Au-delà de l’élection de novembre
Source : Le Monde diplomatique
S’adressant à
plusieurs centaines de milliers d’Allemands, le candidat démocrate
Barack Obama a présenté l’Organisation du traité de l’Atlantique nord
(OTAN) comme « la plus grande alliance jamais formée pour défendre notre sécurité commune ».
Le républicain John McCain souhaite que cette dernière s’engage
davantage dans le conflit ayant éclaté en Géorgie. En dépit de leurs
différences, une même conception de la place des Etats-Unis dans le
monde unit les deux principaux partis.
Tirer à boulets rouges sur le président George W. Bush, un « canard boiteux » désormais, est définitivement passé de mode. Le nouveau sport en vogue consiste à spéculer sur la manière dont M. John McCain ou M. Barack Obama redessinera la politique étrangère américaine. Cet exercice n’est pourtant pas plus productif.
Caligula, troisième empereur de Rome, était un despote cruel. On raconte néanmoins qu’il caressait une idée — significative du peu de respect que lui inspirait son personnage public : nommer son cheval préféré, Incitatus, d’abord au Sénat puis à un poste de consul. Caligula sous-entendait peut-être que la mécanique de l’Empire romain fonctionnait par elle-même et, une fois lancée, qu’elle pouvait s’affranchir de sa cohorte de césars.
Aujourd’hui, alors que les Etats-Unis se trouvent dans l’impasse en Irak et que des bombes à retardement couvent dans le « Grand Moyen-Orient » (Greater Middle East) et dans le Caucase, le problème réside moins dans la désastreuse médiocrité de M. Bush, ou dans l’impériale ardeur du prochain président américain, que dans la volonté propre d’un empire né de la guerre contre l’Espagne (1898) et ordonnateur d’une pax americana au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Les Etats-Unis ont survécu à l’aventure vietnamienne ; ils peuvent sortir pratiquement indemnes du fiasco irakien. Momentanément déconcerté, l’empire continuera sa route, entre bipartisme, pressions des milieux d’affaires et bénédictions évangéliques. Cette aptitude à s’offrir des gaffes coûteuses — non pas pour les élites mais pour les classes populaires — caractérise d’ailleurs les Etats impériaux parvenus à maturité. L’empire américain finira certes par s’effondrer, mais les prédictions de déclin précipité sont exagérées. Sans rival militaire à leur mesure, les Etats-Unis demeureront, quelque temps encore, l’unique superpuissance mondiale.
Cependant, à force de lutter contre l’érosion, les empires vaniteux et trop expansionnistes sapent leur pouvoir et leur prestige. Leur nervosité s’accroît. Et leur férocité. On les voit alors trépigner pour rappeler au monde qu’ils ne sont pas des tigres de papier. Etant donné leur posture en Irak et les retombées de cette crise dans la région, les Etats-Unis opteront-ils pour une escalade en Iran, en Syrie, au Liban, en Afghanistan, au Pakistan, au Soudan, en Somalie, en Géorgie, au Venezuela ? Les points de vue de MM. McCain et Obama diffèrent quant au lieu de l’intervention, aux tactiques à mettre en œuvre. Mais ni l’un ni l’autre ne doutent de l’urgence ou de la légitimité d’une telle action. Le premier situe la ligne de front de la « guerre contre le terrorisme » en Irak ; le second en Afghanistan et au Pakistan.
Les Etats-Unis possèdent l’armée la plus puissante du monde. Elle surpasse de très loin toutes celles des anciens empires. Omniprésent sur les mers, dans les airs, dans l’espace et le cyberespace, Washington sait projeter sa force à une vitesse record sur des distances considérables. Ainsi, tel un shérif autoproclamé, se précipite-t-il d’un bout à l’autre de la planète pour maîtriser ou exploiter des crises, réelles ou putatives. « Aucun coin du monde n’est assez reculé, aucune montagne n’est assez haute, aucune grotte ni aucun bunker assez profonds pour mettre nos ennemis hors de notre portée », affirmait M. Donald Rumsfeld, alors ministre de la défense (1). L’Amérique consacre plus de 20 % de son budget annuel à son armée, soit autant que les dépenses militaires du reste du monde. Qu’importe si cela nuit à la société. Les industries d’armement ne réalisent-elles pas de lucratives ventes à l’étranger ? Dans le « Grand Moyen-Orient », les Etats du Golfe — Arabie saoudite en tête — leur achètent pour des milliards de dollars de matériels de défense sophistiqués (2).
Au lieu d’établir des colonies territoriales classiques, les Etats-Unis assurent leur hégémonie en installant des bases militaires, navales et aériennes. Il en existe dans plus de cent pays, les plus récentes en Bulgarie, en République tchèque, en Pologne, en Roumanie, au Turkménistan, au Kirghizstan, au Tadjikistan, en Ethiopie et au Kenya. Seize agences de renseignement, dont les bureaux sont disséminés de par le monde, constituent l’ouïe et la vue de cet empire sans frontières.
Washington possède douze porte-avions, dont trois seulement ne sont pas nucléaires. Ces bâtiments transportent jusqu’à quatre-vingts avions ou hélicoptères ainsi que de forts contingents de soldats, de marins et de pilotes. Autour de ces bâtiments titanesques gravitent des croiseurs, des destroyers, des sous-marins souvent autoguidés et équipés de missiles. La marine américaine veille dans des bases éparpillées sur la surface du globe et patrouille les principales routes maritimes. Elle est l’épine dorsale, le flux sanguin d’un empire d’un nouveau genre. Les bateaux déplacent les avions, qui sont les principaux pourvoyeurs de soldats, de matériel et de ravitaillement. A Washington et au Pentagone, l’US Navy a récemment pris l’ascendant sur les armées de terre et de l’air (3).
Démocratie, droits et... capitalisme
Entre 2006 et 2008, la présence américaine à l’est de la Méditerranée, en mer Rouge, dans le Golfe et dans l’océan Indien témoigne du désir de Washington de montrer sa force partout dans le monde (4). Au besoin en livrant de l’aide humanitaire à la pointe du fusil, dans l’attente d’un avantage politique. Au moins deux porte-avions stationnent actuellement entre Bahreïn, le Qatar et Djibouti. Entièrement équipés en matériel terrestre et en véhicules amphibies, ils transportent des milliers de soldats et de marins ainsi que des personnels formés aux opérations spéciales. Ces géants des mers sont là pour rappeler, comme le déclarait en janvier 2007 le ministre de la défense Robert Gates, que les Etats-Unis « maintiendront longtemps encore leur présence dans le Golfe (5) ».Une semaine plus tard, le sous-secrétaire d’Etat chargé des affaires politiques, M. Nicholas Burns, estimait que « le Proche-Orient n’a pas vocation a être dominé par l’Iran ; les eaux du Golfe n’ont pas vocation à être contrôlées par l’Iran. C’est pourquoi les Etats-Unis ont stationné deux unités de combat dans la région (6) ». Ces paroles de MM. Gates et Burns auraient pu émaner de n’importe lequel des ministres de la défense, des secrétaires d’Etat américains, des directeurs de la Central Intelligence Agency (CIA) ou des présidents des soixante dernières années.
Dans le discours qu’il prononça en janvier 1980, un peu plus d’un an après Camp David I, et quelques semaines seulement après la crise des otages à Téhéran et l’invasion soviétique en Afghanistan, le président James Carter avait été très clair : « Toute tentative d’une force extérieure de prendre le contrôle du golfe Persique sera perçue comme une attaque contre les Etats-Unis. Les moyens adéquats, y compris l’usage de la force, seront utilisés pour repousser celle-ci (7). » Il ajoutait que la présence de l’armée russe en Afghanistan constituait « une menace » pour une région qui « détient les deux tiers des ressources pétrolières exportables du monde » et se trouve « à trois cents miles de l’océan Indien et du détroit d’Ormuz, une voie maritime par laquelle doit transiter l’essentiel des ressources pétrolières du monde ».
Un quart de siècle plus tard, M. Henry Kissinger, ancien secrétaire d’Etat américain, désormais consultant, remettait au goût du jour la doctrine Carter en déplaçant la menace de Moscou à Téhéran : « Si l’Iran devait persister à combiner tradition impériale perse et ferveur islamique contemporaine (...), il ne lui serait tout simplement pas permis de réaliser son rêve impérialiste dans une région aussi importante pour le reste du monde (8). »
Certes, les soldats équipés d’armes conventionnelles ultrasophistiquées sont mal préparés pour ces guerres asymétriques qui ne se déroulent plus entre Etats mais contre des entités ayant recours à des armes et à des techniques non conventionnelles. Mais les porte-avions, les avions de combat, les missiles antimissiles, les satellites militaires, les robots de surveillance, les véhicules et les bateaux autoguidés ont encore de beaux jours devant eux.
Qu’elles soient directes ou indirectes, ouvertes ou secrètes, militaires ou civiles, les intrusions dans les affaires intérieures d’autres Etats constituent, depuis 1945, la pierre angulaire de la politique étrangère américaine. Washington n’a pas hésité à intervenir, le plus souvent de manière unilatérale, en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, au Liban, en Palestine, en Iran, en Syrie, en Somalie, au Soudan, en Ukraine, en Géorgie, au Kazakhstan, au Nicaragua, au Panamá..., défendant inlassablement les intérêts américains tout en prônant des variantes de la démocratie, du capitalisme, des droits humains.
Prenant pour modèles l’Agence américaine pour le développement international (United States Agency for International Development, Usaid), le programme Fulbright (9) et le Congrès pour la liberté de la culture (10) lancés à l’époque de la guerre froide, les gros bras de la nouvelle « guerre mondiale contre le terrorisme » ont imaginé des mécanismes équivalents : Compte du défi du millénaire (Millenium Challenge Account), Initiative pour le partenariat au Proche-Orient (MEPI), l’un et l’autre émanant directement du département d’Etat. Se remémorant les jours glorieux de la Rand Corporation, de l’Institut d’analyse stratégique et des chaires d’études soviétiques, le ministère de la défense a enrôlé des universitaires dans le projet Minerva afin qu’ils apportent leur concours aux nouveaux combat anti-insurrectionnels.
L’économie surpuissante de l’Amérique, sa culture syncrétique et sa science sont à l’image de sa puissance militaire : inégalées. Mis à part les déficits fiscaux et commerciaux abyssaux, qui grippent parfois son système financier et secouent la planète, l’économie américaine demeure robuste et bat la cadence de la « destruction créatrice (11) », sans tenir compte de son coût social, aux Etats-Unis comme à l’étranger.
Le rétrécissement de son secteur industriel et manufacturier pourrait s’avérer le maillon faible. Cependant, les Etats-Unis tiennent encore le haut du pavé en matière de recherche et de développement, de brevets en cybernétique, biologie moléculaire et neurologie. Leur ascendant planétaire est conforté par les crédits publics, les dons privés et le mécénat d’entreprise dont bénéficient leurs universités et leurs instituts de recherche, qui établissent des antennes à l’étranger en même temps qu’ils drainent les cerveaux du monde entier. L’engouement pour les musées globalisés, l’architecture des sièges des grandes entreprises et la généralisation des stratégies de marketing politique ou commercial obligent ceux qui en douteraient encore à admettre que le modèle américain perdure bel et bien.
Recruter des soldats à prix cassé
Il n’est donc pas étonnant que le pays récolte une moisson disproportionnée de récompenses internationales en économie mais aussi en sciences naturelles. Plus édifiant encore, l’anglais américain s’impose dans le monde entier comme une lingua franca (une langue universelle), en particulier pour les jeunes générations et les utilisateurs d’Internet. Ce phénomène explique et alimente l’immense influence des multinationales et des institutions financières publiques et privées américaines. La culture populaire et les modes de consommation américains pénètrent les endroits les plus reculés du globe, pour le meilleur et pour le pire. Wal-Mart, McDonald’s, Hollywood, les stades et les séries télévisées rassasient les masses de pain et de jeux. Aux confins instables de l’empire, Washington, Wall Street et K Street (la rue de Washington où se concentrent nombre de lobbys) soutiennent les régimes et les élites disposés à collaborer.Cette puissance n’est en rien le produit d’une génération spontanée. Dans sa quête permanente de ressources naturelles, de nouveaux marchés et de positions stratégiques, elle trahit des ressemblances troublantes avec les empires du passé. La plupart des Américains estiment qu’ils ont tout à gagner à conserver leur position dominante. Bien sûr, certaines couches sociales sont plus avantagées que d’autres. Mais, dans l’ensemble, l’empire leur profite sur les plans économique, culturel et psychologique. Cela vaut également pour l’intelligentsia, les professions libérales et la presse.
Les Etats-Unis conservent de gigantesques réserves, notamment militaires, qui leur permettent de poursuivre leur interventionnisme mondial. Ils peuvent mobiliser les ressources et la volonté nécessaires pour sortir de l’impasse irakienne. L’armée manque certes d’unités de combat pour certaines manœuvres terrestres de grande envergure, et l’on a pu observer une certaine incohérence stratégique dans les opérations menées contre des groupes d’insurgés, une guérilla ou des forces terroristes. Mais la pénurie de soldats ne devrait pas durer. Des entreprises privées recruteront à prix cassé, de préférence dans les « dépendances du tiers-monde », des mercenaires en armes ou des civils qu’ils projetteront sur les théâtres d’opérations.
Lorsque Washington entonne le couplet de la défense désintéressée des droits humains, des programmes sociaux, de la libération des femmes, de l’Etat de droit et de la démocratie pour tous, il s’agit, pour partie, d’un artifice. Tous les dirigeants américains ont eu les mêmes priorités : terrasser le spectre du communisme, avant l’implosion de l’Union soviétique ; étouffer le serpent de l’islamisme radical depuis le 11 Septembre.
Le rapport de la commission bipartie Baker-Hamilton sur l’Irak, rendu public le 6 décembre 2006, ne se préoccupait pas tant du chaos sur les rives du Tigre que de ses éventuelles répercussions aux Etats-Unis mêmes : « L’Irak, indispensable à la stabilité régionale et même mondiale, joue un rôle très important pour les intérêts américains. Le pays se trouve sur la ligne de fracture entre l’islam chiite et l’islam sunnite, et entre les populations kurdes et arabes. Il détient la deuxième réserve de pétrole du monde. Il sert aujourd’hui de base d’opérations au terrorisme international et à Al-Qaida. L’Irak, pièce maîtresse de la politique étrangère américaine, influence la manière dont les Etats-Unis sont perçus dans la région et dans le monde (12). » En somme, l’importance du pays envahi tient à ce que son effondrement ternirait l’image de l’Amérique dans le monde...
En accord avec la légion d’experts de politique étrangère acquis à la ligne officielle, MM. James A. Baker (républicain) et Lee H. Hamilton (démocrate) ont postulé que Washington continuerait à faire la loi dans le « Grand Moyen-Orient ». Le rapport était très clair sur ce point : « Même après le départ des brigades d’intervention américaines d’Irak, nous maintiendrons une importante présence militaire dans la région, grâce à nos forces militaires restées sur le terrain en Irak, à notre déploiement de forces terrestres, navales et aériennes depuis le Koweït, Bahreïn et le Qatar et à notre présence croissante en Afghanistan. »
Il n’est pas surprenant que MM. Baker et Hamilton aient demandé conseil aux plus brillants instituts de recherche stratégiques « indépendants » ou bipartis et autres « boîtes à idées » qui prolifèrent depuis la fin de la guerre du Vietnam, au point de former un cinquième pouvoir. Dans nombre de ces instituts, dirigeants, consultants et intellectuels attitrés ne font pas mystère de leur engagement. Certains ont même fourni des notes de synthèse et des textes clés en main pour ce rapport sur l’Irak.
En partie financé par la Fondation Bill et Melinda Gates, le Centre d’études stratégiques et internationales (Center for Strategic and International Studies, CSIS) fut l’un des Pygmalion de la commission Baker-Hamilton. Regroupant des administrateurs et des experts issus de la fonction publique comme du secteur privé, il affiche son objectif : « Améliorer la sécurité et veiller à la prospérité dans une époque de transformation politique, en offrant aux dirigeants des analyses stratégiques et des solutions pratiques afin qu’ils puissent imaginer l’avenir et anticiper les changements. »
Parmi ses membres figurent l’actuel et les ex-présidents du conseil d’administration de Time Inc., Coca-Cola, Merrill Lynch, Lehman Brothers, ExxonMobil, Morgan Stanley. Sans oublier le dernier oracle du soft power, le professeur Joseph S. Nye, de la Kennedy School of Government Harvard. Quant au panel des consultants, il regroupe une brochette d’anciens hauts responsables d’administrations démocrates et républicaines : MM. Harold Brown, Zbigniew Brzezinski, Frank Carlucci, Henry Kissinger, James Schlesinger, Brent Scowcroft et Mme Carla Hills.
Des organismes semi-privés exploitent le même créneau. Officiellement indépendant, l’Institut républicain international, très impliqué en Irak (et présidé par le sénateur McCain), entend « faire avancer la cause de la liberté et de la démocratie dans le monde en aidant au développement des partis politiques, des institutions publiques, des élections libres, de la bonne gouvernance et de l’Etat de droit ». Dans la même veine, une autre structure « à but non lucratif », l’Institut démocratique national pour les affaires internationales, présidé par l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, œuvre au « renforcement et au développement des valeurs, des pratiques et des institutions démocratiques (...) dans toutes les régions du monde ».
Avec un cahier des charges plus restreint, l’Institut pour la politique du Proche-Orient, autoproclamé pluraliste mais clairement situé à droite, se propose « d’œuvrer pour une meilleure compréhension, réaliste et équilibrée, des intérêts américains au Proche-Orient (...) et de promouvoir dans la région un engagement américain basé sur le renforcement des alliances, l’amitié, qui apporterait la sécurité, la paix, la prospérité et la démocratie aux populations ».
La commission Baker-Hamilton a également sollicité les avis du Council on Foreign Relations, du Brookings Institute, de la Rand Corporation et de l’American Enterprise Institute. Quels que soient leurs penchants politiques, tantôt à droite, tantôt au centre, les collaborateurs, associés ou mécènes de ces officines ne s’interrogent guère sur les coûts et avantages politiques, économiques et sociaux de l’empire pour les Etats-Unis et pour le reste du monde. Les désaccords et les débats portent invariablement sur la meilleure manière d’assurer la sécurité, d’exploiter et de protéger l’hégémonie américaine, plutôt que sur les valeurs, les objectifs et l’éthique qu’elle est censée défendre. Là où les néoconservateurs prêchent sans complexe la poursuite de la mission civilisatrice de l’Amérique, les centristes « pluralistes » disent la même chose, mais sotto voce.
Rappelant que le rôle des Etats-Unis est « unique » dans un monde où « peu de problèmes peuvent se résoudre sans nous », la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice a ingénument admis : « Nous, les Américains, nous nous engageons en politique étrangère parce que nous le devons, et non pas parce que nous le voulons. C’est là une saine position, celle d’une république et non d’un empire (13). »
Toutefois, même les critiques centristes de la politique étrangère de l’administration Bush se gardent d’interpeller Washington sur son soutien inconditionnel à Israël. Et, comme les néoconservateurs, ils refusent de lier le marasme irakien et l’impasse israélo-palestinienne. Les uns comme les autres expriment des réserves à l’égard d’une des conclusions du rapport Baker-Hamilton, celle qui pose que les Etats-Unis « ne pourront pas atteindre leurs objectifs au Proche-Orient s’ils ne s’attaquent pas directement au conflit israélo-arabe et à l’instabilité régionale qui en découle ». De même, sur la question de l’Iran, démocrates et républicains pourraient presque parler d’une seule voix tant ils semblent s’accorder pour planifier des interventions secrètes en agitant sans cesse la menace d’un embargo économique renforcé ou d’une action militaire.
L’empire américain ne tient pas — et n’a jamais tenu — à la personne de M. Bush. Demain, il ne s’identifiera pas davantage à celle de M. McCain ou de M. Obama. Le candidat démocrate aurait pu s’exprimer au nom des deux partis à la fois lorsqu’il annonça en mars 2008 : « Ma politique étrangère se veut un retour à la politique réaliste et bipartisane du père de George Bush, de John Kennedy et, à certains égards, de Ronald Reagan (14). » Aucun des candidats à la présidence ne propose de solution de rechange à la mission impériale des Etats-Unis, hormis peut-être la mise en sourdine de l’habituelle rhétorique messianique et moralisatrice dans les rapports potentiellement conflictuels avec l’Iran, la Chine, l’Inde, sans oublier une Russie revigorée. Quatre pays tentés d’instaurer des formes nationales de capitalisme.
Au cours d’une campagne présidentielle dont l’enjeu a largement débordé les frontières américaines, les deux candidats ont transformé les capitales étrangères en autant d’estrades du haut desquelles ils ont pu réaffirmer leur détermination. Au moment de prononcer son discours d’investiture, M. Obama a d’ailleurs préféré se détourner du Pepsi Center de Denver, lieu de la convention démocrate, au profit du stade des Denver Broncos. Une arène qui peut contenir soixante-quinze mille spectateurs, soit vingt-cinq mille de plus que le Colisée...
Arno J. Mayer
Professeur émérite d’histoire à l’université de Princeton
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(1) Discours de M. Donald Rumsfeld, « Transforming the military », janvier 2002, publié dans Foreign Affairs, vol. 81, no 3, New York, mai-juin 2002.
(3) L’amiral Michael Mullen est chef d’état-major des armées ;
l’amiral Eric T. Olson est à la tête du commandement des opérations
spéciales, qui planifie et coordonne les interventions secrètes
antiterroristes dans le monde ; l’amiral
William J. Fallon a dirigé jusqu’au 11 mars 2008 le commandement
central, qui protége les intérêts américains dans une zone couvrant plus
de trente pays, du Proche-Orient au Pakistan.
(4)
Le 24 avril 2008, l’amiral Gary Roughead annonçait le rétablissement de
la IVe flotte (supprimée en 1950), dont le théâtre d’opérations sera
l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et l’espace Caraïbes.
(5) Déclaration faite à Bruxelles, le 15 janvier 2007.
(6) Discours à Dubaï, 23 janvier 2007.
(7) Discours sur l’état de l’Union, 23 janvier 1980.
(8) International Herald Tribune, Paris, 2 août 2006.
(9) Système de bourses financé par le département d’Etat.
(10)
Associations rassemblant des intellectuels dont l’objectif est de
lutter contre le communisme. Plusieurs seront financées par la CIA.
(11) Expression inventée par le « Prix Nobel » d’économie Joseph Schumpeter pour décrire le capitalisme.
(12) James A. Baker et Lee H. Hamilton (coprésidents de la commission), « The Iraq study group report », Washington, 6 décembre 2006 ;
(13) Condoleezza Rice, « Rethinking the national interest. American realism for a new world », Foreign Affairs, vol. 87, n° 4, juillet-août 2008.
(14) Discours de Greensburg, Pennsylvanie, 28 mars 2008.
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