Source : Migrosmagazine
Poète, philosophe et écrivain français
d’origine algérienne, Pierre Rabhi appelle au travers de ses conférences
et de ses livres à un réveil des consciences. Selon lui, il existe pour
notre société une autre voie que celle du capitalisme et du
consumérisme: celle vers un mode de vie plus simple et plus respectueux
de la nature.
Pour beaucoup, vous êtes, sinon un gourou, du moins un maître à penser. En avez-vous conscience?
Je ne l’ignore pas, mais je peux vous assurer que telle n’est absolument pas mon intention. Simplement, j’ai vécu une démarche concrète qui a débouché sur une philosophie de vie. Il se fait qu’elle interpelle et qu’elle convient à un nombre grandissant de personnes qui cherchent d’autres voies que le capitalisme et le consumérisme. Je m’en réjouis.Pensez-vous que ce soit cette base concrète qui fait la force de votre message?
Oui. A la base de ma démarche, il y a une expérience, une transgression par rapport à la société que l’on voulait m’imposer. Un retour à la terre et une agriculture écologique. Des interventions dans les pays du Sud. Tout cela s’est construit à partir d’une expérience concrète.Une révolte, aussi?
Absolument. Je me suis retrouvé en usine pour gagner ma croûte. Et cela m’a immédiatement été insupportable. Ce qui me paraît important pour les gens, c’est la remise en question d’un modèle qui crée les conditions cadres de l’aliénation humaine. Nous sommes piégés dans un modèle de société et c’est ce dernier que je récuse totalement.Pourquoi?
Parce qu’il est totalement subordonné à un instinct humain qui est celui de la prédation et de l’accumulation. Au lieu de considérer notre planète magnifique comme une oasis perdue dans un désert sidéral, nous la percevons comme un gisement de ressources à épuiser jusqu’au dernier poisson et à la dernière goutte d’énergie fossile. Je considère pour ma part que notre terre est sacrée. Et que nous n’avons pas à la sacrifier à nos appétits illimités qui produisent à la fois des boulimiques qui en ont toujours plus et des enfants qui n’ont rien et qui meurent de faim.En quoi s’agit-il d’une aliénation?
Parce que tout est organisé pour que l’on ne perçoive pas qu’un autre monde est possible. Cet autre possible doit d’abord s’affranchir de la logique surdominante qui dispose d’immenses moyens de persuasion. Voilà où se situe ma modeste tentative, au milieu de beaucoup d’autres. Je travaillais dans la région parisienne. Et je croyais que je devais, pour survivre, troquer ma vie contre un salaire. Je trouvais que c’était chèrement payé. Ma vie vaut plus qu’un salaire. Et je ne veux pas être tenu en laisse sous prétexte que je dois avoir ma gamelle. En plus, ce fonctionnement aliénant ne produit à grande échelle ni partage ni amour. Mais renforce l’avidité d’une petite minorité sur le dos de la majorité des humains. Les inégalités peuvent s’exprimer de plusieurs façons. La mienne, ça a été ce sentiment impérieux que je devais fuir ce monde-là pour ne pas y laisser ma peau.Un monde qui méprise toujours celui qui en refuse les règles, non?
Quand il y a des guerres et des pénuries, tout le monde se souvient du cousin à la campagne. Du plouc tout juste bon à cultiver des patates. Sauf que c’est lui qui détient la vie. Ce mépris actuel pour les agriculteurs et les paysans est une aberration. Et va de pair avec le mépris de la terre. Nous sommes dans une humanité qui refuse encore de se confronter avec sa propre ineptie malgré l’évidence grandissante que ce modèle est, comme la terre elle-même, à bout de souffle. Sous les apparences d’une maturité, l’homme montre une telle infantilité. Tant que nous n’aurons pas pleinement pris conscience de notre inconscience, de notre vanité, nous n’évoluons pas.Comment expliquer alors que le système perdure, y compris auprès de politiques voire de scientifiques qui le cautionnent?
Parce que c’est le résultat d’un système hors-sol. Nos lointains ancêtres dialoguaient avec la nature, dont ils étaient largement dépendants. Dans ma chambre, je n’ai accroché que le fameux discours du chef indien Seattle. Certains aiment bien s’en moquer comme du propos d’un primitif qui n’a rien compris. Pour moi, il représente l’intelligence que l’homme actuel semble incapable d’avoir malgré toute sa science et sa technique évoluée.Dans son sillage, vous écrivez: «Nous avons besoin de la nature, mais la nature n’a pas besoin de nous»…
Que sommes-nous? L’homme n’est sur terre que depuis quelques minutes sur un ratio de 24 heures. Beaucoup d’espèces ont disparu dans l’histoire de la terre. Notre drame, c’est que ce n’est pas la nature mais nous-mêmes qui provoquons notre extinction. Se battre, s’entretuer pour des croyances me dépasse. L’être humain sait qu’il va mourir. Nous nous savons provisoires. Et nous recherchons la sécurité. Par la réincarnation, le paradis ou l’accumulation. C’est notre grand drame. Je vois les nations comme un tribalisme désincarné. De l’autre côté de la frontière, il y a pourtant aussi un être humain. Mais le système nous pousse à nous en méfier. Et nous ne voyons même pas combien il est absurde de consacrer davantage de moyens à la destruction qu’à la vie.La loi de la jungle?
Le lion mange l’antilope pour survivre. Pas pour la placer en banque. La croissance économique infinie, c’est comment donner au pillage le champ libre. Et le système s’arrange pour nous persuader que c’est la seule voie possible. Et qu’il nous manque toujours quelque chose à acheter. Nous devons être en état de pénurie, de désir permanent. Mais une fois que vous êtes abrité, soigné et que vous avez à manger, que nous manque-t-il?C’est le propos de votre livre «Vers la sobriété heureuse*»…
Oui. Qui a eu un impact très important. Bien plus qu’on l’imaginait. Mon éditeur l’avait placé dans la catégorie des essais, avec un tirage de 3000-4000 exemplaires maximum. Nous en sommes à 300 000. Parce que de plus en plus de gens se sentent coincés par une société de consommation qui, en fait, n’apporte nullement le bonheur que nous recherchons tous. On peut acheter des yachts et des avions, mais pas la joie de vivre. C’est Diogène sans rien dans son tonneau face au tout- puissant Alexandre le Grand qui lui demande ce qu’il peut faire pour lui et auquel il rétorque: «Ote-toi de mon soleil.»Le signe d’un changement?
L’ensemble du système est en train de s’écrouler. Les exclusions augmentent, sans même parler des migrations. Nous voyons l’absurde d’une société qui produit en masse des objets en même temps que des gens qui ne peuvent pas les acheter. La mondialisation n’est rien d’autre qu’une guerre en temps réel où les plus riches détruisent les plus pauvres. Sans même parler de ces pays du Sud affamés. L’agroécologie tente de changer le paradigme actuel qui veut que celui qui produit à manger détruise en même temps la terre, avec des endroits tellement drogués qu’ils en deviennent totalement stériles.Et les organismes génétiquement modifiés (OGM)?
C’est un crime contre l’humanité. On engage le destin collectif dans des chimères et des voies sans issue. Parallèlement, on évalue qu’environ 70% du patrimoine collectif des semences collectées depuis 12 000 ans par l’humanité a déjà disparu. Or ce patrimoine inestimable n’a été possible que grâce à l’alliance passée entre la nature et l’homme qui devenait agriculteur et par là même voyait la naissance de la culture.A part une très brève tentative, vous n’avez jamais recherché le pouvoir. Pourquoi?
En 2002, je me suis présenté brièvement et ma campagne avait pris la forme d’un forum civique. Pour que l’espace de la société civile devienne un espace de créativité. Je donne beaucoup de conférences. Mon chantier actuel est de recréer un forum civique national. Les gens me font l’honneur de m’écouter. Que faire avec cette crédibilité? Voilà ce que je tente maintenant: donner à la société civile un espace d’expression. En mettant au cœur l’humain et la nature, pas le pouvoir.Restez-vous malgré tout optimiste?
J’ai le sentiment que la période actuelle, douloureuse pour beaucoup de monde, va déboucher sur un basculement vers une phase positive. J’espère juste que l’on m’accordera suffisamment de vie pour y participer.* Disponible sur www.exlibris.ch
Texte © Migros Magazine – Pierre Léderrey
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