignoré et beaucoup d’habitants ne fréquentent pas cette
pagode. A cause de lui. « Seuls y viennent ceux qui ne savent pas. Car
on ne parle pas de ces choses-là en général », m’explique mon ami, Ta
Sâr.
Jeunes camarades
A cinq
kilomètres de là se trouve un autre village, une autre histoire. Le
couple de « jeunes camarades » est revenu trop tôt sur les lieux de
leurs méfaits. Ils sont arrivés avec leurs filles, deux jumelles d’à
peine 5 ans. La foule les a entourés. Le ton est monté. Des femmes ont
pris les enfants par la main et les ont attirés à l’écart. Pendant que
leurs parents se faisaient lyncher à mort. « La haine était trop forte.
Personne n’a pu se contenir. Ha ! S’ils n’étaient pas revenus au
village, du moins aussi rapidement, ils vivraient encore », poursuit Ta
Sâr.
Et les jumelles ?
«
Elles vont bien. Élevées par ceux-là mêmes qui ont massacré leurs
parents presque sous leurs yeux, elles sont mariées avec des jeunes du
coin ; elles ont des enfants. Elles vivent toujours au village ».
Ainsi va la vie, quelque part au Cambodge.
Ainsi va la vie, quelque part au Cambodge.
A bientôt,
Frédéric Amat
Frédéric Amat
NDA: Ces deux histoires sont totalement authentiques.
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